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Billet de blog 19 avril 2024

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D’une plage à l’autre. Continuer à vivre malgré les bombes

J’ai du mal à faire redescendre ma colère. Gaza. Charniers, bombes, famine. Là, une plage. Des Palestiniens se baignent. Et des gens le leur reprochent. Oui. Pendant que sur les plages de chez moi, à Nice, et partout en Occident, on continue à vivre dans l’indifférence coupable d’un génocide. Mais à quel moment a-t-on commencé à reprocher aux humains de vivre ? Et peut-être même avoir de la joie ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’habite en Méditerranée, dans une ville superbe au ciel toujours bleu. Depuis quelques semaines, la saison touristique, aussi précoce que la tendance de Gabriel Attal à dire de la merde, a commencé. Les plages du Vieux-Nice sont déjà couvertes de divers Anglais et Allemand fleurant pas-bon la crème solaire et la bidoche cramée par le soleil intense de notre fin du monde si sympathique durant laquelle à peine l’hiver fini, c’est déjà l’été. Au grand dam des locaux sommés d’aller se faire voir ailleurs, la joie consumériste est partout.

Et pendant ce temps, dans les télés écran large des Airbnb qui nous mettent à la rue, dans les chaînes d’info en continu, et sur les smartphones des touristes en short, ça cause d’une polémique. Une polémique bien grasse, bien épaisse, bien puante.

Une image tourne. A Gaza, où les bombes pleuvent sans discontinuer, où plus de 33 000 personnes sont mortes assassinées désormais, principalement des enfants, où la famine sévit, où l’on détruit des hôpitaux, où l’on exécute, séquestre, torture, mutile, pendant que les colons se livrent à des massacres en Cisjordanie, à Gaza donc, cette image nous montre une plage. Une plage de sable toute conne. La même que celles de chez moi, en apparence.

Sur cette plage semblable à tant d’autres, des Palestiniens. Certains sont dans l’eau. On en voit courir. Rien ne nous indique ce qui les a menés là. Comme l’a écrit Daniel Schneidermann, on « ne sais pas pourquoi ces gens sont sur cette plage, s'ils n'ont aucun autre endroit où survivre, ou si c'est pour leur plaisir, ou les deux, ou autre chose ».

Mais, ajoute-t-il, « sans surprise, cette vidéo a suscité d'infâmes réactions, sur le mode "dites donc, pour un peuple génocidé, ils prennent du bon temps". La palme de l’infamie revient à l'activiste plagiaire en série Rachel Khan ». Manifestement ravie de voir des Palestiniens à la plage, cette dernière a commenté : « J’aime bien celui qui travail (sic) son summer body en faisant des pompes ». Schneidermann : « Un jour, il faudra essayer de comprendre comment les circonstances peuvent faire d'une personne lambda, ni meilleure ni pire que les autres, une créature sortie de toute humanité. Mais c'est un autre sujet ».

Illustration 1

Quant à moi, ce sera mon sujet ici. Les… je ne sais même plus comment appeler ça, les personnes supposément enfant de quelqu’un⸱e et ayant grandi parmi leurs sœurs et frères constituant ce vaste ensemble dénommé humanité, mais qui se sont moqué de ces Palestiniens sur cette plage se sont, effectivement, « sorti de toute humanité ».

Leurs moqueries me hantent. Une question me revient, lancinante. À quel moment a-t-on commencé à reprocher à des êtres humains de vivre ?

Depuis le 7 octobre, l’ensemble de l’Occident, complice de la disparition criminelle de l’ensemble d’une population opprimée depuis des décennies, continue, aussi, à vivre. Les gens continuent à rire, à danser, à sortir, à se baigner, à s’aimer.

Et moi aussi, je vis, je ris, je danse, j’aime. Je le fais, alors même que là-bas pleuvent les bombes, que des enfants sont déchiquetés, que des mères sont broyées. Que des snipers fauchent des fronts de pères, de frères désarmés.

Il ne s’agit pas de le reprocher. Ni à moi, ni à qui que ce soit d’autre -à part à tous les politiques qui, eux, toujours, mènent la grande vie quand nous on crève, car « la guerre, c’est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui toujours se connaissent, -mais qui ne se massacrent pas ». La vie ne devrait jamais être un reproche.

J’ai vécu dans des endroits compliqués. Des bidonvilles, des camps, des communautés isolées dans la jungle, des favelas. Auprès de celles et ceux que broie la pauvreté. Et là toujours, toujours, la vie, la fête, les moments de bonheur quotidien étaient là. Je n’ai pas vécu la guerre, mais vécu aux côtés de gens qui l’avaient connue, il y a longtemps ou quelques années à peine. Et toutes, tous, me l’ont dit : oui, la vie continuait.

L’être humain est ainsi. Il vit. Il rit, il aime. Autant qu’il le peut, et partout où il le peut. L’humain veut vivre, pas survivre. Envers et contre tout. Même quand un État fasciste fait tout pour lui rendre cette vie impossible. Même quand il détruit ses maisons, vole ses champs, brûle ses immeubles, bascule ses proches aimés dans des fosses communes.

Il ne viendrait à l’idée de personne de demander aux vacanciers venus s’égayer sur les plages de ma ville d’arrêter de s’amuser. Même pas à moi, qui aimerais tant qu’ils soient ailleurs afin de pouvoir être un peu tranquille.

Alors, le demander aux Palestiniens…. Pour le dire simplement, à entendre ça, j’ai tout sobrement envie de péter mon crâne sur le sol.

En Ukraine, depuis l’invasion russe en 2022, le mouvement des rave party s’est réaffirmé, clamant la nécessité de continuer à exister en tant que culture, et à mener une vie digne. Est ainsi né entre autres le collectif Repair Together, qui organise des rave nocturnes dans les décombres de la région de Tchernihiv, avant de rebâtir les zones ruinées les jours suivants.

C’est la même logique que l’on retrouve dans ces fêtes typiquement palestiniennes que sont les hafla, où, lors des mariages, en famille ou entre potes, on chante, mange le houmous, danse la dabké, pour conserver dignité et joie (1).

Et comme l'écrit Sophie Nezri-Dufour (2), dans son roman Se non ora, quando ?, Primo Levi « s’affirme, malgré les apparences et le sujet extrêmement délicat qu’il soulève, la Shoah, comme un véritable humoriste ». Ce livre raconte les aventures de résistants Juifs d’Europe de l’Est. Partout le nazisme, la faim, la souffrance. Mais selon l’autrice, il en ressort cependant cette conviction : « La vie, grâce au rire, est plus forte ». C’est « pour cette raison que les fêtes qu’organisent les héros, le soir, autour du feu, revêtent une importance essentielle. Renforçant la cohésion sociale, et parcourues par le rire, valeur maîtresse, elles pallient la détérioration des liens familiaux, l’appauvrissement de la vie religieuse, la déchéance physique, le traumatisme de la guerre [...] Ces personnages à l’humour noir et ravageur sont pleinement conscients du Chaos qui les entoure. Ils ont perdu leur famille, leur maison, leur patrie ; et le rire, vital dans leur situation, devient un compagnon d’exil qui semble presque leur permettre de survivre, en tout cas de ne pas devenir fous ». Elle conclut : « Ils rient pour ne pas pleurer ».

L’humanité se meurt à Gaza. Je ne sais pas si celles et ceux qui ont survécu ont encore la force de rire. Je l’espère de tout mon cœur. Et je ne sais pas si des Palestiniens ont vécu sur cette plage un petit moment de bonheur, un instant suspendu au milieu de la barbarie. Mais je le leur souhaite également de tout mon cœur.

Les dominants ne souhaitent pas qu’on parle de « génocide » ? Très bien. Mais qu’ils cessent donc de tuer. Et qu’ils cessent de reprocher à des humains d’exister. Alors, les choses seront plus claires. Mais pour le moment, qu’ils se taisent. Et qu’ils nous laissent leur crier, sur les plages d’ici et les plages de là, dans la douleur comme dans la joie, que Palestine vivra.

Je vous le dis, que maudite soit la guerre… « J’aimerais tant revoir mes frères / Mes enfants, mes parents, mes amis / Danser le dabkeh pour repousser la mort / Trinquer l’arak jusqu’au bout de la vie » (« Rue des Lilas »).

Salutations libertaires,

Mačko Dràgàn

Journaliste à Mouais : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais

(1) Lire Des rave-party ukrainiennes aux hafla palestiniennes : célébrer, suer, résister, par Azar, Mouais n°46.

(2) Sophie Nezri-Dufour, « Primo Levi : rire pour ne pas pleurer », Italies, 4 | 2000, 169-182.

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