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Billet de blog 21 mai 2017

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La bourgeoisie éduque le petit peuple. La faillite du système scolaire français.

En 2015 (oui, c'est un vieux dossier, mais malheureusement toujours d'actualité), j'ai eu l'occasion d'exercer, en tant que professeur de français, dans un collège de banlieue. Retour sur cette expérience, et sur ces enseignements.

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"On ne s'est pas contenté de dire que le système scolaire éliminait les enfants des classes défavorisées, on a essayé d'expliquer pourquoi il en était ainsi et, en particulier, quelle était la responsabilité - ou plutôt la contribution, car le mot « responsabilité» est déjà normatif - et quelle était la contribution que le système scolaire, donc les enseignants apportaient à la reproduction des divisions sociales". Pierre Bourdieu

Début de l'histoire : il était une fois...

Le lundi 19 janvier 2015, je prends mes fonctions comme professeur de français remplaçant au sein du collège ******, classé REP+ (on ne dit plus ZEP) et sis à ****, tenue pour l'une des banlieues les plus « difficiles » de ***. Une banlieue « chaude », ce qui ne veut rien dire ; mettons : un quartier populaire. Un bel établissement au demeurant, rénové, bien équipé. Depuis la cour, au loin, derrière les carrés de barre HLM décaties, on peut même voir les collines, couvertes de garrigue. Il y a de la vie dans les rues alentours, les gens discutent aux pieds des lampadaires, devant les snacks, les vieilles dames, de toutes les couleurs, voilées ou non, traînent leurs caddies, et on se prend à penser qu'effectivement, la misère est moins terrible au soleil. Fort de mes idéaux, j'ai plein d'idées et, malgré les aspects les plus ardus de ce travail (enseigner dans ce type d'établissement n'est pas forcément une partie de plaisir, c'est d'ailleurs pour cette raison que la titulaire est partie en longue dépression, et que le remplaçant précédent, lui, n'a tenu qu'une semaine), je tiens bon, et ma première semaine se passe bien : mes classes sont tenues, aucun incident n'est à déplorer. Je mène des ateliers d'écriture, et projette de mettre en place une initiation au théâtre, qui aura lieu effectivement quelques temps plus tard, avec mes sixièmes et les élèves de F.L.S. (Français langue Seconde, c'est à dire les primo-arrivants, soit les élèves étrangers, Tchétchènes, Marocains, Tunisiens, Polonais, Roumains, arrivés de fraîche date). Cependant... 

 « Ça va pas être possible »

« Je suis désolé, mais je crois que nous n'allons pas pouvoir renouveler votre contrat ». Nous sommes le jeudi 29 janvier et, dix jours donc à peine après le début de mon travail de remplaçant, la directrice du collège, une grande blonde sèche, la bouche pincée, le regard de guingois, est en train de me signifier ma mise au rencard. Déjà, deux jours auparavant, elle m'avait convoqué dans son bureau pour, l'air grave, me donner un avertissement que j'avais eu alors le tort, persuadé que j'étais de n'avoir rien à me reprocher (bonne conscience doublée d'une confiance sereine, mais hélas hors de propos, à l'égard du fonctionnement des institutions scolaires vis-à-vis des enseignants, même non-titulaires), de ne pas prendre au sérieux.Les motifs de ma « non-reconduction » ? Accusation de non-respect des codes de l'enseignement académique, et notamment des « séquences » de cours ; doute émis par une poignées d'élèves (5 maximum, sachant que j'en avais 110 en tout) à l'égard de mon « professionnalisme » ; un écart de langage, dénoncé par ces mêmes élèves : « Vous me les brisez » (je me cite, honte à moi) ; enfin, une copie corrigée de ma main sur laquelle, en plus de ma graphie lisible mais douteuse, j'en conviens volontiers, on pouvait trouver des mots dans lesquels les « e » étaient mystérieusement remplacés par des « i », raison suffisante aux yeux de la directrice pour me dresser, de façon plus ou moins larvée, un procès en illettrisme caractérisé.

Alors, bien entendu, j'ai eu beau jeu de répliquer  : a. Qu'il est difficile de mettre en place des séquences construites dès la première semaine, que j'avais largement consacrée à la prise de contact avec mes élèves, mais aussi, pour les plus grands, à des exercice de préparation du brevet blanc (qui devait avoir lieu dans deux semaines et que les troisièmes, privés de professeurs pendant deux mois, n'avaient guère eu l'occasion de travailler) ; b. Qu'il est, comme on le sait, d'usage, pour les collégiens, de tenter par tous les moyens de faire fuir les remplaçants au plus vite, en leur faisant vivre un calvaire en classe et en s'en plaignant auprès des hautes instances s'il le faut, et qu'il est étrange que celles-ci aient prêtée une oreille aussi attentive (les élèves ont été reçus une heure durant par le proviseur adjoint, et ce alors même qu'ils avaient cours, ce qui n'a pas manqué de susciter la colère de la professeure concernée) aux propos diffamants visant un professeur fraîchement débarqué, dont il n'ont, peut-être, pas tous les éléments en main pour juger de la compétence ; c. Qu'un écart de langage aussi minime que « vous me les brisez », qui n'est même pas vulgaire, à peine familier, ne peut en aucun cas être considéré comme une faute grave, là-dessus tous les collègues consultés se sont montrés unanimes, avouant franchement, pour beaucoup, avoir déjà dit ou fait bien pire, sous la pression d'élèves facilement irrespectueux voire insultants ; d. Que la copie en question avait été, de toute évidence, trafiquée par l'élève, les probabilités, je me permets de le répéter, qu'un ancien étudiant en Lettres, même médiocre (ce que, en toute honnêteté, je n'étais pas ; j'étais même tout le contraire) commette une faute aussi grossière, relevant plutôt de la dyslexie lourde ou de l'analphabétisme avéré, étant infime. Rien n'y a fait ; mon compte était bon.

Certes, comme j'avais signé le matin même mon contrat de renouvellement, il leur fut dans les faits impossible de me mettre à la porte, ce qui mit en fureur le proviseur adjoint, pour qui l'affaire était déjà réglée et qui s'emporta quelque peu contre la pauvre secrétaire qui lui avait fait cet affront. Il tenta même de remettre en question la validité du papier, ce à quoi la bonne dame ne put que répondre que si, si, j'était bel et bien réembauché. Fatalitas. Je suis donc resté un mois de plus. Le lendemain, la principale vint vers moi, son plus beau (et son plus faux) sourire au visage : « Alors, vous voyez, on vous garde, finalement ». « Hors de question de rester dans ces conditions. Tâchez d'être plus respectueux vis-à-vis du prochain remplaçant... » fut ma seule réponse. Une heure plus tard, à l'occasion d'une conversation avec ma collègue du lundi matin (en REP+, certains cours de troisième se font en binôme avec des professeurs de lycée, afin de créer des ponts entre les deux niveaux), j'appris qu'elle avait été spécialement chargée de « me laisser faire » afin de constater l'étendue de mon incompétence supposée : donc, en gros, de m'espionner.

De là, je ne voudrais pas faire mon Caliméro, mais on peut tout de même se demander : pourquoi tant de haine ?

Éducation nationale et lutte des classes

Que les choses soit bien  claires : je ne prétends en aucune façon être un professeur d'exception. Cependant, même en admettant que je sois complètement incompétent, ce qui reste encore à prouver (mes différentes autres expériences tendent plutôt à me persuader du contraire, mais bon), est-ce une chose qui peut se juger en une semaine, en l'absence de fautes évidentes ou d'incidents notables ? D'autant plus que me mettre à la porte, c'était vouer mes élèves à se retrouver de nouveau, après déjà deux mois sans cours de français, le bec dans l'eau, et ce à deux semaines, dans le cas des troisièmes, d'une épreuve importante. Si l'on considère en plus que les volontaires pour exercer en REP+ ne sont pas légion, il fallait donc que mon cas fût particulièrement préoccupant pour que la principale et son adjoint, de concert, décident de se débarrasser de moi au plus vite. Mais, comme on le voit, ce n'était pas le cas. Il s'agit donc d'autre chose, d'une autre faute que j'aurais commise, à mon insu. Et après avoir longuement réfléchi à cette histoire, je pense pouvoir tenir comme hypothèse la plus probable que j'ai été victime d'un délit de sale gueule. Plus précisément : un délit de sale gueule prolétaire, ou, pour le dire en termes bourdieusiens : mon ethos n'était pas le bon.    

Dès le début, il est vrai, j'aurais du avoir la puce à l'oreille. À quelques notables exceptions près (notamment les professeurs de sport) mes collègues présentaient, pour un œil un minimum exercé, tous les stigmates des classes supérieures, de l'habillement jusqu'au langage ; ici une jolie bourgeoise pomponnée, là un autre vêtu d'un beau sous-pull (probablement celui qu'il pose sur ses épaules lors des vacances d'été à Arcachon), l'écharpe élégamment passée autour du cou. Autour de la machine à café, dans la salle des profs (séquence obligée de toute enquête « en immersion » dans un collège), ça parle boulot, placements, retraite, mais ça parle aussi de ski, de son jardin, des travaux que l'on est en train de faire dans sa maison, de sa résidence par-ci, de son plan-chalet-de-montagne par-là. Pire encore, plus les professeurs sont jeunes, plus la chose est frappée d'évidence : ce sont des bourgeois, ou des membres des classes moyennes (supérieures ou pas, le rêve de cette classe étant de toute façon de ressembler à la bourgeoisie) ; et s'ils ne le sont pas, ils en ont tout de même tous les atours -les habits, la diction, les loisirs, la culture. Pas tous, bien sûr ; une bonne partie d'entre eux, cependant.

Mais ceci ne doit pas nous étonner, puisque c'est le résultat d'une mutation au long cours du champ professoral, mutation que les plus récentes mesures n'ont fait qu'aggraver.

Du temps de ma mère, fille d'un couple de coiffeurs de village eux-mêmes enfants de cheminots et de paysans, l’École Normale (supprimée en 88 par Jospin et remplacée par les IUFM) était un moyen d'ascension sociale ; on pouvait y accéder dès le B.E.P.C., la formation comprenait beaucoup de travail pratique rémunéré, et « on pouvait également, en étant titulaire du baccalauréat, demander à faire des suppléances et, après un stage de 6 mois à l’E.N., on passait le C.A.P. et l’on était titularisé dans le corps des instituteurs » [1]; cela permettait à des enfants d'agriculteurs, d'ouvriers ou de petits employés (pas seulement, évidemment, mais un bon nombre tout de même) de s'assurer une situation stable, souvent supérieure à celle de leurs parents. Les enseignants recrutés entre 1950 et la fin des années 70 étaient dans ce cas de figure ; mais ils sont aujourd'hui massivement partis à la retraite. Comme différentes études l'ont montré, leur enfants ont eu une forte tendance à la reproduction sociale, reprenant le travail de leurs parents et se mariant avec d'autres enseignants, passant ainsi du statut de « surclassés » à celui d' « héritiers »[2]....

La catastrophique décision de masteriser le concours n'a fait qu'aggraver le profit «CSP+» des enseignants, désormais recrutés à Bac+5. Or, nous savons très bien, sociologiquement parlant, quelles sont les catégories de population qui accèdent le plus souvent à ce degré d'étude -pas les fils d'ouvriers ou de femmes de ménage, ou en tous les cas pas en majorité. « A l’université, en licence, rappelle ainsi l'Observatoire des inégalités, la part des enfants d’ouvriers et d’employés est de 26,6 % (leurs parents représentent 52 % des actifs occupés), de 28,2 % pour les enfants de cadres supérieurs. En master et doctorat leur part baisse respectivement à 17,4 % et 12,1 % contre 34,2 % et 35,5 % pour les enfants de cadres supérieurs. Le troisième cycle est tout autant sélectif socialement que les grandes écoles »[3]. De là, comment s'étonner que les bourgeois prennent la main dans le secteur de l'éducation ? Une réalité facilement observable dans le collège où j'ai exercé.

Et ici, je me dois de faire un aveu. Je n'ai pas grandi dans un milieu particulièrement aisé (j'ai passé les premières années de ma vie dans un HLM, ma mère instit' a elevé seule trois enfants, et mon père, mort jeune, était un jardinier d'ascendance roumaine et dénué de baccalauréat), et ceci se ressent, bien sûr, dans ma façon d'être, de parler, de m'habiller. Pour le dire de façon simple : je ressemble à un prolo. Mieux encore : je suis un prolo, en partie par naissance, mais aussi, beaucoup, par choix de vie. Ce qui me mène à cette interrogation : la principale se serait-elle permise de me suspecter d’illettrisme, y aurait-elle même seulement pensé si j'avais porté un costume-cravate ? Toutes ces accusations dont elle s’est fait fort de m’accabler, les aurait-elle exprimées si j'avais porté sur moi tous les signes extérieurs de sa classe sociale à elle ? Il y a fort à parier que non, même si évidemment je ne peux guère le prouver.

Or donc, je me suis retrouvé au milieu d'une masse d'enseignants bourgeois, dont les codes de bonne conduite ne sont pas les miens (et que je ne souhaite en aucune façon manifester) et, me semble-t-il, j'ai été jugé pour cela. Les classes populaires, dans l'éducation nationale, ne sont pas sensées se montrer du côté des enseignants : on les préfère comme surveillant(e)s, comme assistant(e)s, ou comme personnel d'entretien, auquel cas, surtout en ce qui concerne les surveillant(e)s, leur affinités de classe avec les élèves, dans ces quartiers pauvres, sera considérée comme un bon moyen d'assurer l'ordre au sein de l'institution -puisqu'ils peuvent, élèves et pions, parler un même langage, tant il est vrai que la bourgeoisie a toujours eu besoin d'adjudants au sein même des classes dominées. Mais pour ce qui est des professeurs, que l'un d'eux se risque à montrer trop ouvertement qu'il est membre des classes populaires et non des classes supérieures, soit du côté de ceux qu'il faut (ré)éduquer plutôt que de celui à qui il incombe d'éduquer, et cela va commencer à poser problème. Car si l'école doit socialiser, visiblement, ça ne doit pas se faire dans n'importe quel sens ; il est important que l'ethos des classes supérieures, seul valide dans nos sociétés quand il s'agit d'y gravir les échelons, apparaissent comme le modèle à atteindre, l'idéal social vers lequel tendre. Devenez comme nous, devenez bourgeois : il n'y a qu'ainsi que, peut-être, vous parviendrez à sortir de votre trou. De là, on comprend que Bourdieu ait pu écrire que « c'est sans doute par un effet d'inertie culturelle que l'on peut continuer à tenir le système scolaire pour un facteur de mobilité sociale, selon l'idéologie de «l'école libératrice», alors que tout tend à montrer au contraire qu'il est un des facteurs les plus efficaces de conservation sociale en ce qu'il fournit l'apparence d'une légitimation aux inégalités sociales et qu'il donne sa sanction à l'héritage culturel, au don social traité comme don naturel »[4].

On me dira que j'extrapole. Cependant, au-delà de mon cas particulier, comment ne pas s'inquiéter que l'éducation, dans un établissement où la plupart des élèves sont fils d'ouvriers, qualifiés ou non, ou de travailleurs précaires, soit quasi-entièrement laissée aux mains de personnes qui n'ont jamais eu à connaître leur vécu quotidien ? Qui ne comprennent pas leur façon de (perce)voir le monde ? Que cela soit conscient ou non (il est fort probable que cela soit, de la part des professeurs, et même de la principale, en grande partie inconscient -simple « réflexe de classe ») cela fait, répétons, de l'ethos type « classe dominante » une référence sociologique obligée, ce qui ne peut pas être sans incidences sur bien des aspects du processus éducatif, comme nous allons le voir. 

Un modèle éducatif schizophrène

Car il y a plus. Avant que le collège ne m'appelle pour faire ce remplacement, je travaillais dans les jardins, comme ouvrier paysagiste, dirions-nous (un boulot que j’adore, et qu’il m’arrive encore d’exercer). Je n'en ai pas fait mystère à mes élèves, qui me demandaient dans quel collège j'avais exercé auparavant et à qui je n'avais pas envie de mentir, n'en voyant pas non plus l'utilité. Quelques uns se sont montrés intéressés, et m'ont demandé plus de détails. Beaucoup n'en n'ont pas eu grand-chose à faire. Certains s'en sont moqué (nous allons voir pourquoi). D'autres, parmi le trio déjà cité de ceux qui se sont plains de moi auprès du principal adjoint, ont mentionné ce fait comme élément à charge supplémentaire : pensez donc, il dit qu'il a été jardinier !

« Et alors ?» aurait sans aucun doute été la réponse logique et attendue à une telle accusation, réponse qui aurait pu, éventuellement, s'accompagner d'une petite remontrance pour avoir porté un tel jugement de valeur, idiot à bien des égard. Mais comme vous pouvez vous en douter, ce n'est pas du tout ainsi que cela s'est passé. Au contraire, c'est moi qui ai eu droit à une remontrance : « Vous leur avez dit que vous avez travaillé dans des jardins ? Vous êtes fou ? Comment voulez-vous vous faire respecter d'eux si vous leur dites des choses pareilles ? », m'a dit, en substance, la principale, sévère. Penaud, je n'ai pas su quoi répondre. Pire : j'ai ressenti de la honte. Je me suis senti humilié, sans trop savoir pourquoi. Sans doute car je me sentais, par cette remarque, renvoyé à une condition subalterne. Le mépris de classe suscite parfois en nous, même chez les plus endurcis, des réflexes inattendus. Allez savoir. Le fait est que je n'ai rien dit.

J'ai fini, cependant, par reprendre mes esprits, et par comprendre un certain nombre de choses. Dans la mesure où l'idéologie qui domine chez les enseignants est celle, comme on peut s'y attendre, de leur classe, il est logique que l'un des aspects principaux de cette idéologie y soit très fortement présent : à savoir, le mépris des métiers manuels. Comment cela pourrait-il aller autrement ? Les tenants du système éducatifs sont des gens des classes dominantes ayant un patrimoine culturel élevé ; il est donc peu surprenant qu'ils prêchent, en partie inconsciemment encore une fois, pour leur paroisse, et tiennent pour acquise la hiérarchie, inscrite en eux, entre l'intellect, très fortement valorisé, et le manuel, plutôt déprécié. Dans ces conditions, il est normal que le fait que je me déclare à la fois professeur et ouvrier paysagiste ait déplu à la principale : car, après tout, a du-t-elle se dire par pur réflexe de classe, il faut savoir choisir son camp. Elle, mais pas seulement : car différents collègues, interrogés sur la question ont eu plus ou moins la même réaction. Même D., que j'aimais beaucoup, n'a pas pu s'empêcher (avec bonne foi, en voulant m'aider) de me dire que c'était une erreur, que je n'aurais pas du faire ça : « Moi, je ne leur dit pas que j'ai torché le cul de vieux ! » (elle a travaillé en maison de retraite) Et pourquoi pas ?

Oui, pourquoi pas ? Pour une raison simple : le professeur, aux yeux des élèves, doit rester un pur ; donc, un intellectuel. Savoir que certains enseignants peuvent ou ont pu, ou pourront exercer des activités manuelles ou peu valorisées, activités propres aux classes subalternes, risquerait de leur mettre, je suppose, de drôles d'idées en tête. Car, pour paraphraser certaines expressions hindouistes justifiant l'existence des castes, s'il n'est pas bon que les pieds se prennent pour la tête, il n'est pas bon non plus que la tête penche trop son nez du côté des pieds. 

Haro sur le manuel, donc ; la réussite, c'est l'intellect. Cette pensée, les enfants de ce collège d'un quartier populaire, dont les parents, pour la plupart, exercent des métiers manuels, l'ont malheureusement parfaitement intériorisée, alors même que c'est une pensée qui sert les intérêts d'une autre classe que la leur -ce qui revient à les désocialiser. Peut-on rêver modèle éducatif plus schizophrène ? À cet égard, il est intéressant de noter que les élèves qui se sont plaint de moi m'ont jugé à l'aune des critères de la classe dominante... C'est ainsi que certains, donc, ont rit quand je leur ai dit que j'étais, avant de venir enseigner, « jardinier ». C'est  ainsi que j'ai entendu beaucoup d'entre eux rire des femmes de ménages, et se moquer des « boulots de merde ». C'est ainsi que, ayant demandé aux élèves de l'une de mes classes de troisième lesquels parmi eux comptaient se diriger vers un lycée pro, j'ai pu entendre beaucoup de ces gamins me répondre que « les lycées pros, c'était pour les schbouns » (les abrutis). C'est ainsi que j'ai du prendre du temps pour leur expliquer qu'il existait de très bon lycée professionnels, comme le lycée horticole d'Antibes, par exemple, qui dispensaient des formations aussi bonnes, mêmes parfois meilleures, que les filières générales, et qu'il n'y avait aucune honte à vouloir s'orienter dès la fin du collège vers une filière technique -quand on ne se plaît vraiment pas en parcours général, il ne faut pas se forcer à y rester, cela ne sert à rien et c'est surtout l'occasion de rater de belles opportunités, notamment apprendre une infinité de métiers enrichissants.  

Et que dire de cette classe de troisième subtilement dénommée, dans le collège où j'exerçais, «Excellence », et qui accueille tous les bon élèves, c'est à dire ceux ayant un profil scientifique et se destinant à passer en filière S en lycée général ? Quelle sorte de message ceci est-il supposé envoyer aux élèves ? Soyez bons en maths, sinon tout est foutu, il ne vous restera plus qu'à connaître la sinistre destinée de vos parents, et d'aller dans les filières techniques ? D’autant plus qu’il est important de préciser que ce que l’on appelle les « classes de niveau » sont, normalement, interdites –c’en était pourtant une, sans aucun doute possible.

Ainsi donc, plusieurs décennies après les réflexions de Bourdieu et Passeron sur les inégalités scolaires, nous en sommes encore là : les jeunes des quartiers populaires sont rééduqués par des membres des classes supérieures, et poussés à prendre pour modèles les valeurs et l'idéologie d'une classe qui n'est pas la leur. Exit la fierté ouvrière... Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les actions collectives, du côté du « petit peuple », soient depuis longtemps en chute libre : comment veut-on que des individus à qui ont a appris dès l'enfance que les codes, l'ethos de leur propre classe sociale n'était pas le bon, développent la moindre volonté de se rassembler autour de valeurs communes ? Comment avoir le regard haut quand on nous fait croire que nos modes de fonctionnement, notre habillement, notre langage, sont illégitimes, et qu'ils sont systématiquement dénigrés sur le marché du travail, mais aussi au sein de l'école elle-même, sensée promouvoir l'égalité des conditions et des cultures ?

« Produits d'un système voué à transmettre une culture aristocratique dans son contenu et dans son esprit, écrivait Bourdieu en 1966, il y a plus de quarante ans, les enseignants sont enclins à en épouser les valeurs avec d'autant plus d'ardeur peut-être qu'ils lui doivent plus complètement leur réussite universitaire et sociale. En outre, comment n'engageraient-ils pas, même et surtout à leur insu, les valeurs de leur milieu d'origine ou d'appartenance dans leurs manières de juger et dans leurs façons d'enseigner ? Ainsi, dans l'enseignement supérieur, l'étudiant originaire des classes populaires et moyennes sera jugé selon l'échelle de valeurs de la classe cultivée que de nombreux enseignants doivent à leur origine sociale et qu'ils reprennent volontiers à leur compte, surtout peut-être si leur appartenance à « l'élite » date de leur accession au «magistère»[5]. Depuis, rien n'a véritablement changé. C'est toujours la bourgeoisie qui éduque le petit peuple.

Digression conclusive : si « nous » étions Charlie, qu'étaient les autres ?

Les polémiques parfois violentes qui ont accompagnés les débats ayant eu lieu en classe autour des attentats à Charlie Hebdo (qui avaient eu lieu une semaine auparavant), nous ont montré à quel point le fossé entre maîtres et élèves s'était creusé, jusqu'à devenir un abîme d'incompréhension. Jugez plutôt : d'un côté, des enfants de condition pauvre, souvent de tradition musulmane sans venir nécessairement d'une famille très pratiquante, tentaient d'expliquer, avec des mots maladroits, parfois haineux (mais il s'agit, sans forcément l'excuser, de comprendre d'où vient cette haine), une incompréhension bien compréhensible (excusez la redondance), et à laquelle peu de réponses furent données. De l'autre, des adultes aux revenus confortables, souvent issus des classes dominantes, tous « Charlie », pétris d'une vision vieille-France de la laïcité, celle-là même critiquée à raison par Alain Gresh (mais aussi, avec intelligence, par le rappeur Médine), souvent marqués d'une islamophobie bon teint (que n'ai-je pas entendu, à la salle des profs ou au réfectoire ! une véritable horreur) drapée dans une défense, sincère mais, elle aussi, maladroite, des idéaux républicains, et incapables de comprendre les interrogations de ces « petits agités » (je paraphrase, ici, les Bérus). Or, ces interrogations, pour beaucoup, n'étaient pas illégitimes. J'ai moi-même mené un débat Charlie avec mes classes. J'ai entendu des propos agressifs, mais qu'une conversation d'égal à égal parvenait facilement à désamorcer. J'ai entendu des adolescents parler de leur foi, et ne pas comprendre qu'elle soit, au delà du cas compliqué de Charlie Hebdo, si peu respectée dans les médias. Je les ai entendus parler de Dieudonné (crétin antisémite) qu'on ne laissait pas parler, de Zemmour (crétin islamophobe) qu'on laissait parler, et pourquoi, et je les ai aussi entendus parler du Coran, de leurs parents, de leur vie. Quand nous avons commencé à parler du Coran, d'ailleurs, et que je leur ai appris que je l'avais lu, tout comme j'ai lu d'autres textes sacrés, ils ont été heureux, respectueux. Je leur ai bien précisé que pour moi, c'était un texte poétique, un beau texte, magnifique même par moment, mais pas une vérité. Cela leur était égal : nous en parlions, et à la même hauteur.

De nombreux professeurs ont fait de même, en France, et sont parvenus à créer des débats instructifs et utiles. Beaucoup d'autres, malheureusement peut-être plus nombreux, n'ont pas voulu le faire, ou l'ont fait de la mauvaise façon, car ils n'y comprenaient rien, tout simplement car il est difficile de comprendre qui que ce soit quand, par pur mépris de classe, on a pour a priori que ses idées valent moins que les nôtres. La lutte des classes se manifeste parfois de façon bien cruelle... d'autant plus cruelle que l'une des deux parties en présence n'a souvent que la provocation injurieuse comme arme, puisque toute autre arme lui est refusée.

Il s'agit donc de nous questionner, alors même que de jeunes citoyens français, heureusement encore minoritaires, prennent le chemin de la radicalisation. Qu'est-ce qui a merdé ? L'école, c'est certain, est loin d'être la seule responsable ; mais il est certain aussi qu'elle a sa part de torts. Revenir sur les récentes réformes, absurdes, faites au système de recrutement des professeurs, afin de s'assurer que la mixité sociale soit (de nouveau ?) la règle au sein du corps enseignant, sera déjà un énorme pas en avant. L'instauration d'une société réellement égalitaire, donc débarrassées des ordures néolibérales qui l'étouffent, sera le pas suivant, on peut rêver... mais je m'égare.  Ma critique pourra paraître extrême, ou injuste, voire les deux. Je pense cependant qu'elle mérite qu'on s'y attarde. Car l'enjeu de ce dont il est question ici n'est pas anodin : il s'agit de savoir par quoi ou par qui nous souhaitons être dirigés (car qui niera que l'enseignement est une forme de domination ?) : par des principes véritablement démocratiques, ou par la minorité de ceux qui ont toujours dominé 

Salut & fraternité,

 M.D.


[1]Fernand Bourret, Petit historique des Ecoles Normales en général et de celles de l'Ardèche en particulier,  http://norminstit.over-blog.com/pages/Les_Ecoles_Normales-182284.html

[2]Cf Géraldine Farges, « Le statut social des enseignants français », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 49-1 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 24 avril 2015.

[3]http://www.inegalites.fr/spip.php?article1176

[4]Pierre Bourdieu, L'école conservatrice. Les inégalités devant l'école et devant la culture. In: Revue française de sociologie. 1966, 7-3. Les changements en France. pp. 325-347.

[5]Pierre Bourdieu, op. cit.

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