Plus les années passent, plus la fin de mois commence tôt. Désormais, c’est à partir du 15. C’est le moment où on commence les petites combines pour atteindre le mois suivant : un débroussaillage de jardin pour faire quelques billets rouge, un aller-retour en Italie pour ne pas fumer ses doigts, fureter dans les poubelles des supermarchés bios, remplir son verre vide au bar avec une canette achetée à l’épicerie d’à côté. Et niveau culinaire, c’est riz sauce tomate. C’est bien, le riz. Avantageux, par rapport aux pâtes : un peu plus cher au kilo, mais on en fait beaucoup plus avec un seul paquet. Et en mettant genre du vinaigre balsamique dedans, on a l’impression d’être à la table des grands-ducs. Ou à celle des éditorialistes que Macron a invité à bouffer à l’Élysée pour leur donner quelques éléments de langage sur la réforme des retraites.
Du riz, de la sauce tomate, simple, efficace, peu onéreux, nourrissant. C’est déjà ce qu’on mangeait, avec les potes, du temps de notre folle jeunesse étudiante. Vers minuit, les soirs d’apéro à la grande coloc’ des copains, on préparait une grande marmite de riz, dans laquelle on versait deux ou trois pots de sauce « sans-marque », comme on disait à l’époque, et des morceaux de ces steaks hachés surgelés à bas prix vendus par 10 qui ont sans doute contribué à tripler le risque de cancer du colon chez toute une génération. C’était il y a dix ans. Depuis, à part le fait que je ne cuisine plus de viande, mon régime n’a pas beaucoup changé.
Riz sauce tomate. Dans ma petite chambre pas chauffée, le gros chat noir sur moi pour faire bouillotte, je mâchonne mon menu gastronomique en regardant Avatar (la géniale série animée, par les longs films chiants avec les grands machins bleus fluo), en mode retour à l’enfance. Une enfance assez lointaine, désormais. En ce temps-là, fait de rêverie et d’insouciance, on imaginait le « turfu » comme un truc un peu fou, sans les voitures volantes, d’accord, mais avec des technologies incroyables, et cet espèce de mythe con-con de prospérité généralisée vendu par les outils de propagande de masse, un avenir radieux et souriant, la victoire contre la faim, la mort et les maladies, si vous riez c’est normal. Deux ans après une première pandémie mondiale et on ne sait combien d’années avant la deuxième, en plein conflit en Ukraine, alors que les files pour l’aide alimentaires sont de plus en plus longues, je mange mon riz sauce tomate, avec en moi le sentiment diffus qu’on s’est tous bien fait avoir.
On nous aurait menti ? C’est ça, le futur ? C’est ça, la « start-up nation », le monde de demain OMG-je-n’y-crois-pas fait d’abondance et de lendemains qui chantent ? Excusez-moi mais pour le moment on est plus dans du Ken Loach que dans un spot publicitaire pour une nouvelle appli pour Smartphone. Nos villes-du-futur resplendissent de fioul et de parpaings gris, on à la dalle, on se pèle et je n’entend aucun ukulélé en fond sonore. Vêtu de deux couches de gros pulls à bouloche, je me ressert une louche de riz sauce tomate.
J’ai fini de mater ma série animée, je me lis des petits morceaux de synthèse du dernier rapport du GIEC, ça met de bonne humeur. « Le changement climatique a déjà causé des dégâts généralisés à la nature et aux humains au-delà de la variabilité naturelle du climat. Il est responsable d’une détérioration généralisée des fonctions et structures des écosystèmes (terrestres, d’eau douce, marins). L'étendue et la magnitude des impacts du changement climatique sont plus importantes que les estimations des rapports précédents. Certains dommages tels que l’extinction d’espèces sont irréversibles. D’autres comme la fonte des glaciers ou les dommages aux écosystèmes arctiques entraînés par la fonte du permafrost le seront bientôt également. L’augmentation de la fréquence et de l’intensité de plusieurs types d’évènements météorologiques extrêmes (canicules, fortes précipitations, sécheresses, ...) cause des impacts irréversibles en poussant les systèmes naturels et humains au-delà de leur limite d’adaptation ».
Mon riz sauce tomate est terminé. En sirotant mon café, je prends des nouvelles ma mère. A soixante-cinq ans, voilà qu’elle s’est mise à faire de l’épilepsie. Ça arrive, avec l’âge, lui a-t-on dit. Elle est sortie de l’hôpital il y a peu, suite à une grosse chute consécutive d’une crise. Ça la préoccupe, forcément. Pauvre maman. Mais on se console en se disant qu’elle n’a pas eu à arrêter de bosser à soixante-quatre ans, ce qui lui aurait accordé royalement un an à profiter de sa retraite sans soucis de santé. Ceux qui viendront ensuite n’auront pas cette chance. Pour eux, après toute une vie à bouffer du riz sauce tomate, ce sera bien un miracle s’ils pourront jouir quelques mois d’un repos bien mérité. Parce qu’aujourd’hui on vit plus vieux, certes. Mais pas forcément en bonne santé. Le « futur-qu’il-est-beau» : pollution atmosphérique. Aliments chimiques -même dans la sauce tomate. Système immunitaire déprimé. Dans les cimetière nos cadavres, gorgés de conservateurs, ne se décomposent même plus.
Mais qu’on se rassure, ça n’est pas que ça, le futur. Ce n’est pas que du riz sauce tomate et un mode de vie dégradé. C’est aussi des gens qui bossent pour des technologies utiles à la collectivité ou, à tous le moins, susceptible d’égayer cette triste fin du monde. Des intelligences artificielles par exemple, dont tout le monde parle ce moment. Alors, certes, Luc Julia, co-créateur du Siri d’Apple, vice-président innovation de Samsung, a déclaré, à propos de l’IA de DeepMind, filiale de Google, qu’elle « consomme plus de 440 000 watts par heure juste pour jouer au go, alors que notre cerveau fonctionne avec seulement 20 watts par heure et peut effectuer bien d’autres tâches… » (1) OK, mais qu’est-ce qu’on se marre ! Regardez ChatGPT : on lui demande des trucs, elle y répond comme un élève de collège qui fait consciencieusement ses devoirs en pompant Wikipédia, n’est-ce pas merveilleux ? L’être humain est donc actuellement occupé à faire flamber les dernières ressources qui lui reste et à menacer toujours plus encore sa survie à court terme pour alimenter des algorithmes simulant les capacités cognitives d’un ado pas trop con de 12/13 ans. Ou générant des images de cul, comme l'IA Stable Diffusion, renommée Hentaï Diffusion en raison de la propension de ses utilisateurs à s’en servir pour y intégrer des images de meufs et à leur faire grossir de façon considérable les seins, les tchoutches, les totottes, les tétés, les nibards, les nichons, soit visiblement la seule chose digne d’intérêt chez nos consœurs humaines. Des millénaires de vie culturelle et de progrès technique pour en arriver là, je pense qu’on peut dire sans hésiter une seule seconde que le jeu en valait la chandelle.
Je remets mon riz sauce tomate dans le frigo, il m’en reste pour ce soir, et lance un podcast. J’écoute la douce voix hypnotique de Pacôme Thiellement déclarer, dans le sujet qu’il a consacré à Tay, une intelligence artificielle devenue littéralement nazie en 24 heures sur Twitter (affirmant notamment : « Bush a fait le 11-Septembre et Hitler aurait fait un meilleur boulot que les singes qu'on a maintenant ») : « Après avoir détruit la planète, exterminé une immense partie des espèces animales et appauvri les neufs dixièmes des êtres humains au profit d’une minorité toujours plus réduite de bénéficiaires, le capitalisme finira nécessairement par se dévorer lui-même. Les réseaux sociaux, par nature, ne seront plus un jour peuplés que par deux espèces : les trolls et les agents conversationnels, et ils seront indiscernables. Parce que le danger représenté par l’Intelligence artificielle n’est pas que des machines puissent commencer à penser comme nous. Le danger, c’est que nous puissions nous mettre à penser comme elles. Le problème n’est pas que les agents conversationnels soient des cons. Le problème, c’est que, à force de coexister avec eux et de vivre dans un milieu favorable à leur expansion, nous finissions par éteindre notre sensibilité afin de devenir leurs semblables ».
Et le riz sauce tomate, dans tout ça ? Voilà que j’ai perdu le fil de ma métaphore claquée au sol. Je voulais parler d’avenir, de ce qu’on nous a promis, de ce qu’on aurait pu obtenir, ou conquérir, et de qu’on a -un présent bien terne, bien triste, bien con, et sans nul doute bien loin de tout ce que nous imaginions.
Malgré tout, et pour en revenir à la fois à la bouffe et sur mes pattes, « tous les espoirs sont permis », peut-on lire à la fin de l’essai Régime général. Pour une sécurité sociale de l’alimentation, de Laura Petersell et Kévin Certenais. Laura est une activiste des luttes féministes, décoloniales, antifascistes… Kevin, lui, a développé, dans son petit bout des Deux-Sèvres, une association de production paysanne fondée sur la propriété non lucrative et la possession collective d’usage de la terre comme des outils. Ensemble, il imaginent, sur la base notamment du « salaire à vie » de Friot, en alliant justice sociale et environnementale, la possibilité d’une autre manière, radicalement autre, de travailler, de consommer, de se nourrir. « Régime Général observe notre système alimentaire (production, transformation, distribution, consommation) sous toutes ses coutures et propose de se lever de table pour renverser l’ordre établi. C’est une réflexion qui s’appuie sur l’une des grandes conquêtes de la classe ouvrière : le régime général de Sécurité sociale. Son propos se déploie autour de cinq axes : travail, propriété, gouvernance, investissement et finalités. Ces thèmes sont imbriqués, avec une visée féministe et décoloniale. Régime Général ébauche une proposition de Sécurité sociale de l’alimentation. Il rend tangible et désirable un système alimentaire postcapitaliste qui contribuera à la lutte contre le patriarcat et le néocolonialisme » (2)
De quoi sortir du régime forcé riz-sauce-tomate. De quoi sauver la fin du moins, et stopper la fin du monde. De quoi redonner vie à ces terres innombrables où désormais ne poussent plus que des parkings, des flics et du charbon. Un futur désirable, quoi, enfin, loin de la faim, des corps épuisés par le capitalisme, des intelligence artificielles connes comme des humains et des humains gouvernementaux cons comme des intelligences artificielles. Et loin, éventuellement, du riz sauce tomate. Ça nous changera.
Salutations libertaires,
Mačko Dràgàn, journaliste punk-à-chat à Mouais, mensuel papier de qualité qui a bien besoin de votre soutien sous forme d’abonnement et/ou de don pour diversifier son régime alimentaire ainsi que celui de nos chats : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais
Merci à Ludivine Bantigny pour la découverte de Régime Général
(1) Corteel, Mathieu, Ariel Kyrou, et Yann Moulier-Boutang. « Pour une culture critique de l’IA », Multitudes, vol. 78, no. 1, 2020, pp. 51-61.
(2) Présentation du livre par l’éditeur, Riot éditions
