A propos de l'ouvrage d'Emmanuel KESSOUS, L'Attention au monde, sociologie des données personnelles à l'ère numérique, Armand Colin / Recherches, Paris, 2012
J'ai entendu parlé d'Emmanuel Kessous, dont il va être question dans les lignes qui suivent, grâce à une étudiante en sociologie à l'université de Nice, où il est lui-même professeur. De fil en aiguille, sans vraiment le vouloir, je me suis donc retrouvé avec son livre, L'Attention au monde, sociologie des données personnelles à l'ère numérique, dans les mains, à le feuilleter machinalement. Autant l'avouer tout de suite : je ne l'ai lu qu'en diagonale. Cependant, divers éléments ont attiré mon attention. Car ce monsieur, qui développe par ailleurs une pensée loin d'être inintéressante, est également le symptôme de quelque chose, dont je souhaiterais parler ici. Quelque chose qui a à voir avec la façon dont certains nous prennent, clairement, pour des imbéciles.
Que peut-on lire en effet, à propos de ce sympathique personnage ? Qu'il est chercheur au GREDEG, ce qui en stupéfiera plus d'un, chercheur associé au GEMASS, ce qui achevera d'ébaubir les autres, qu'il « travaille actuellement sur la notion d’Économie de l’attention [...] et des rapports croisés du marché, de l’intimité et des données personnelles »[1], effectivement, et, enfin, qu'il a travaillé treize ans au centre de recherche et développement de France Télécom (Orange Labs), ce qui explique sans doute la mention figurant en page de garde de son livre : « Ouvrage publié avec le concours d'Orange Labs ». Ceci mérite de marquer une pause. Si vous aviez appris que l'auteur du livre que vous avez lu récemment sur la crise des subprimes avait travaillé treize ans pour BNP-Paribas, avec qui il continue à entretenir des liens cordiaux, que vous seriez-vous dit ? Probablement quelque chose comme : ne se serait-on pas un peu foutu de ma gueule ? La question se pose ici. Car Orange, ce n'est pas rien ; multinationale issue de la privatisation des communications en France, c'est aussi l'un des géants de l'industrie culturelle. Et c'est, en France, des conditions de travail qui ont pu pousser de nombreux employés au suicide. Mais passons.
Il est donc entendu dès le départ que monsieur Kessous, s'il prétend se positionner, comme nous allons le voir, dans un certain courant critique, peinerait en fait à trouver sa place dans la géographie actuelle des pensées critiques (telle celle ébauchée par le spécialiste de Gramsci et du constructivisme Razmig Keucheyan). La seule lecture d'un article disponible sur Persée, et intitulé L'objectivation des qualités industrielles en discussion. Les acteurs du marché européen confrontés à l'élaboration de normes communes[2] (déjà tout un programme), suffit à nous en convaincre. Dans ce papier de vingt-sept pages, consacré à l'élaboration du marché commun européen, Mr Kessous réussit en effet l'incroyable performance de ne pas mentionner une seule fois les mots « droit du travail », « minimas sociaux » ou même le terme « social », une absence qui n'est pas vide de sens, on en conviendra. C'est d'ailleurs bien de ce point de vue, celui de l'absence, que l'on peut lire son ouvrage, ambitieux, qui prétend poser les bases d'une grille d'analyse d'une économie encore en construction, centrée sur les nouvelles technologie et notamment sur internet, et qui ferait suite à la « cité par projets » théorisée par Boltanski et Chiappelo à propos du capitalisme post-68. L'idée, dans les grandes lignes, est la suivante : à partir des années 2000, en parallèle de l'essor des perspectives offretes par le web 2.0 et sous la pression des milieux, à la fois universitaires et entreprenariaux, rattachés à cette idée, s'est developpée une forme inédite de capitalisme dénommée « cité de l'attention », car caractérisé par l'apparition de l'attention (médiatisée par les nouvelles technologies numériques) en tant que valeur d'échange alternative. Kessous use, pour mettre en lumière la conformation du néo-capitalisme en construction sur les plate-formes d'échange et sur les réseaux sociaux, des outils conceptuels proposés par l'économie des grandeurs et l'économie des conventions, créées par les sociologues L. Boltanski et L. Thévenot lors de leur rupture officielle avec la pensée de Bourdieu. La matrice de L'Attention au monde suit ainsi de très près et se réapproprie, pour ainsi dire de façon systématique, les théories développées dans De la justification et Le Nouvel esprit du capitalisme.
Pour plus de clarté, sans doute va-t-il falloir, succinctement, tenter de résumer les principaux postulats de l'économie des conventions, -courant que au demeurant je ne connais guère, autant le confesser. Inspirés par le pragmatisme anglo-saxon, et en rupture d'une part avec le néo-marxisme, d'autre part avec Bourdieu, Boltanski et Thévenot ont semble-t-il voulu, pour ce que j'en ai compris, dans De la justification, ébaucher une pensée sociologique reposant sur deux postulats: a. les « rapports de force », si importants dans la pensée sociologique des années 60-70, ne constituent pas la plus grande partie des modalités d'échange et de décision entre les acteurs sociaux. À une échelle plus « ordinaire », plus micro-sociologique donc, les choses se passent autrement, au cours d'un processus d'analyse constant et rationnel mené par les actants ; b. ces actants sont donc dotés d'une rationalité et d'une conscience des enjeux, même limitées, qui distingue leur prise de décision de l'habitus bourdieusien. Voici, en gros, ce que je peux dire de cette pensée, que l'on peut trouver ainsi résumée dans un article éclairant de Rainer Diaz-Bone et Laurent Thévenot[3] : « Les conventions peuvent être appréhendées comme des cadres interprétatifs mis au point et utilisés par des acteurs afin de procéder à l’évaluation des situations d’action et à leur coordination. Les conventions se distinguent des cadres au sens de Goffman, car elles ne sont pas nécessairement liées à une situation. En outre, elles se rapportent à des objets et à des formes cognitives correspondant à des formats d’information. Les acteurs ont recours aux conventions afin de faire valoir et de justifier des qualités et des façons de faire. Le rapport interactif et interprétatif aux objets et le formatage de l’information constituent une façon conventionnelle de qualifier une personne, une action ou un objet. Les conventions sont ainsi des formes culturelles établies collectivement permettant de coordonner et d’évaluer ». A partir de cette idée, Boltanski et Thévenot mettent en place une typologie comprenant différentes « cités » (marchande, domestique, etc.) dans lesquelles les attentes, les normes, etc., sont différentes, ce qui influe sur la façon d'agir des individus, et détermine la façon dont ils pourront justifier leur participation au système social, politique et économique en place.
Voici donc résumé le cadre théorique dans lequel se place Kessous. Ceci étant vite et mal dit, nous allons maintenant en venir en cœur de ce notre hypothèse de lecture. Elle est la suivante : à partir d'une reprise partielle des théories de Boltanski (qui a depuis, et ce dès Le Nouvel esprit, beaucoup modifié ses dires), notre auteur développe une pensée se voulant critique mais incapable de critiquer son objet, à savoir « la cité de l'attention ». Ceci estdû, c'est du moins ce que nous allons tenter de montrer : 1. à une radicalisation et à une déformation de certains aspects de la pensée de Boltanski, amalgamés à une fréquentation assidue du marketing ; 2. à une évacuation quasi-systématique, en conséquence, des problématiques de domination, ce qui peut s'avérer profitable dans certains domaines mais s'avère très ennuyeux dans le cas d'internet et surtout du capitalisme, qu'il soit numérique ou non ; 3. à un projet politique vague, qui semble-t-il peut se résumer à l'éthique du Care, pour le moins minimaliste (c'est du moins mon opinion, qui peut certes prêter à débat). Tous ces éléments contribuent, par leur convergence, à dresser une sorte de portrait de l'intellectuel néo-gauchiste, vecteur conscient et enthousiaste d'une néo-critique désincarnée, ce qui le pousse à croire, au bout de la course, qu'un néo-capitalisme à visage humain (« moralisé », comme dirait l'autre) est possible, et que travailler à et pour Orange n'est pas incompatible avec la vocation du (néo ?)chercheur, malgré ce qu'a pu dire sur ce sujet Frédéric Lordon : « Il est évident que l’idée « d’échapper aux institutions » est un pur fantasme. Mais, heureusement, il y a des institutions auxquelles on n’est pas obligé de se rendre...»
Esprit critique, es-tu là ? Boltanski passé au mixer du marketing
Commençons par le bon bout. Dès l'introduction, dans laquelle Mr Kessous affirme sans ambages se placer dans la lignée des travaux menés par Boltanski avec ses binômes, il est cependant précisé que « notre investigation nous conduira à porter un regard neutre, mais insistant sur les techniques, dans la mesure où la mise en premier plan de l'attention dans les discours managériaux et économiques ne peut se comprendre sans les évolutions des techniques relationnelles […] », ce qui implique un léger reproche fait au maître, accusé « de ne voir dans les techniques de numérisation que des outils au service du management et donc emprunts d'une certaine forme de domination », car « Internet et ses usages militants montrent au contraire que ces mêmes techniques peuvent […] être source d'émancipation. Les évènements qui se sont déroulés en Afrique du Nord au début de l'année 2011 […] en fournissent l'illustration. » Il aurait été étonnant, en effet, que cet argument n'apparaisse pas, dans la mesure où il est constamment brandi par les admirateurs de l'ère numérique. Il est inutile, ici, de montrer les faiblesses du propos : nous nous contenterons simplement de rappeler que, malgré ce qu'ont bien voulu croire bon nombre de commentateurs, la mobilisation du Printemps arabe a excédé de très loin le cadre des réseaux sociaux et, si ceux-ci ont pu accélérer son déroulement, ils ne l'ont ni crée, ni n'ont favorisé son succès (notamment en vertu du fait qu'une majeure partie des gens ayant participé à cette révolution n'avaient pas d'ordinateurs, qui demeurent, à l'échelle du monde, un bien de luxe). Mais ce n'est pour ça que ce passage est intéressant. S'il l'est, c'est parce qu'il permet de mettre en lumière, dès le début, la grande faiblesse (la grande faute ?) théorique de Kessous vis-à-vis de Boltanski, dont la pensée, pourtant éminemment critique (bien qu'en rupture avec la sociologue critique), est sournoisement épurée de ces aspects les plus corrosifs.
Car en fait, entre le maître et le disciple, c'est bien un saut qualitatif, épistémologique, qui est franchi, saut qui témoigne de la profonde mutation d'une partie du champs intellectuel critique à la charnière entre les XXe et XXIe siècles : là où Boltanski, donc , prend en compte les logiques de domination à l'oeuvre dans les nouvelles technologies, Kessous évite de le faire ; là où Boltanski s'était plongé dans les livres de management afin de mieux comprendre les rouages du capitalisme post-68 et ainsi de facilier sa critique dans un contexte de violence sociale généralisée (celui de 1995), Kessous fait de ces livres un socle théorique et non un outils, ce qui explique que le vocabulaire du marketing soit chez lui omniprésent ; là où Boltanski, en cela resté un peu bourdieusien, entretient tout de même un rapport surplombant, ou au moins distancé, avec son objet (les interactions ordinaires entres actants dans De La Justification, le capitalisme et ses modalités de justification dans Le Nouvel Esprit), Kessous annule toute forme de distance avec ce même objet, et voit pour ainsi dire avec les yeux même de l'objet: au lieu de penser sur (l'ère numérique, le marketing...), il pense avec, et chez lui la logique du marché capitaliste qui, il est important de le souligner, est caractérisée chez Boltanski par le fait qu'elle est complètement absurde (d'où le fait qu'elle ait besoin de se trouver une justification exogène), en ce qu'elle consiste en une accumulation illimitée de biens ou profit de quelques uns, est en quelque sorte chez Kessous ontologisée, devenant une entité métaphysique, un cadre a priori duquel il est hors de question de sortir.
Boltanski n'a pas perduré plus de quelques années dans l'économie des grandeurs : il est aujourd'hui revenu, partiellement, à la sociologie critique (ce qui l'a notamment poussé à s'engager auprès du Nouveau Parti Anticapitaliste ; il a également fait des travaux étranges sur l'avortement, m'a-t-on dit) et, répétons-le, dès le Nouvel esprit, il avait déjà reformulé sa pensée. Pourquoi l'avait-il fait ? Dans un entretien, il indique ses raisons : « De la justificationet les travaux suivants avaient fait l’objet de différentes critiques dont les trois plus importantes étaient d’oublier l’histoire ; de négliger les rapports de force et de mettre trop l’accent sur les micro-situations au détriment d’une macro-sociologie. Le nouvel esprit du capitalisme tient compte de ces différentes critiques. »[5] Kessous, quant à lui, ne juge pas que ces critiques étaient fondées ; au début de la partie III (intitulée : « une idélologie pour l'économie numérique ») il invalide d'ailleurs d'un revers de main ces attaques « néo-marxistes » et « bourdeusiennes » contre l'économie des conventions, qu'il shématise à outrance, affirmant simplement : « Ces auteurs se trompent de combat ». Après quoi, s'étant contenté de préciser que prise en compte des effets de domination et économie des grandeurs ne sont pas incompatibles (« mais avec des catégories d'analyse renouvelées ») -ce qui est vrai-, il s'autorise à renoncer ensuite à toute critique de la domination[6]. Alors, dans ces conditions, Kessous a beau jeu de se permettre, de place en place, une ou deux piques contre le libéralisme, de renvoyer dos à dos technophobes et technophiles ou encore de mentionner, en passant, la critique faite par Deleuze, de la « société de contrôle » et de l'emprise du marché sur le web : car tout ces éléments de critique, dans le cadre de sa pensée, ne peuvent être perçus que comme des épiphénomènes dommageables, mais qui à aucun moment ne remettent en question la validité de la structure entière. Ainsi, quand il mentionne B. Stiegler, ce n'est que pour affirmer, au bout du compte : « Il est tout à fait possible de faire de la captation de l'attention, y compris via les psychotechnologies, pour reprendre le terme de Stiegler, un outil sociétal d'émancipation en unifiant et reconfigurant « les appareils sociaux », pour que ces technologies de captation de l'attention « deviennent des outils de formation de l'intelligence individuelle et collective ». Kessous tourne résolument le dos et au néo-marxisme et à Bourdieu, c'est son droit, mais ceci ne va pas sans poser quelques problèmes théoriques et pratiques : il se limite ainsi à une sorte de pragmatisme flasque inspiré par le Boltanski de l'économie des conventions d'une part (mais, j'ai tenté de le monter, d'une façon en quelque sorte radicalisée, ne considérant que le comment des actants-consommateurs et jamais le pourquoi), et par le marketing de l'autre, renonçant de ce fait volontairement à toute vision macro-économique et/ou macro-sociologique -et aux éléments critiques qu'elle implique. Or, peut-on ne serait-ce que penser la dynamique capitaliste sans prendre en compte ces échelles ?
La technologie sans industrie, le capitalisme sans domination : l'idylle impossible
« Le concept n'est pas seulement rhétorique, écrit Kessous dans la troisième partie, à propos de la cité de l'attention. Il commence à avoir des effets performatifs sur l'économie, dans la mesure où il devient de sens commun pur l'ensemble des acteurs de l'internet. L'économie de l'attention se définit ainsi comme une nouvelle ère du capitalisme, très liée aux possibilité de l'internet, mais impliquant également de nouvelles règles du jeu -dont certaines ne sont pas très éloignées de celles de la cité par projets, mais dont d'autres s'en détachent distinctement. En décrivant et en conceptualisant ce monde idéal, cette nouvelle façon de faire des profits ou d'accèder aux biens matériels et symboliques, les théories du management présentent en quelque sorte la gestion de la rareté de l'attention comme une candidate à une nouvelle définition de la cité ». A ce moment de la lecture, il est donc entendu (nous avons plus ou moins vu pourquoi) que le point de vue du management et le point de vue de l'auteur sont inextricablement mêlés, sans que ce parti-pris soit à aucun moment justifié ou explicité, ou même considéré comme problématique -parce que cela va de soi. Ce qui nous amène au cœur de notre propos : montrer que les choix théoriques (et idéologiques, même si ça n'est pas avoué) de l'auteur le rendent tout bonnement incapable de penser l'objet de sa recherche, à savoir le capitalisme numérique, dont les acteurs, et notamment les multinationales, apparaissent comme désincarnés : à trop individualiser son étude en faveur des consommateurs (toujours perçus à travers le prisme du marketing cognitif, ce que l'on est en droit de trouver désagréable), Kessous nous dit en fin de compte fort peu de choses, sans doute pour ne pas sombrer dans une critique trop marxiste ou bourdeusienne de la domination, de ceux qui possèdent l'internet, ni de leur mode de financement, ni de leur corollaire industriel -qui est pourtant une réalité empirique difficilement contournable.
J'ai parlé, plus haut, d'absences difficilement justifiables dans le travail de Kessous. Celles-ci sont toutes, d'une façon ou d'une autre, reliées au substrat matériel de l'entité qu'il tente de décrire. Ainsi, en trois-cent pages, nous ne saurons jamais comment sont produites les machines dont le capitalisme numérique a besoin pour prospérer. Où ? Dans quelles conditions ? Avec quels matériaux ? Quelle dépense énergétique ? Pour quel prix ? Chez Kessous, comme chez bien d'autres se défendant d'être technophiles mais professant l'avenir radieux que nous promet l'ère de la machine, ces questions constituent un fantôme du grenier, un cadavre dans le placard, un impensé jamais appréhendé, jamais nommé. Comme si un téléphone portable ou un ordinateur n'étaient pas des objets industriels fait de certains matériaux et fabriqués d'une certaine façon (par exemple, dans le cas de Apple, par des ouviers chinois sous-payés et brutalisés : mais pourquoi aborder ces questions ?) Le seul problème matériel que pose Kessous, à la fin de l'ouvrage, c'est celui, effectivement crucial, de l'accès à la cité de l'attention, accès rendu difficile par la stagnation de la part de salaires et par la crise économique -dont l'élucidation des ressorts est, dans l'ensemble, sagement laissée à la sagacité du lecteur : il ne sera pas question de financiarisation.On reconnaît ici, à mots couverts, l'un des principaux défauts de la pensée de Jérémie Rifkin, cet illuminé bonhomme sincèrement convaincu que le capitalisme va s'effondrer grâce à l'économie collaborative et aux imprimantes 3D : celui du déni de réalité. « La plupart des productions, écrit quant à lui Kessous dans la ligné de ces théories en vogues, passeront |...] sur le Web et ne nécessiteront plus la présence de sociétés d'édition ou de supports physiques qui apparaitront alors comme pittoresques ». Quant à savoir comment une économie peut se passer de supports physiques, la réponse restera en suspend, et des mauvais esprit diront que de toute façon, des supports physique, il en faudra pour l'internet. Mais à quoi bon s'encombrer l'esprit avec ces fadaises ? Il n'y a décidémment que des économistes de l'arrière-garde, tel Jean Gadrey, pour prêter encore attention à de telles futilités. De ce dernier, à propos de Rifkin, nous nous permettrons d'ailleurs de citer cette phrase assez savoureuse[7], et que l'on pourrait appliquer à bien d'autres : « La société du coût marginal zéro, c’est la société des Barbapapa ! C’est sans doute ce qui la rend aussi sympathique |...] Il faut dire que Rifkin sait faire rêver ceux qui contestent l’ordre actuel, ceux qui se demandent en particulier comment dépasser le capitalisme. Rifkin leur offre une solution clés en main : la technologie va s’en charger ! Quand Télérama et d’autres mettent en avant ce qu’il y a de plus sympa chez Rifkin, le rôle des « communs », le dépassement de la propriété, le partage, l’économie collaborative, pourquoi ne creusent-ils pas le modèle techno-économique ahurissant qui chez lui conditionne tout cela ? N’y a-t-il pas d’autres voies, celles d’une société post-croissance non moins solidaire, non moins axée sur les biens communs à préserver, qui émerge dans le « million de révolutions tranquilles » de Bénédicte Manier, dans les « villages Alternatiba » et ailleurs, sans délire High-tech et productiviste ? »
C'est dans le chapitre intitulé « différenciation de la cité de l'attention », plus précisément dans la section consacrée à la différence, effectivement intéressante à connaître, et qu'on ne connaîtra pas, entre la cité de l'attention et la cité marchande telle que définie par Boltanski, que l'on constate à quel point Kessous, en refusant de prendre en compte certains outils théoriques, s'est lui-même privé de moelle épinière, donnant aux réflexions proprement économiques que contient son ouvrage la consistance d'un yaourt Yoplait (sans morceaux). En effet, tout ce qui apparaît au lecteur, un peu médusé, à la lecture de ces lignes, c'est que la cité de l'attention et la cité marchande se différencient, parait-il, de façon « radicale » (à en croire un auteur se fondant sur Hayek !). Nous n'en saurons guère plus, au-delà de quelques vagues arguments, peu développés et éminement discutables : la distinction à faire entre valeur et marchandise (bon.) ; cette citation de Richard Lanham : « dans une économie de l'attention, nous n'avons pas besoin de main invisible » (ah ?); la mention par Goldhaber d'un « déclin de l'économie monétaire industrielle » (on ne saura pas comment ni pourquoi), contexte dans lequel l'économie de l'attention se présente comme une alternative à la société monétaire (sans plus de détail) ; une citation des travaux de Davenport et Beck, pour qui le e-commerce est la figure de proue de l'économie en devenir ; les appel du coude à la pensée de Rifkin fait par Goldhaber et par Kessous lui-même, dans une phrase déjà citée ; le distingo qu'il s'agit d'opérer entre monnaie et attention, sauf que non, mais attendez, et d'ailleurs il n'est pas précisé comment diable, dans les fait, l'attention pourrait se muer en unique valeur d'échange... Bref. Je ne suis pas économiste mais, de mon point de vue, tout ceci frise un peu le ridicule. L'économie du futur prophétisée par Kessous, quel que ce soit le bout par lequel on la prenne, ne ressemble à rien. Et pourquoi ? Parce que c'est une économie capitaliste, et parce que penser le capitalisme en refusant de penser son support matériel n'est tout simplement pas possible. Parce que le capitalisme sans industrie et sans domination est une idylle qui ne peut et ne pourra jamais avoir lieu. Chez Kessous, répétons-le, la relecture de l'économie des grandeurs se manifeste par une évacuation quasi-totale des problématiques de domination, en vertu d'une conversion du binôme dominant / dominé, certes limité (encore qu'il puisse s'articuler de façon très fine, comme c'est le cas par exemple chez Foucault ou Deleuze) mais opérant dans certain cas (notamment celui qui nous préoccupe), par une constellation d'acteurs rationnellement répartis sur un marché critiquable par certains aspects mais dont la logique de fonctionnement n'est a priori jamais remise question. Sous couvert de pragmatisme, c'est bel et bien à une évacuation de la réalité à laquelle on assiste : pas de classes, pas d'exploitation, ni d'aliénation, bien entendu, pas de rapport social de production... Très bien ! Foin de ces héritages rassis du gauchisme bolchévique. Mais, si on considère les données comme un bien, et même sans être marxiste, il faudrait pourtant réfléchir plus précisément sur les conditions de sa production (et des inégalités que cela implique) et de sa captation (et de l'exploitation que cela implique). Ce programme est annoncé, et ébauché dans la dernière partie du livre, mais laissé en l'état, car la prise en compte de ces éléments renverrait hélas Kessous et ses comparses à la dure réalité, celle d'une économie qui, tels les profanateurs de sépulture dans un célèbre film de série Z, a besoin d'un corps pour vivre sur cette terre -et ce corps est, avouons-le, plutôt disgracieux.....
Ne reste donc plus à Kessous que la possibilité de nous faire miroiter, sans plus de détails concrets, un pays de cocagne sans argent, « un monde commun où les techniques de captation se démocratisent, notamment avec l'émergence de plate-formes de réseaux sociaux ; un monde où chacun d'entre nous, homme politique, marchand ou simple badaud, peut user de techniques de narration de soi et franchir les épreuves de la captation de l'attention »[8], où « l'internet offre à chacun d'innombrables possibilités créatives qui sont les garants de la justice dans l'économie de l'attention » (et c'est NKM elle-même qui nous le promet !). Inutile de se faire du mal en constatant que l'industrie des high-tech est et ne peut être que productiviste, destructrice à la fois écologiquement et socialement ; inutile également de s'embarasser de considérations historiques (5 pages sur l'histoire de la vie privée, dans un ouvage presque entièrement consacré au sujet, s'appuyant sur deux auteurs : Norbet Elias, génial mais daté et aujourd'hui un peu dépassé par des recherches plus récentes, notamment celles de Muchembled, et Kaufman, que je ne connais pas. Mais cela reste léger) qui risqueraient de complexifier la question. Après tout, il est bien plus facile de penser hors-sol : il y a moins d'aspérité, et on y respire mieux. Inutile, enfin, de s'occuper des opinions du vieux Boltanski, devenu grincheux, à tel point qu'il affirme quelque part : « Cette nouvelle classe qui a partie liée avec la mobilité, pas seulement géographique, mais aussi dans le domaine des relations et des idées, et qui est passée maître dans l’art de tirer profit d’un monde en réseau, est bien, sous d’autres rapports, une classe «exploiteuse», sachant saisir des opportunités nouvelles au détriment du bien commun, au même titre que, en son temps, la bourgeoisie du XIXème siècle. Telle est son ambiguïté. Il faut bien la regarder en face et du même coup, par exemple, cesser de faire du jeune designer libéré et mobile qui passe son temps entre Londres, New York et Paris un héros subversif par opposition à l’artisan rural ou au petit cadre de province, facilement qualifié de «vichyste», avec ses vieilles valeurs traditionnelles idiotes et sa cité domestique imbécile.[9] » Inutile de se préoccuper de tout ça. Allons de l'avant, non de Dieu ! L'avenir, c'est les plateformes d'échange ; c'est uber, c'est Airbn'b. Et ceux qui affirment que ce que nous promet cette économie n'est rien d'autre qu'un vaste délire high-tech doublé d'une privatisation économique de ce qui avant relevait de l'intime, du domestique et de la solidarité inter-individuelle, d'un putsch du capital au sein de la privacy, ne sont que de vils réactionnaires probablement communistes.
Le « care », ou ce qu'il reste à un socialiste quand il a tout perdu
En termes économiques, donc, la pensée de Mr. Kessous ne propose pas grand-chose de consistant -et c'est le moins que l'on puisse dire d'une économie sans chair ni organes. Mais peut-être a-t-il plus à offrir dans le domaine de la politique ? Eh bien, je vais vous étonner : non. Car de ce point de vue-là notre auteur, fidèle en somme à sa ligne de conduite libérale de gauche (même s'il ne serait sans doute pas d'accord pour se définir ainsi), ne trouve rien de mieux, pour servir de ciment à son royaume possiblement radieux de l'attention, que l'éthique du care.
Pour mémoire, cette philosophie anglo-saxonne, relativement influente à la gauche du parti socialiste français, fut notamment celle que défendit Martine Aubry lors des primaires qui l'opposèrent à l'actuel pachyderme présidentiel ; de là, malgré ce qu'affirment ici ou là ses tenants, eux-mêmes héberlués par le potentiel féministe et subversif (quasi-anarchisant, en viendrait-on presque à croire) de leurs propres théories, ce n'est guère une pensée radicale au sens strict du terme... Qu'est-ce en effet, que le care ? Selon Joan Tronto, l'une de ses principales théoriciennes, il s'agit de « l’activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, en reliant différents éléments (notre corps, nous-mêmes, notre environnement) en un réseau complexe, en soutien à la vie » Bon. On reconnaîtra que c'est plutôt flou. Et, en fait, tout ce que propose le care, ce n'est souvent pas grand-chose de plus qu'un vibrant appel à la part féminine de chacun de nous (car il y a là-dedans un fond essentialiste indubitable) afin de contre-carrer les inégalités structurelles du néo-libéralisme et de son idéologie partenaliste, soit de coller un pansement tendrement maternel sur les aspects les plus destructeurs du marché grâce à un retour en force, non pas du politique, mais de la morale, condition nécessaire à l'établisssement d'une société capitaliste rénovée par la gentillesse et la bienveillance. Je schématise un peu et je m'en excuse mais c'est bien, en gros, ce que préconise Kessous dans son livre, en guise de résistance face au marché (le refus du calcul marchand, quant à lui, est évacué en 4 pages, et insidieusement attribué, avec force appui de la psychologie sommaire du marketing, à un simple manque de moyens financiers), dont il ne nie pas les excès ; cela peut sembler bien peu. On pourra trouver plus convaincante, en guise d'exemple, cette simple idée de Boltanski qui, constatant que « les technologies du management ont également atteint le secteur de la culture» affrirme la nécessité de militer « pour que réapparaissent des zones avec des « privilèges », où l'on ne va pas regarder de trop près ce que font les gens et où on leur fiche la paix, qu'ils fassent de la poésie, de la musique, de la recherche, qu'on ne les évalue pas en permanence… »[10] Tant la cité de verre de l'attention comporte aussi, avec son idéal de transparence, des zones d'ombre...
Quant au care, et pour en finir avec lui, la journaliste Angélique del Rey a pertinemment exposé, dans un article[11]qui vaut sans doute la peine d'une longue citation, quels étaient les problèmes qu'il posait, d'un point de vue autant politique que stratégique, malgrés quelques apports intéressant à la pensée critique actuelle : « S’il est vrai que le care n’est pas une théorie in abstracto, qu’il se fonde au contraire toujours sur une analyse des relations de soin qui se jouent concrètement entre individus, voire entre humains, animaux et environnement [...], la question reste de savoir quelle orientation politique il est susceptible de donner [...] Si l’on peut vouloir rapprocher cette notion de la théorie du don, des nouvelles conceptions du handicap ou encore des formes de démocratie participative et délibérative, celles-ci ne gagnent rien à se voir coller l’étiquette care. Serait-ce que le care ne peut pas proposer de projet politique différent ? L’effort qu’il manifeste pour reconnaître notre fragilité et nos liens s’accompagne en effet d’une impossibilité à les penser autrement qu’à partir de la catégorisation individuelle, en laissant notamment dans l’ombre les structures culturelles et sociales qui les déterminent ». On en revient toujours au même problème ! Del Rey ajoute : « De surcroît, ne saisir ces liens qu’à travers le filtre d’une relation inégale (soigner) pourrait bien reconduire, sous couvert d’empathie, un certain paternalisme. Enfin, l’ampleur politique de la préoccupation environnementale apparaît comme dissoute dans l’analyse de notre relation ambiguë et personnelle à la nature. La pensée du care semble donc s’appuyer sur une croyance métaphysique en l’existence première de l’individu. » Elle conclut : « Face aux grands récits de rupture qui fondaient l’idéal révolutionnaire, il n’offre, pauvre rustine, qu’une série de minirécits d’attentions et de soins croisés, sans parvenir à dépasser l’individualisme et se diriger vers la préoccupation pour le commun, condition pourtant de tout projet politique ». C'est bien dit, et c'est bien vrai.
Je m'arrêterai là, et je conclurai mon propos par un appel : face à la persistance de cet impensé dans les théories actuelles relatives aux nouvelles technologies, théories hélas vouées à devenir hégémoniques, si ce n'est déjà fait, il convient de rappeler, partout, tout le temps, à quel point l'économie dans laquelle nous vivons, malgré tout ce que l'on pourra tenter de nous faire croire, est néfaste en termes sociaux et environnementaux, et que le capitalisme industriel et traditionnel, qui ne peut se comprendre autrement qu'en termes de domination (et je renvoie Mr Kessous à la lecture de David Harvey, Robert Cox ou encore Wang Hui) est encore celui à l'œuvre dans la plus grande partie du monde -et ça n'est pas près de changer, car ce capitalisme-là est le revers inévitable de celui prétendument plus humain qui, pour certains, ne va pas manquer d'advenir. Dans ce contexte, il ne s'agit même plus de savoir si les nouvelles technologies et l'économie qu'elles promeuvent sont un mal ou bien : il s'agit plutôt de savoir quel est leur prix. Et ceci, c'est précisément la question que Mr Kessous évite de se poser.
Salut & fraternité,
M.D.
[1] C'est ce que dit la bio à laquelle on peut accéder en tapant « Emmanuel Kessous » sur Google
[2]Kessous Emmanuel. L'objectivation des qualités industrielles en discussion. Les acteurs du marché européen confrontés à l'élaboration de normes communes. In: Réseaux, 2000, volume 18 n°102. pp. 91-117.
[3]Rainer Diaz-Bone et Laurent Thévenot, La sociologie des conventions. La théorie des conventions, élément central des nouvelles sciences sociales françaises, Trivium, 5 | 2010, mis en ligne le , consulté le 22 février 2015.
[5] Cécile Blondeau, Jean-Christophe Sevin. Entretien avec Luc Boltanski, une sociologie toujours mise à l’épreuve, ethnographiques.org, Numéro 5 - avril 2004 [en ligne].
[6] Il pourra s'avérer utile, à cet égard, de citer Thévenot lui-même : « Loin d’être une approche conformiste, comme peut le laisser entendre un certain usage du terme conventionnel, EC offre des instruments d’analyse et d’extension de la critique. Le travail fondateur consacré aux économie de la grandeur portait déjà sur l’analyse des opérations critiques et sur leurs différentes corruptions qui suscitent un sentiment d’injustice, opérations envisagées dans leur réalisation pratique et non seulement dans les principes d’une théorie du juste. Les développements ultérieurs de la sociologie pragmatique ont porté sur la vulnérabilité des personnes et sur les empêchements à faire cheminer, jusqu’à la critique publique, l’expression des maux éprouvés au plus près de la personne. Ces développements offrent une extension de la critique de la domination à partir d’une notion plus large d’oppression, ainsi qu’un dévoilement critique des mécanismes du « gouvernement par l’objectif » qui empêchent la critique ». op. Cit.
[7]Jean Gadrey, Jeremy Rifkin, L'Internet des objets et la sociétés des Barbapapas, Tribune, in Rue89, 01/10/2014
[8]Un éloge du strorytelling donc, à rapprocher de cette déclaration de Boltanski : « C’est sur ce fond d’actions mutiques qu’il faut comprendre le développement du storytelling : une technique venue elle aussi du management, et qui, se substituant à l’idéologie, absente parce que désormais inutile, produit, particulièrement à l’intention des médias, qui ne peuvent quand même pas ne rien dire, des histoires racontables (par opposition aux mesures inracontables qui modifient la réalité), associant, dans une trame anecdotique, des entités abstraites (une marque, une administration d’État, une région, etc.) à des personnes bien concrètes, des êtres de chair et d’os – de préférence des « victimes », dont « l’expérience vécue » est largement mise à contribution – selon des schèmes dont la structure est empruntée au registre éternel du conte, comportant malheureux, bienfaiteurs, méchants, suspense, punition, récompenses, vengeances, pardons, etc » L. Boltanski, De l’idéologie dominante à la domination sans idéologies, lisible en ligne sur le site de la revue contretemps
[9] Cécile Blondeau, Jean-Christophe Sevin, op. Cit.
[10] L. Boltanski et O. Besancenot, « La révolte n'est pas un plaisir solitaire », entretien, revue Contretemps
[11]Attention au « Care », Angélique del Rey, Le Monde Diplomatique, janvier 2013