« Être corps, c'est être noué à un certain monde [...] notre corps n'est pas d'abord dans l'espace : il est à l'espace », a écrit Merleau-Ponty.
Les yeux tirés par la fatigue d’une nuit blanche en aéroport suite à des retards à Manaus puis Bogota, nous arrivons à Quito. Au-dehors, la fraîcheur andine nous change et de l’air climatisé, et de la chaleur amazone.
Pour 20 dollars chèrement payés, mais le temps n’est pas à la négociation car le besoin d’un premier café se fait cruellement sentir avec les bouffées avides de tabac tirées après des heures de privations, nous embarquons pour la ville, distante d’une heure environ. Le nez à la fenêtre, je retrouve les montagnes d’eucalyptus, les vendeurs de fruits et sodas des feux rouges, les volcans qui sommeillent plus ou moins au loin, le tête surmontée de nuages.
« La présence de « l’habiter » dans les débats actuels n’est sans doute pas sans lien avec l’étymologie du concept d’écologie, d’oïkos, le foyer. Mais elle tient surtout à l’expérience d’un monde dont il n’est plus tout à fait sûr que nous puissions y séjourner avec la tranquillité des modernes » (1).
« Tranquillité des modernes », je ne sais pas, mais ce qui est sûr c’est que ma façon à moi d’être contemporain est bien intranquille. C’est pourquoi j’ai tant besoin de cette sérénité de l’habiter, d’être à quelque part, un quelque part avec de quoi écrire, une fenêtre, un cendrier et un chat. Tout ceci, que j’ai actuellement à Nice, je l’ai eu à Quito. Et je le retrouve, je ne dirais même pas nostalgiquement, car c’est tout comme si je rentrais à la maison. Je ne suis pas d’ici, je ne suis pas de Nice non plus, mais j’appartiens de façon irrémédiable à ces terres. Dans ces montagnes ou au bord de la Méditerranée, un chat m’attend.
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Jack London, dans l’une de ses plus grandes nouvelles, a dit l’importance de « construire un feu ». Il parlait de survie pure et simple ; moi, ici, juste de vie, mais c’est finalement encore mieux. Le taxi nous dépose à El Palenque, la « casa cultural » -c’est ainsi qu’on désigne en Équateur les lieux associatifs plus ou moins légaux- de mon pote Dani, à qui j’ai laissé mon chat noir Ch’aska en quittant le pays. Il n’a pas dormi non plus, les culs de bouteille dansent sur la table, les cendriers dégueulent, il est encore bourré de la veille, et il me sert dans ses bras avec son rire si caractéristique, et que je décrirai comme un hurlement festif empli de tendresse. Une bière fraîche, de la cana, une clope colombienne bon marché -on y est. Il est dix heures du matin, et je suis arrivé. J’habite ici à nouveau, quelques minutes, une embrasse et une lampée sur un verre ont suffi. Autour de moi, des graffitis insultent le président du pays. El Palenque, qui soit désigne une célèbre cité maya au Chiapas, soit signifie « le fortin », ceux dans lesquels les esclaves fugitifs venaient trouver refuge et s’organiser, est un lieu de résistance. Base arrière de manif’, asile de fêtes autogérées, haut-lieu de la danse-barricade.
« Habiter, c’est d’abord résider, demeurer quelque part […] Mais l’écologie de l’habiter implique une dimension plus fondamentale. Elle suppose un mode d’être au monde, un sens du lieu qui serait irréductible à la somme des activités qui s’y déploient… » (2), écrit encore Paul Guillibert. Et pour Merleau-Ponty toujours, le sujet est une puissance qui « co-naît » « à un certain milieu d'existence ou se synchronise avec lui ». Serré dans les bras de Dani, je me synchronise. A deux pas de là, les ruelles du vieux Quito, inondée d’effluves de Palo Santo. Ça vend à la sauvette des mangues, des pulls, et des choses improbables. Au loin, très au loin au Nord, la « favela » -ici, on dit « invasion »- où j’ai habité. Où, lors de cette année, au milieu des briques de parpaing colorées grignotant le flanc des montagnes andines et des chiens errants, bossant avec des gosses, j’ai vu, humé, ri, aimé, crié, pleuré, oublié la dépression qui me tordait le bide à l’époque -où je suis « co-né ».
Mon pote Cédric, le Herrou de la Roya, dit souvent que dans la lutte, c’est important d’aller bien. Chez lui aussi, je me sens un peu chez moi, chez lui aussi, il y a des chats, et chez lui, on ne laisse personne dehors -on ne laisse personne ne pas habiter quelque part, ne serait-ce que quelques jours, le temps d’une embrassade, d’un repas, d’un verre de bissap. Mon écologie à moi, comme la sienne, elle ressemble à ça : prendre soin du vivant. Résider au creux de la chair du monde. Mais de façon punk toujours, donc foncièrement inconfortable. Sans se laisser endormir par les promesses du consumérisme et du consensus mou.
« L’écologie de l’habiter », l’écologie du voyager, l’écologie du rencontrer, l’écologie de l’accueillir, de se fondre dans le là, n’est donc pas précisément celle d’Hugo Clément ou des hippies bourgeois qui arpentent le monde entier pour rester toujours aussi con, voire encore plus. C’est plutôt une façon de disparaître, de se « peindre en gris sur gris » comme disait le poète. Et, de là, comme en embuscade, terré aux cotés des chats, mener la lutte. Là où l’on doit être, là où l’on a décidé de construire ses propres barricades. Là où un chat nous attend.
Il y a quelques jours de ça, je discutais avec Juanito, un pote de Dani travaillant dans l’agro-foresterie. Il s’occupe également de la préservation des ours noirs à lunettes et des pumas. Répondant à Dani qui se moquait de lui car il affirmait n’avoir jamais vu d’ours malgré le fait qu’il bosse dans leur entourage proche, il a eu cette phrase que je trouve magnifique : « C’est un crime de voir ces ours. Voir leurs déjections, leurs traces de pattes, oui, mais ils ne sont pas faits pour être vus par les hommes. Il faut savoir rester à sa place ». A sa place, là où l’on habite, là où l’on dérange mais pas le vivant non-humain, uniquement l’ordre établi.
Je me perds. Pianotant sur mon ordinateur dans l’appartement de Dani pendant que les autres font la sieste, je ne sais pas où je vais avec tout ça. Je me laisse aller à des rêves. Celui d’un monde habitable et pas détruit. Rempli d’ours noirs à lunettes que je ne verrai jamais. De fenêtres, de chats, de cendriers, et de feux communs au soir pour boire le bissap en regardant la lune se lever.
« La maison abrite la rêverie, la maison protège la rêveur, la maison nous permet de rêver en paix » ; « Aimer rester chez soi, c'est se singulariser, faire défection. C'est s'affranchir du regard et du contrôle social ». Mona Chollet, Chez soi.
A bientôt en France -je rentre demain,
salutations libertaires,
Mačko Dràgàn
Journaliste punk-à-chat, red-chef de Mouais, le journal dubitatif, présent en kiosque le mois prochain dans tous le pays dans une nouvelle formule, soutenez-nous, achetez-nous, abonnez-vous ! https://mouais.org/abonnements2025/
(1) Guillibert, P. (2023). Écologie de l’habiter La phénoménologie de l’environnement face aux destructions capitalistes. Lignes, 70(1), 63-75. https://doi.org/10.3917/lignes.070.0063.
(2) Ibid.