Première observation importante : je suis venu accompagné de mon syndrome de l’imposteur et je ne sais pas lequel des deux est présentement en train de parler. Mais une chose est sûre, aucun des deux n’est un théoricien de quoi que ce soit. Activiste anar’ avant toutes choses, je suis venu à la théorie de façon accidentelle, et, même si ça ne se voit pas -quoique je ne sache pas à quoi c’est censé ressembler-, je me définis plutôt comme un écrivain, ou un écrivailleur, ou en tous les cas quelqu’un qui pratique la chose littéraire de diverses façons -généralement non-publiée, mais ça n’est pas pour moi très déterminant dans ce dont il est question.
Deuxième observation : je ne sacralise pas la littérature, ni l’art en général. S’il est pour moi un aspect fondamental de nos existences, imaginons que des vies humaines soient bloquées dans un musée et qu’il faille détruire le musée pour sauver les vies, je dirais sans hésiter : sauvez les vies, détruisez le musée. L’art vaut beaucoup, mais rien du tout face à une vie.
Et puisque l’on parle ici de l’écrit, si ne conçois pas mon existence sans cinéma, je la conçois bien plus facilement sans littérature, ayant en tête tout ce qu’il me faut de lectures passées pour m’occuper sur une éventuelle île déserte. Comme pour André Breton, « la poésie n’aurait pour moi aucun intérêt si je ne m’attendais pas à ce qu’elle suggère à quelques-uns de mes amis et à moi-même une solution particulière du problème de notre vie ». Ou à tout le moins, qu’elle me donne une bonne raison de ne pas plutôt me concentrer sur mes luttes, mes proches, mon chat et mes multiples problèmes psys.
Pour autant, sinon je ne serais pas là, je ne pense pas que la littérature ne serve à rien, et je pense même qu’elle a quelques avantages face au fusil. Et une place au front.
Nathalie ici présente, citée dans le livre de Justine elle aussi ici présente, ça tombe bien, parle de « l’efficacité » et « l’intensité » littéraire à défendre dans un monde globalement peu propice au déploiement de cette efficacité.
Et au début de sa contribution à Contre la littérature politique, elle écrit : « qu’on procède par classement topologiques : sur les murs, une littérature populaire, nettoyée de ses ambiguïtés propres à l’exercice […] ; ailleurs, et sur une ligne qui irait de la démonstration ou fiction la plus claire aux expérimentations les plus expérimentales, chacun déploierait son obole, sa contribution, un peu plus à gauche, un peu plus à droite, vers l’idéal milieu ».
Comme elle, comme Benjamin, je crois en la notion d’efficacité stratégique de l’écrit - cette même efficacité qu’un graffiti bien placé incarne donc au plus haut degré.
Suivant une habitude qui fait le cauchemar autant de mes copaines que de mes éditeurices, pour évoquer cette efficacité et comment la mettre en place, et au service de quoi, je passerai par un sentier qui va sans doute au premier abord paraître un peu surprenant.
Je le dis dans mon bouquin, je suis un grand amoureux du film Mad Max fury road, que je regarde chaque fois avec un plaisir neuf, quasi-enfantin. Je l’aime d’un amour inconditionnel. Et jusqu’à peu, je ne savais pas trop quels mots mettre sur cet amour : juste, j’adorais ce film. C’est récemment, grâce à un youtubeur ciné américain, le Nostalgia Critic, qui lui a consacré une vidéo, que j’ai enfin pu formuler ce qui me plaisait autant dans Fury Road.
Le youtubeur passe par une analogie étrange : il affirme que le film est aussi parfait que Bip-Bip & Coyote. Car oui : Bip-Bip & Coyote, c’est parfait. Le principe est simple : l’un essaye d’attraper l’autre, et échoue à chaque fois. Voilà. Mais c’est justement cette épure qui lui permet de se mettre intégralement au service de ce qu’il est, donc un cartoon de slapstick, et de mobiliser tout ce qui fait la spécificité de ce genre, pour notre plus grand plaisir.
Même chose pour Fury Road. Oui, ce n’est « que » une course-poursuite. Les personnages sont sobrement écrits : Max et un solitaire traumatisé par la perte de personnes qu’il voulait défendre -ce qu’un court flash-back nous apprend, sans qu’il soit nécessaire de préciser qui sont ces personnes, car on a saisi l’idée-. Furiosa est une guerrière badass exilée qui aspire à retourner auprès de son peuple. Inmortan Joe un gros connard de dictateur patriarcal. Etc, etc. Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus. Et ils s’affrontent dans de rutilantes voitures post-apo.
Loin d’être son défaut, c’est précisément cette épure qui fait la grande force, voire le génie, de Fury Road, qui, comme Bib-Bip & Coyote, se concentre sur ce qu’il est : un film d’action, et mobilise toutes les spécificités de ce genre, dans une sorte d’objet filmique parfait, qui nous tient en haleine tout du long, où aucune seconde ne peut être retirée, et le tout au service d’un imaginaire insurrectionnel opposé à toutes les dominations.
Ce que je veux lire, ce dont je parle dans mon essai, et ce que j’appelle, donc, de la « littérature Molotov », c’est ça. Des objets littéraires « parfaits » qui font pareil : consciente que la littérature a ses outils et son efficacité qui lui appartiennent en propre, de même que le cinéma d’action, ou le cartoon, ou le jeu vidéo, ou la musique, bref, vous m’avez compris, la littérature-molotov mobilise dans une épure les outils et l’efficacité qui la distinguent des autres formes d’art, et elle le fait au service de l’émancipation -donc, de l’anarchie.
C’est ça pour moi la littérature-molotov : des écrits en forme de lames, sans chichis comme un épisode de bip-bip et Coyote, et qui tapent dans le mille pour déconstruire les imaginaires d’oppression qui nous sont imposés.
(Je précise évidemment, entres parenthèses, qu’épure ne peut pas dire absence de complexité. Si on regarde des romans que j’évoque dans mon livre, comme La Vie Mode d’emploi ou Viendra le temps du feu, ce sont des livres denses -mais aux postulats simples sans être simplistes, et qui nous tiennent en haleine tout du long. Et les jeux complexes sur la structure narrative sont précisément l’un des outils les plus précieux de l’écriture. Fin de la parenthèse)
C’est selon moi à cette condition que la littérature peut trouver sa légitimité face aux barricades et aux jets de pavés. On a pas mal parlé, ces derniers temps, et à raison car Gramsci, hégémonie culturelle, tout ça tout ça, de la fenêtre d'Overton, qui désigne ce qui est imaginable, faisable, pensable, acceptable ou non dans l'opinion publique d'une société.
Et là dessus, on peut compter quelques victoires. Si, comme on le fait pour la calotte glacière, on carotte le cerveau d’une personne lambda du XIXème et d’une autre du du XXIème, on verra que dans pas mal de domaines, notamment le racisme et les droits des personnes LGBTQ+, nous avons évolué. Est-ce qu’on le doit à l’art ? Pas que. Sans doute même pas principalement -on le doit aux luttes. Mais au moins un peu, et c’est déjà ça.
C’est d’ailleurs une des forces de la pop, et ce pour quoi il faut faire de celle-ci un indispensable terrain de lutte. En versant dans le mainstream tout ce qu’elle gobe, certes, elle le rend capitalisto-compatible, mais aussi, elle le normalise, elle en fait un nouveau standard. A nous derrière, comme au front, de balancer encore plus d’idées et de pratiques qui perdront au bout d’un moment leur charge subversive, mais pas grave, on en balancera d’autres, et ainsi de suite, -avec une bonne nouvelle, c’est qu’on n’arrivera jamais à épuisement du stock.
Tiens, un exemple : après la sortie du film Joker, dans des soulèvements à Hong-Kong, à Beyrouth, à Londres, aux États-Unis, des manifestants ont adopté le maquillage de Joaquin Phoenix, qui incarne le personnage dans ce pamphlet anti-riche. Alors, oui, l’art peut agir le réel. Il peut nous aider à penser notre émancipation, notre liberté collective et notre rapport au vivant et au réel -et s’élancer sur les voies de toute cette « écologie de la liberté », cette démocratie-pour-de-vrai des Premières Nations américaines, et de manière générale toutes ces pensées partageuses et égalitaristes complexes étudiées par Murray Bookchin et par Graeber et Wengrow dans leur fascinant Au commencement était… Une autre histoire de l’humanité.
Bon, j’ai déjà beaucoup trop parlé. Je vais donc conclure en citant mes camarades de plateau. Dans son livre à deux voix avec Joseph Andras, Kaoutar répond notamment à cette question : « Est-ce que la littérature peut rendre cette société moins indigne ? » Et elle y répond ainsi : « C’est une question que toute personne qui écrit est inéluctablement amenée à se poser, un jour. En soi, ce n’est pas grave du tout. Il s’agirait seulement que ce jour ne soit pas trop précoce -afin de se laisser le temps d’écrire, malgré tout - et pas trop tardif non plus - afin de se laisser le temps de faire autre chose qu’écrire, si jamais ».
Quant à Justine, elle écrit de son côté: « Pour éviter de se payer de mots, la littérature doit d’abord tenir compte de son statut, des attaques qui la visent institutionnellement et des offensives politisantes qui la désarment ».
Je plussoie à ces deux remarques, et ajouterai que si le pouvoir et Bolloré attaquent la littérature, c’est bien qu’elle est dangereuse, et qu’écrire n’est peut-être pas la meilleure, mais certainement pas la pire, façon d’occuper le front de lutte.
Je conclurai sur une note positive, gribouillée dans mon carnet et dans le train qui me menait ici : la littérature ne peut pas sauver des vies, mais elle peut honorer la mémoire des morts et la vie des vivants. Et ça, ça n’est pas tout à fait rien.
Mačko Dràgàn
Merci à mes camarades de rencontre et à la librairie Michèle Firk pour l’invitation. Mon Abrégé de littérature-molotov, aux éditions Terres de feu, est en ventre dans toutes les bonnes librairie !
« Un livre extrêmement référencé, inattendu, percutant et mal élevé, et vraiment très drôle ». Lauren Malka, Livre Hebdo
« Sa traversée ne retient de l’histoire littéraire que les chercheurs d’or, les avant-gardes, autant d’expressions auxquelles Mačko Dràgàn tâche de rendre leur sens, leur nudité, luttant contre toutes les récupérations, y compris les plus occultes et les plus perverses. L’exercice est difficile mais il y parvient, armé d’un savoir que nul académisme ne ternit, animé par un anarchisme vrai et salutaire, puisant dans la SF, le cinéma, redorant le blason de l’imaginaire, si souvent oublié et méprisé (notamment en France) ». En Attendant Nadeau
« Un essai jubilatoire d’histoire littéraire qui alterne entre skuds ou punchlines bien sentis et une érudition pédagogue. À découvrir ! » Place des libraires

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