De retour de maraude. Aujourd’hui, je me suis surpris à souhaiter, négligemment, « une bonne journée » à l’un des logés d’urgence, auquel je venais de remettre son sac d’aide alimentaire. J’ai vu son visage se crisper peu, tandis qu’il me remerciait cependant. « Bonne journée ?, devait-il se dire. T’es sérieux ? Bonne journée enfermé dans ma petite chambre d’hôtel avec toute la famille, sans pouvoir sortir, à manger chaque jour les rations de guerre sous barquette en plastique qui me sont emmenées sur le pas de ma porte par des bénévoles masqués à la Tchernobyl ? » « Bonne journée », « ça va ? » : nous sommes au point où ces politesses, pour beaucoup, deviennent indécentes. « Patience, et courage » suffira.
Je rentre donc de maraude et, après la désinfection et la douche, je vais, le chat sur les genoux, en quête de ma ration d’actualité. Et je tombe sur un article, enfin, plutôt un billet d’humeur, et même de grosse mauvaise humeur, dans Libération. Ce billet bien mené et bien écrit, semble-t-il bien partagé parmi mes copaines, est titré : Non, ce virus n’est une bonne chose pour rien ni personne. Le fond de l’article : c’est la merde, tout est foutu, il faut être con pour dire le contraire, et puis c’est marre. Si le logé de l’hôtel s’était contenté d’une grimace, ici, mon « bonne journée » m’aurait valu un coup de boule.
Voici ce que nous dit Camille Islert : « Non, ce virus n’est bon pour rien, ni personne […] Non, le confinement n’est pas avantageux pour la planète, et il est encore moins un message que mère Nature nous envoie. Trois mois sans dégueulasser le monde ne sauveront rien du tout, et il y a de fortes chances, vu l’entêtement lunaire de nos dirigeants, que tout reprenne exactement comme avant à la fin des mesures […] Non, le coronavirus n’apporte et n’apportera rien de bon, de la chambre à coucher à l’organisation mondiale, pas de bouleversement positif à l’horizon. Des milliers et des milliers de mort·es, des centaines de milliers de muscles atrophiés en réanimation, des millions de deuils. Non, la planète ne s’en portera pas mieux. C’est de la merde de bout en bout, on fait avec, c’est indispensable, salvateur, mais nous abreuver de raisons vaseuses de le nier n’est bon pour personne ».
Donc : pas de « ça va ? », pas de « bonne journée », et pas non plus de « ça ira », ni non plus évidemment de « il faut aussi voir le côté positif ».
Angoisse, dépression, violence, enfermement, mort, deuil, tristesse, cadavres en décomposition, draps souillés, tel est donc notre présent, et hyper-pollution, nuages noirs et lourds de C02, animaux écrasés sur les routes et tronçonnés en abattoirs, retour en force d’un capitalisme destructeur, semaines de travail de 75 heures payées 27, prolétaires poussés au suicide, tel était déjà notre passé, et tel restera notre futur proche. En un mot : youpi.
Et je me sens donc un petit peu con. Parce que moi, pauvre idiot que je suis, même si je perçois très bien, ne serait-ce qu’à travers les maraudes, le désastre sanitaire, économique et social que nous sommes en train de traverser, je vois tout de même quelques points positifs dans ce merdier général.
J’entends bien les arguments du papier cité plus haut. Mais, d’une part, je pense qu’une partie des classes populaires ne vit pas ce confinement sur le mode apocalyptique que beaucoup, emportés par une plume néo-zolienne, se plaisent à décrire. Pour une partie des domin.é.es, je l’ai déjà dit par ailleurs, le confinement a pu signifier aussi, par exemple dans le cas des usines automobiles –et, désormais, d’Amazon-, d’être provisoirement mis en retrait de boulot à la chaîne usants et aliénants. Et beaucoup de pauvres, racisé.e.s, LGBTQI+, ont-elles et eux aussi une vie de famille épanouie, des enfants qu’ils aiment, des occupations créatives susceptibles de leur faire oublier le simple décompte des jours.
Et d’autre part, est-on si sûr que l’impact positif de la crise du Covid-19 sur l’environnement soit si négligeable que ça ?
En effet, beaucoup de commentateurs insistent sur ce point : « Ce n’est pas trois mois de confinement qui vont vraiment changer les choses. Et en mai, ça va repartir de plus belle, en mode nique la nature, vengeance contre le pangolin ».
Sauf que. Sauf que… Nous allons progressivement ressortir, à partir du 11 mai –à moins que Macron n’ait à nouveau dit des conneries, ce qui serait il est vrai fort étonnant car, comme aurait dit Desproges : ou bien Macron est un con et ça m’étonnerait quand même un peu, ou bien il n’est pas un con, et ça m’étonnerait quand même beaucoup-. Mais l’économie mondialisée, elle, risque de rester, et même va très certainement rester, en mode confiné pendant encore de longs mois, voire de longues années.
Ce qui, oui, pour Pacha Mama, mère nature, l’environnement, quel que soit le nom qu’on veuille lui donner, est positif. Grandement.
Au-delà de l’aspect certes assez symbolique des pôtits zanimaux qui reviennent ici et là, des flamands roses qui s’enjaillent, des loups, renards et gentils oiseaux qui pointent le bout de leurs museaux et de leurs becs, libérés de notre disgracieuse présence, il y a ceci : nous sommes bien d’accord, la nature ne reprend pas ses droits en trois mois. Mais les flux de marchandises, les ferries, les cargos, les avions, ne resteront pas à l’arrêt –ou, à tout le moins, en repos- quelques mois seulement. Mais plus probablement une, deux années –voire plus. Les frontières économiques, fermées de toute part, ne se rouvriront que très progressivement : et il n’est pas impossible que la crise financière à venir ne pousse de nombreux pays à adopter un protectionnisme économique strict, ce qui retardera d’autant plus le processus de re-mondialisation économique.
Ceci ne repartira donc pas pour de suite. Et le tourisme, cette vaste entreprise de démolition systématique du vivant, non plus. Or, si les flamands de Camargues, si les autres oiseaux, et les insectes butineurs, peuvent copuler dans la joie, c’est qu’il n’est plus de touriste en short pour venir perturber leurs fragile écosystème. Et ceci, pour pas mal de temps encore –tant il est vrai que les vagues de retour épidémique vont sans doute se succéder (notamment à cause de la volonté prématurée, de la part des gouvernants, d’un chimérique « retour à la normale »). Et d’ici là, il nous aura bien fallu apprendre à faire autrement -ou pas, mais l'avenir reste ouvert.
Le SARS va durer longtemps. A échelle mondiale. Ce qui va changer pas mal de choses, quoiqu’en disent les forcenés fanatiques bunkérisés à l’Elysée et à Matignon –et dans toutes les instances décisionnelles mondiales.
Et, pour le coup, nier ça, c’est aussi s’inscrire dans un récit fataliste bourgeois, démobilisateur, celui de ces chroniqueurs mélancoliques des confins prostrés dans leur 10 pièces cuisine avec pergola et rosé au frais.
Nous ne pouvons pas savoir de quoi sera fait demain –nous ne savons pas même à quoi ressemblera le mois prochain. Mais dire que tout est foutu, que nous sommes dans la merde jusqu’au cou et que le SARS-Covid19 n’aura fait que répandre désolation, agonie et dépression, est à la fois faux –ou du moins, inexact- et fait le jeu d’un gouvernement qui sera bien heureux de pouvoir s’appuyer, pour continuer sa politique du « en marche en tractopelle vers le pire », sur l’apathie résignée créée par le marasme.
Le récit populaire, collectif, combatif que nous devons écrire, qui est déjà en train de s’écrire dans notre pays et dans le monde, ne ressemble pas à ça. Ne portant sur la crise que nous traversons ni le regard bienheureux-ravi-de-la-crèche des apologues philosophes du confinement méditatif et des chakras du monde qui s’ouvrent enfin, ni celui des verres-totalement-vides qui ne voient dans tout ça que la promesse d’un pire encore à venir (donc pourquoi lutter ?), ils se posent au milieu : dans la façon concrète dont, pour le meilleur et pour le pire, le corps social et les individus qui le composent affrontent la débâcle.
Ce récit est donc, oui, peuplé de balanceurs de voisins, de flics en roue libre, de conjoints violents, de prostituées en danger, de mal-logés dans la tourmente… et de nombreux morts, et de familles en deuil. Mais il est aussi fait de solidarité en reconstruction dans les quartiers, dans les barres d’immeuble. D’association, de travailleurs et travailleuses faisant tout pour nous tirer de là, de collectif, d’entraide, de partage. D’un « monde après » qui, en fait, n’a jamais disparu, qui a toujours été là.
D’autant que, comme me l’a écrit avec sa verve habituelle mon ami Alban, « Ça n'est pas parce que quelque chose pue du cul pour la grande majorité des gens que ce n'a pas des effets positifs […] a. L'argent ne veut rien dire. Plus personne ne pourra dire "je n'ai pas l'argent magique" avec un tel aplomb après ça. b. Les avocats fiscalistes, publicistes, DRH, experts comptables, cadres de tous poils sont à la maison depuis un mois. Et ça tourne très bien sans eux. c. Nous avons un aperçu de ce à quoi ressemblent des villes sans leurs bruits mécaniques, non étouffées par les résidus de combustion de pétrole, j'espère qu'on se rendra compte à quel point ces bruits et ces émanations nous polluent, qu'on arrêtera de tolérer les flots de bagnoles et les deux roues infernaux dans nos rues. Et d. Le néolibéralisme a révélé son incurie absolue, nous avons eu en temps réel un aperçu de la nullité de ce mode de pensée, de son incapacité à se projeter en dehors des circonstances "normales". Ces gens ont prouvé qu'ils n'arriveront jamais à résoudre la crise climatique et la récession qui s'annonce ».
Alors, certes, nous ne devons pas nous bercer d’illusions. Nous sommes gouvernés pas de buses criminelles, et une bonne partie de nos concitoyen.ne.s demeurent, hélas, bercés par le discours politique et médiatique. L’égoïsme, la prédation et le consumérisme ont encore de beaux jours devant eux. Et peut-être qu’effectivement, c’est l’apathie, et le retour au même en pire, qui l’emportera. Mais ce récit, aujourd’hui, n’est ni plus réaliste, ni plus légitime qu’un autre, plus combatif, plus… oui, optimiste. Il ne reste qu’une projection, la tentative de lecture d’une grille de faits parfois contradictoires.
Et ce n’est, surtout, ni le récit que je veux porter, ni celui que je veux entendre. Dépressif, je le suis déjà en temps normal, et n’ai pas attendu le coronavirus pour l’être : et je sais donc que, mensongère, la mélancolie l’est aussi. Tout autant que l’espoir.
Et je sais que c’est généralement plutôt l’espoir qui construit.
Donc, chiche, coupons la poire en deux : tout en restant pessimistes, prenons le parti de l’espoir. Comme le disait Gramsci : il faut allier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.
Et ne surtout pas laisser la grisaille dévorer le récit de ce que nous vivons.
Salutations confinées,
M.D.