Ce jeudi 16 mars, fraîchement arrivé de Nice à Paris, je pars directement, le temps de poser mes affaires, vers l’Assemblée Nationale. Élisabeth Borne vient d’annoncer, avec le ton de voix insupportable de la daronne qui engueule ses enfants qui ont renversé le pot de confiture, le passage aux forceps, par le 49.3, de la réforme des retraites. Comme l’écrit Mediapart, « l’énième coup de force démocratique d’Emmanuel Macron [...] peut-être celui de trop : son second quinquennat paraît désormais embourbé dans une crise de régime profonde ». Un crépuscule ; le même qui tombe, d’ailleurs, rose et jaune, brumé par un âcre feu de barrières, derrière le Palais Bourbon, que l’on peut apercevoir au loin, caché par un mur de flics et un canon à eau.
Autour de moi, de la colère. Rien de que de la colère. Pas une colère froide, rentrée ; mais éruptive, chaude comme le brasero d’un piquet de grève. L’impression d’être dépossédées de nos voix, de nos vies. « Essayez la dictature et vous verrez ! », nous avait un jour lancé le barjo bunkérisé de l’Élysée, ajoutant : « Celles et ceux qui portent cette violence, celles et ceux qui avec cynisme quelquefois l'encouragent, ou ceux qui taisent tout reproche qu'il faut avoir, oublient une chose très simple : nous sommes une démocratie. » Une démocratie sans Parlement, sans vote, sans peuple, sans rien. Une démocratie fliquée, étouffée, - Elisabeth-Bornée. Et qui ressemble de plus en plus à cette dystopie présentée quand Viendra le temps du feu, chef-d’œuvre de SF féministe de Wendy Delorme, avec sa société militarisée dont les frontières sont hermétiquement closes (chez nous, Darmanin y travaille).
Mais, de l’autre côté de la rive du fleuve qui borde ce cauchemar Karchérisé, on trouve les vestiges d’une oasis de résistantes -inspirées des guérillères de Wittig. C’est un peu aussi ce que nous étions, ce jour-là ; des poignées de guérillères, venues planter le zbeul ici et là, dans les rues de Paris, et du pays entier.

J’entends déjà les esthètes des plateaux télé s’offusquer : quelle honte, ce comportement. Quelle honte, « quelle indignité », de semer ainsi le « chaos », comme ils disent. Fabien Roussel, par exemple, qui finira bien par avoir son portefeuille de sous-secrétaire d’État délégué à la défense du pinard-cochon au prochain remaniement, « ne cautionne pas » et « condamne » les « dégradations ». Comme Zemmour, tiens, quel hasard. Ils jugent ces pétroleurs et pétroleuses des grands boulevards friqués, et les méprisent comme les sales gosses mal élevés qu’ils sont à leurs yeux. Comme si c’était un caprice, une lubie fantaisiste propres à celles et ceux qui ont un peu trop de temps libre et qui l’utilisent n’importe comment, sans savoir qu’il faut être poli et gentil, et dire toujours merci.
Méfi. Alors, oui, il y a l’émulation de groupe, l’adrénaline qui fouette le sang, un indéniable plaisir de la barricade, ce que l’ethnologue Romain Huët a appelé le « vertige de l’émeute » -qui « donne un accès direct et vibrant à un réel qui mutile » . Mais vous croyez vraiment que les gens n’ont que ça à foutre, de se faire courser par la BAC dans les rues en allumant des feux de poubelle ? Ce n’est pas le plus bel objectif de nos vies, de tout brûler. Ça pue, ça pollue, et ça encrasse les poumons. La plupart d’entre nous préféreraient, je ne sais pas, se regarder un bon film, faire une sieste sous un arbre, une grasse mat’ sous les draps chauds avec l’être aimé, une balade en montagne. Vivre gaiement avec nos proches dans la quiétude d’une société post-capitaliste.
Mais quelles autres options nous laisse ce pouvoir ? Elles sont où, les autres façons qui nous seraient accordées, même du bout des doigts, même avec une grimace de dégoût condescendant, pour nous faire entendre ? Pour donner un peu idée à ceux-d’en-haut d’à quel point on n’en peut plus, dans l’« anba » ?
Tour d’horizon d’où nous en sommes rendus. 49.3, donc, pour imposer brutalement une réforme dont personne ne veut, à part la bourgeoisie. Pendant ce temps, les classes dominées se prennent tapis de bombe. « Le cauchemar de l’inflation n’est pas près de se terminer pour les Français et les Françaises ... En termes européens harmonisés, l’inflation est relevée à 7,3 % sur un an [...] Ce chiffre est le plus élevé depuis mai 1985 » (1). « Les prix de l’alimentaire ont explosé en un an. Cette hausse inédite fragilise les plus précaires en premier lieu. Mais pas seulement. Tout le monde doit élaborer des stratégies pour y faire face. Que ce soit les privations ou même le vol à l’étalage » (2). Et par-dessus, un krach à la 2008 : « La planète financière peut à tout moment s’embraser. Les banques centrales se retrouvent de nouveau aux prises avec le chantage des financiers » (3). Et qui-qui c’est qui va payer pour les sauver ? Nous, toujours nous.
Résultat : le feu, eh oui. Le feu. « Qui aurait pu prédire ? »

Ce gouvernement s’est obstiné, depuis des années, à saboter toute possibilité pour nous d’envisager un avenir autre que le pas-mieux et le toujours-pire. A verrouiller nos imaginaires collectifs en nous affirmant sur tous les tons que de toute façon c’est comme ça parce que c’est comme ça et qu’on n’y changera bien. A traquer et humilier les personnes qui se mettent au RSA pour se consacrer à la vie associative ou à un quelconque projet de vie qui les intéresse vraiment -mais hors de question, il faut bosser, même si c’est au Burger King. A rendre impossibles les existences des paysannes et paysans qui veulent sortir des modèles proposés par la FNSEA. A précariser toutes celles et ceux qui se consacrent à l’entraide et au partage. A mutiler, arrêter et éborgner le peuple en lutte des ronds-points. A refuser tout dialogue. A nous traiter de feignasses, d’inutiles, de réfractaires, de parasites, de derniers de cordées.
Alors, non. On n’a pas très envie d’être poli, gentil, et de dire merci. Et une poubelle qui flambe me paraît un bien maigre tribut à payer en contrepartie d’une telle violence.
Je n’encourage évidemment pas qui que ce soit à cramer quoi que ce soit, et je ne dis évidemment pas non plus que je l’ai moi-même fait, ni le ferai. Mais demain, comme tous les jours qui suivront j’espère, jusqu’au retrait, j’irai dans la rue. Et qui sait vers quoi nous poussera notre désespoir, notre immense fatigue d’avoir été privées d’avenir. « Les temps sont durs pour la poésie, disent certains, prenant le thé, écoutant de la musique dans leurs appartements, en parlant aux vieux maîtres. Les temps sont durs pour la poésie, disons-nous, revenant aux barricades après une journée pleine de merde et de gaz lacrymogènes » (4)
Comme je l’avais dit dans un texte prononcé publiquement (ce qui m’avait valu une amende de 135 euros) lors de la batterie de mesures liberticides qui avaient suivi le premier confinement, il y a de cela 3 ans : « À ceux qui nous gâchent toujours la fête, vous, ministres, élus, préfets, devrez rendre des comptes un jour » -voir la vidéo Flagrant délit de liberté, par Télé chez moi. Qui nous gâchent la fête, et qui gâchent nos vies ; effectivement, je crois qu’il est grand temps de leur demander de rendre des comptes. « Tu nous fous 64, on te re-Mai 68 ».
On ne sera pas polies, on se sera pas gentils. On ne dira pas merci.
Salutations libertaires,
Mačko Dràgàn
Journaliste punk-à-chat à Mouais (abonnez-vous ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais)
(4) Roberto Bolaño, Dejenlo todo, nuevamente