En guise d’introduction, quelques éléments factuels
Autour de l'an 1000 les Aztèques, longtemps après la chute de Teotihuacán (vers Mexico, cité tombée dans les alentours du VIIème siècle), arrivent dans ce qui ne s'appelle pas encore Nicaragua après avoir suivi, dit-on, une prophétie leur annonçant qu'ils allaient trouver un lac duquel émergeraient deux volcans. Ils trouvent Omotepe et s'y installent. De cette civilisation, il ne reste sur l'île que quelques hiéroglyphes et statues -et les gueules métissées des gens d'ici. En 1522, de toute façon, les Espagnols arrivent, colonisent, massacrent, christianisent, et nomment la région « Nicaragua » (du nom des indigènes du coin). Comme partout dans le Continent, c'est l'entrée dans la grande aventure occidentale, digne de la plus sanglante des telenovelas.
En 1524 les villes de Granada et Léon sont fondées par les conquistadors. Suivent trois siècles de domination Créole, avec latifundisme, péons, hacienda, puissance de l'argent et de l’Église, etc. etc. ; et comme pour les autres pays Latino-Américains, il faudra attendre le XIXème siècle, 1821 précisément, pour que le Nicaragua obtienne son indépendance vis-à- vis de l'Espagne, intégré à la Fédération d'Amérique Centrale. Et en 1838 le pays devient une nation indépendante, exceptée la côte Caraïbe, dont les Anglais disputent la possession. Début de la farce des indépendances, hypocrite ballet de dupes entres politiques et industriels bourgeois de tous bords. L'impérialisme couve ses œufs.
L'année 1855 marque l'irruption dans l'histoire du pays d'un personnage intéressant,William Walker, un américain qui, se jouant de l'aide de son pays et de celles des grandes compagnies, réussit à débarquer au Nicaragua, à monter une armée et, en un temps record, à prendre le contrôle du gouvernement. Un cas assez rare d'ingérence extérieure individuelle. Il conserve le pouvoir deux ans, tout de même, avant d'être renversé par les efforts conjugués du Nicaragua, du Costa Rica, du Guatemala et des États-Unis (que ce bonhomme-là n'arrange pas, en fin de compte). Walker se fait exécuter un an plus tard au Honduras, et Dieu sait ce qu'il a pu se dire au moment de passer devant le peloton. Peut- être : ça valait la peine.
De 1897 à 1893, suit une période de relative prospérité. Cependant, et en conséquence, c'est aussi la période où, comme dans Cent ans de solitude, les grandes compagnies américaines commencent à réellement prendre le contrôle du pays. C'est le début, quelques temps donc après la fin des aventures de William Walker, des problèmes avec les gringos. Mais pas seulement eux, bien sûr : il y a aussi les caudillos. En 1893, le général José Zelaya s'empare du gouvernement du pays et instaure une dictature. Il va faire si bien qu'en 1909 une guerre civile éclate. 400 marines débarquent prestement sur la côte Caraïbe. Zelaya, qui a tout compris, s'en va.
De 1912 à 1925, comme les interventions américaines ne sont pas gratuites, des bases militaires US sont établies un peu partout. Oncle Sam prend ses aises, pour des raisons aussi bien stratégiques qu'économiques. On se souviendra en effet que, lors de la Ruée ver l'or, la plupart des prétendants à la fortune transitent par le Nicaragua (accostant à Bluefields, empruntant le lac jusqu'à arriver au Pacifique et de là gagnant la Californie, un trajet bien moins dangereux, long et onéreux que la traversée Est-Ouest des États-Unis. En outre, déjà !, l'idée d'un canal transocéanique, qui sera finalement réalisé à Panama, travaillait quelques têtes industrieuses dès la moitié du XIXème siècle).
C'est à ce moment qu'arrive Sandino. En 1927, il mène une guérilla, sur fond de conflit entre Libéraux et Conservateurs, contre la présence américaine, pour l'autonomie, contre l'impérialisme et pour la justice sociale. Il est assassiné en 1934 par Somoza, commandant de la Garde Nationale instaurée par les USA, et sans doute avec l'assentiment des autorités américaines. Somoza est d'ailleurs « élu » président en 1937, initiant une période de chaleureuse et durable amitié avec les États-Unis. « C'est un fils de pute, mais c'est notre fils de pute », aurait déclaré le Président Carter ou un autre, en tous les cas il importe peu que cela soit apocryphe ou pas car effectivement n'importe lequel des hommes politiques américains du XXème siècle aurait pu dire cette phrase, et pas seulement à propos du dictateur nicaraguayen, mais aussi à propos d'un autre, chilien, ou d'un certain gouvernement argentin, ou salvadorien, bref tous les « fils de pute » d'Amérique Latine. En 1956, cependant, le fils de pute est assassiné. Son fils Luis prend le contrôle du gouvernement et son autre fils, Anastasio, de la Garde Nationale.
En 1961 le FSLN, Front Sandiniste de Libération Nationale, est créé. Le reste, le tremblement de terre à Managua, qui fait plus de 10 000 morts, l'assassinat de Pedro Chamarro et les combats qui s'ensuivent, est mentionné je crois dans le carnet qui suit. En 1979, le 19 juillet, c'est le plus important, le FSLN s'empare du pouvoir. Évidemment, l'histoire entre le Nicaragua et les gringos n'est pas finie pour autant : mécontents, les USA décident, comme souvent dans ces cas-là, d'armer l'opposition d'extrême-droite. Les Contras, c'est ainsi que sont nommées les milices paramilitaires anti-révolutionnaires, mènent une guérilla meurtrière. En 1984, Daniel Ortega, l'un leaders historiques du FSLN, remporte les élections. À l'époque, il était moins gras. Et sa voix était moins pâteuse. À l'époque, il était encore Marxiste-léniniste. Quatre ans plus tard, les Sandinistes et les Contras signent un cesser-le-feu. La guerre civile aura fait plus d'une dizaine de milliers de morts.
En 1990, c'est la fin de la Révolution Sandiniste dont le bilan, marqué par la pénurie et la guerre civile, reste mitigé ; la Violeta, Violeta Chamorro, veuve de Pedro Chamorro, devient présidente. Les Nicaraguayens, semble-t-il, se rappellent de son mandat sans grande passion. Elle est remplacée en 1996, et jusqu'en 2001, par le très droitier Arnoldo Alemán qui, en 2002 et 2003, sera jugé et emprisonné pour détournement de fonds. Pendant cette période, à coup de réformes libérales et de concessions enthousiastes aux diktats du Fond Monétaire International, de la Banque Mondiale et consorts, les acquis de la Révolution tombent en morceaux.
En 1998, le cyclone Mitch dévaste le pays. En 2001 le vice-président d'Alemán, Enrique Bolaños, est élu à la présidence.En 2004 et 2005, la Banque Mondiale et la Russie réduisent la dette du pays, en vertu d'un plan d'aide aux pays pauvres très endettés (PPTE).En 2006, Ortega revient aux affaires, à la tête d'un « gouvernement de réconciliation ». Il a un peu changé. Il a abjuré le marxisme. Sous couverts de ressortir les drapeaux de la Révolution Sandiniste, il poursuit l’œuvre libérale de ses prédécesseurs. Il est réélu en 2011.
En juin 2013, l'Association étudiante Compagnie Nyima – Théâtre Sans Frontières, que je co-préside, débarque à Managua dans le but de mener un projet artistique à Balgüe, sur l'île Omotepe.
En décembre 2014, les chantiers du canal commencent.
Jeudi 27 juin
Dans l’avion qui nous amène, R*, J*, M* et moi, au Nicaragua où nous allons travailler deux mois. A* et G* y sont arrivés hier. Le ciel était lourd sur Paris au moment du départ, et bien sûr me venaient les réflexions habituelles : pourquoi partir, pourquoi s’obstiner, et tout le reste. Cette légère douleur des tripes que suscitent les départs vers l’aube, même quand on ne part pas seul. L’avion ronronne tandis que passe un vieux film sur mon écran individuel, un navet hollywoodien ; J* ronfle, assommée par ses cachets. Évidemment qu’il faut partir, le plus possible, pas forcément le plus loin possible, d’ailleurs la distance n’est qu’une question de malentendu, mais le plus possible, pour chercher quoi, une image, un drame, une île perdue, une personne aimée ou juste encore un peu de combustible pour aller un peu plus loin. Ce putain d’avion ronronne et je n’aime pas tellement l’avion. Comme toujours je ne sais pas pourquoi je pars, comme toujours des questions innombrables se présentent et je ferais mieux de dormir, les yeux fixés sur le monstre qui somnole sur l’aile droite, les bras passés autour du cockpit et qui n’est rien d’autre que la somme de mes angoisses et de mon indicible joie de partir.
Vendredi 28 juin
Dans la chambre brûlante de l’hostal Backyard, à Granada, j’écoute les bruits au-dehors, les conversations, cliquetis de briquets et sauts dans la piscine (oui, il y a une piscine). Heures néantes. Je me sens honteux de paresser tout le jour comme un touriste abruti de chaleur, fumant l’une après l’autre de douteuses cigarettes à 30 cordobas (à peu près 1 euro) lepaquet, chimiques et moites. Le perroquet du gérant hurle dans la cour ; il y a quelques semaines encore il avait un singe, mais il l’a mordu et ils l’ont refourgué. Lui et son ami, l’autre gérant, sont tous deux canadiens, québécois plus précisément, et ils font partie des nombreux occidentaux nord-américains qui, après des études ennuyeuses en commerce, finance, marketing international ou peu importe, se sont laissés tenter par l’aventure et sont venus grossir les rangs de la révolution touristique en marche au Nicaragua, révolution sans doute vouée à plus grande réussite que la précédente, déjà loin, et qui contrairement à l’autre n’a pas pu profiter de l’aide des Gringos. Ils tiennent des bars ou des hôtels, sortent avec des filles des classes supérieures, louent des motos, font du surf et fument de l’herbe. P* et N* sont sympathiques. Ils se soucient de la pauvreté, même s’ils ne la voient pas et qu’ils sous- payent leur femme de ménage (1000 cordobas par mois, moins que le salaire d’un paysan moyen, payé plus ou moins 20 cordobas de l’heure). Une partie de Granada est à leur image : fun et insouciante à deux pas des mouroirs mais qu’est-ce qu’on peut y faire ; exubérante et sûre d’elle.Le centre a entièrement été repeint, vers 2008. Tomasita, qui tient un étal sur la place principale, arbore fièrement sur le paravent de sa petite roulotte un logo de l’Union Européenne. Car c’est l’UE qui me l’a payé, dit-elle en souriant, ainsi que la pancarte où est marqué son nom, Tomasita. La générosité de notre vieille Europe est sans limite. Puis :
Assis à cloper dans la ville-carton, un gamin s’avance
Et me propose un peu de mota
Il s’appelle Carlos et il n’a pas vingt ans même s’il en paraît trente. Deux gros américains fument des cigares
Et boivent de la bière
Comme hier soir
Et des langues de feu nous passent autour du cou, à nous tous
Entassés dans cette rue pavée trop propre
Sous ce putain de ciel latino-américain
Et Carlos dit qu’il n’aime pas les yankees, ces gros porcs.
Je hausse les épaules
(comment parler de ce ciel ? De ces américains ? de Carlos ? De cette ville fantomatique ?
On nous a dit de ne pas traîner dans les rues du port, tard le soir). Épuisement des heures atroces de paresse touristique.
Samedi 29 juin
Nous continuons à ne rien faire à Granada, dans notre hostal de gringos bon marché. J’en appelle en conséquence à quelques unes de mes vies antérieures, c'est-à-dire que je déraille (déjà !) : j’ai peut-être été un révolutionnaire sandiniste qui revient disséquer le grand cadavre fumant de 79. Je suis peut-être un vieux journaliste qui ne sait même plus ce qu’il fait dans les bars de Granada. Une prostituée indienne qui voit chaque année des touristes Nord-Américains de plus en plus nombreux arriver dans sa couche, et qu’on appelle Lupita. Un chef du FSLN désormais aux affaires, gras et suintant comme un notable Mexicain du PRI. Un guérillero rendu cul-de-jatte par les Contras. N’importe quoi qui ne soit pas un Chele, un blanc abruti de soleil, avachi sur un transat près de la piscine ; malgré la chaleur je reprends un café pour faire monter les souvenirs factices destinés à fuir les ruelles repeintes de Granada. Cette vendeuse de cigarette, ce gamin des rues, ce mendiant affalé m’ont vu passer comme une ombre (comme si je n’étais pas des leurs, dirait l’autre).
Dimanche 30 juin
J* me regarde, complice, et compte sur ma présence comme je compte aussi sur la sienne. Pas de place pour cette absence aux autres nécessaire au voyage, cette vacance de la tendresse que peut créer l’étonnement de l’exil. Qu’est-ce que je fais là ? Avec elle ? Où vais-je trouver mon vide? Mon abîme quotidien ? Comment pourrais-je me perdre ? Elle me regarde toujours. Je lui rends son regard. Vers midi, le soleil tape et nous allons nous mettre à la recherche d’un comedor où manger une assiette de gallopinto.
Plus tard, la digestion aidant, les fragments de mémoire affluent.
Le 21 septembre 1956, Rigoberto lopez Perez, un jeune poète et ouvrier typographe, abat de sang-froid le fondateur de la dynastie Somoza, qui règne sur le Nicaragua depuis 1937. Il est aussitôt tué, bien sûr, mais son geste marque toute une génération. Le début de l’histoire. La dépouille d’un poète mineur devenu courageusement assassin (il portait, sans doute, la moustache, une veste noire et un panama) me ramène à la façon dont vivent et meurent les révolutions. Ellipse : les élections de 2011 ont laissé sur les murs des graffitis rouges et noirs de soutien au FSLN, avec ces slogans : Viva Daniel, viva la revolucion, para el bien de todos vota FSLN ; mais aussi d’autres slogans : Daniel violador, contra la frauda, contra la trahicion. J’y reviendrai pour moi-même, un peu plus tard. Je me suis trompé de point de départ. J’allume une cigarette, j’entrouvre la porte, actionne le ventilateur et je tente de me remémorer un livre que j’ai lu sur Sandino. Rien ne vient. Je m’allonge sur le lit.
Lundi 1er juillet
La violence Latino-Américaine suppure dans les esprits et les rues. Les Nicas, m’a-t-on dit, passent aux yeux de certains pour être parmi les plus indolents des peuples latinos d’Amérique Centrale (aidés sans doute par la comparaison avec leurs voisins guatémaltèques), mais ils font quoi qu’il en soit partie de cette civilisation de la cojon, des muscles et du sang. Des militaires surveillent l’entrée du bateau menant à Omotepe; ils vérifient les sacs des touristes mais pas seulement ; alcool, machettes et armes à feux sont prohibés pour les locaux (jusqu’à il n’y a pas si longtemps les armes produites par la guerre civile de 79-87 circulaient encore dans la population ; un problème semble-il aujourd’hui plus ou moins réglé). Avant-hier, une bagarre a éclaté dans un bar. Hier soir, deux gamins jouaient dans la rue à se mettre des coups, jusqu’à ce qu’un vigile les sépare brutalement. Il vaut mieux éviter de traîner la nuit dans le grand boulevard boisé qui mène au Ferry, dit-on. Les entrées des maisons y sont grillagées et couvertes de barbelés. Les hommes lorgnent les filles d’un regard joueur ou menaçant, ou les deux.
(J’étais parmi eux comme un enquêteur Abruti d’alcool et de choses oubliées. Un rêve brisé.
Hallucination mécanique et toujours changeante. L’absence de moi, de mes yeux, de mes lèvres, de tout.)
Face à cette violence, il n’y a rien d’autre à faire qu’à ne pas se laisser effrayer ou plutôt, surtout, ne pas se laisser griser par cette rudesse qui nous fait rêver à un héroïsme immédiat, aux charmes des élans soudains et de la vie brève.
Mardi 2 juillet
L’Amérique Latine, miroir diabolique de toutes les virilités, de notre bassesse et de notre incapacité à mourir ni tuer.
Nous sommes arrivés hier à Altagracia. Six heures, une obscurité humide et les nuées de moustiques se déversent dans les bananeraies. Le bateau a mis quatre heures pour rejoindre l’île ; dans les étages du bas, la seconde classe, on pouvait soit fumer sur la proue en discutant avec les « matelots », soit rester à l’intérieur à regarder des telenovelas. Ceux qui allaient jusqu’à Solentiname en avaient pour la nuit. Des légions de moucherons peuplaient l’espace de la cabine, et de gros moustachus en marcel blanc ronflaient allongés sur les banquettes en skaï ou en bois. À l’arrivée des taxis nous ont accostés ; aucun n’était celui que nous attendions. L’un d’entre eux s’est engagé à nous mener à notre hostal : progression lente sur la route défoncée, par-devant des maisons où sur un rocking-chair devisent gravement des grand-mères. Des jeunes hommes aux traits indiens arborent fièrement lamachette. R* mentionne Au Cœur des ténèbres, ce qui me paraît juste. Le volcan Conception nous surplombe, on l’a vu s’approcher peu à peu depuis le pont du bateau, imposant. Un jeune type nommé Marlon, à Granada, l’avait comparé (faisant semble-t-il allusion à une légende) à un sein ; à son côté, plus aplati, somnole l’autre sein dans un nuage : le volcan Madera, vieilli. Il fait poisseux, la peau sue et gratte.
À Altagracia, Manuel nous attend. Il a bien eu l’appel le prévenant de notre arrivée. C’est un type trapu au visage rongé par des traces de maladie, type vérole ou simples boutons. Il nous offre le rhum, ne se presse pas pour parler de l’affaire qui nous occupe (notre hébergement pendant deux mois. K., notre contact à Balgüe, nous a fait faux bond sur ce point). Lui-même n’est pas natif de l’île mais de Jinotepe, à l’Ouest. Il tient l’hostal depuis huit ans, avec sa belle-mère ; sa femme est en déplacement vers Managua avec leur fille de huit ans. Il a auparavant fait de bonnes études, puis travaillé pour la compagnie de téléphone Claro (« Claro que si ! », dit le slogan), ce qui l’a amené sur Omotepe. Son beau-frère, Mel, travaille avec lui. Mel a trente-deux ans, de larges yeux fatigués et joueurs et porte toujours un débardeur blanc. Il est guide mais, paresseux, préfère rester à l’hostal draguer des allemandes et jouer au casino, un jeu de carte local, avec les touristes. Nous marchandons, et tombons d’accord sur 100 $ par mois pour deux personnes. Les chambres sont de petites habitations insalubres munies de toilettes, d’une douche et d’un ventilateur. L’hostal est sympathique mais loin de Balgüe, où nous allons travailler.
Il se met à pleuvoir, évidemment.
Mercredi 3 juillet
Hier nous avons marché jusqu’à Balgüe pour aller à la rencontre de K. (que, bien sûr, je prends un malin plaisir à appeler ainsi. Préciosité littéraire.) Entre les champs de canne
De cacao et de banane
Nous avançons comme des chiens et dans le réfrigérateur glacé
De nos têtes ramollies d’enquêteurs éreintés
Passent d’autres chiens
Les uns après les autres
En lente procession
La bave aux lèvres
Les dents acérées comme des machettes les yeux rouges comme un fruit éclaté
Et qui nous amènent dans leur gamelle les premières gouttes
Du poison (mais assez de ce genre de saloperies
Prétendument poétiques). Je suis actuellement dans le pays de Sandino, et je tente de rassembler mes souvenirs sur le sujet. La silhouette du Caudillo m'encourage, figée sur les drapeaux et certains murs, tirées des rares photographies que l’on a gardée de lui.
Vers février 1934 (date fatidique à l’échelle du monde) Augusto César Sandino se trouve dans sa propriété, au sein de la petite communauté créole et indienne qu’il a constituée dans l’extrême-Nord du pays. Il y a quelques temps déjà qu’il a renoncé au combat, et amorcé le désarmement de ses guérilleros en échange de quelques contreparties ; il a maintenant beaucoup à faire pour le bien-être de ceux qui l’ont suivi: développement des cultures, aménagements des rivières, constructions de lieux de vie. Mais d’autres choses le préoccupent. Un peu partout dans le pays, ses combattants continuent à se faire assassiner, malgré la fin officielle du conflit ayant opposé quelques années auparavant les conservateurs pro-américains aux libéraux, au jeu ambigu, mais soutenus par un caudillo indiscernable et inattendu : Sandino donc. Somoza, le général à la tête des milices chargées par les USA de rétablir l’ordre, s’est rendu coupable de multiples exécutions sommaires. Sandino, qui n’est pas un imbécile malgré son visage poupin, voit venir le danger et sait qu’il gêne à peu près tout le monde : les Américains, la Garde Nationale, et le gouvernement de « réconciliation » mis en place (j’emploie volontairement ce terme, employé par le FSLN aujourd’hui).
Fils naturel (dit autrement : bâtard) d’un grand propriétaire, abandonné par sa mère, élevé par ses grands-parents avant d’aller s’établir chez son père qui va le reconnaître comme son fils légitime, le bonhomme n’était pas à première vue taillé pour devenir un héros national : coureur de jupon et caractériel, il finit par quitter le Nicaragua pour voyager à droite et à gauche, exerçant diverses professions au Mexique et ailleurs, et acquérant ainsi une certaine sensibilité politique. Un peu le même parcours que le Che, quoi (vénéré comme une idole, ici ; son portrait trône dans bon nombre de maisons et on a donné son nom à l’un des bateaux menant sur l’île). Il laisse derrière lui sa fiancée, une cousine qu’il va épouser à son retour. Les choses vont ainsi de telle façon que, quand la guerre éclate dans son pays, il se rallie aux rebelles, derrière les libéraux, et fait si bien qu’il se retrouve à la tête d’un important groupe de combattants ayant rejoint sa cause, des paysans surtout (le Nicaragua n’est guère industrialisé), attirés par son charisme et son évidente bonne volonté. Son programme n’est pas clair cependant : on se demande s’il est socialiste, marxiste, trotskyste, populiste ou nationaliste, sans doute un peu tout cela à la fois. Son mouvement de guérilla, un modèle du genre, est un temps (brièvement) soutenu par l’URSS, et essaime en Amérique Centrale, au Salvador notamment en la personne de Farabundo Marti, mais rapidement Sandino se retrouve isolé et doit aller au compromis, faute de soutiens et de moyens. C’est pourquoi à quelques temps de là, nous le retrouvons retiré dans sa propriété, toujours bon (j’imagine que cet homme était bon. Je peux me tromper. Ce qui est sûr au moins, c’est qu’il était désintéressé) mais un peu amer, voire franchement énervé.
(C’est décidé, nous allons nous fixer à Balgüe. K. a tenu compte de nos exigences. Les choses s’arrangent finalement. Un orage va éclater, encore un.)
À ce moment-là, il est clair que Sandino va mourir.
Jeudi 4 juillet
Or donc en février 1934, Sandino est dans sa propriété quand arrive un représentant du gouvernement, familier du Caudillo. Celui-ci a été invité à des pourparlers, et il s’agit d’une part de savoir s’il accepte la rencontre (Somoza, son ennemi, sera présent), d’autre part de la préparer. Sandino fait part de ses griefs : il a tenu ses promesses, mais les assassinats continuent. Il est hors de question pour lui d’achever le désarmement de ses hommes tant que ces exactions continueront ; il exige de conserver une garde rapprochée et s’emporte, ce qui n’est pas dans ses habitudes.
Intermède. Les nuits sont remplies de brassées de minuscules moucherons collants et bourdonnants. Réunion sous les lampes jaunies de la terrasse de K., en face du lac. Les chiens jouent sur le carrelage frais. Nous discutons. L’atelier de théâtre de K. est un petit groupe d’agit-prop gentillet et bancal composé d’une poignée d’adolescents indolents, parfois brusques cependant. Ils ont déjà adapté sur scène Martha y Raimondo, un court-métrage amateur brésilien que K. nous montre dans sa version espagnole médiocrement doublée. Le film présente un monde inversé où une femme, Martha, martyrise son homme, un brave moustachu qui doit endurer ses brimades, ses coups, et de la voir rentrer ivre en plein milieu de la nuit. À la fin, le moustachu se réveille : ce n’était qu’un rêve. K. dit vouloir faire changer les esprits au sein de la communauté ; Allemande, elle vit ici depuis onze ans ; elle ressemble à une grosse sainte inflexible et revêche. Elle est de ces cheles (blancs) fanatiques qui se veulent plus locaux que les locaux, basculant dans un nationalisme outrancier, et elle s’enorgueillit avec une pointe de mépris de sa connaissance des us et coutumes de l’île ; elle s’emporte contre le machisme, l’alcoolisme, l’inceste, l’analphabétisme. Elle crèvera ici, elle a trouvé son endroit. Nous dissertons au milieu des moucherons qui se posent sur nos nuques, nos bras, et rentrent dans nos narines. Memo (Guillermo, l’un des aînés de la troupe, qui est étudiant) me parle de la violence latino-américaine, de la jeunesse et de la drogue (l’île est inondée de mota colombienne dit-il). Je lui demande s’il serait possible de parler dans la pièce de la corruption, par exemple : il me dit que bien sûr que non, que l’île est très fidèle au pouvoir Sandiniste (le cadavre vermoulu de ce qu’a été le Sandinisme, mené à la baguette par le fantôme en loque de ce qu’a été Daniel Ortega) et que celui-ci est difficilement critiquable. Mais nous pourrons en parler ensemble, si tu veux, ajoute-t-il. J’acquiesce. Le groupe se disperse et nous allons manger un gallopinto chez José.
De retour chez nous, dans la maison délabrée que la famille de Mierta (la femme de Rudy, le frère de Memo, qui fait aussi partie de l’atelier de K. et héberge G*) nous laisse, pleine de rats, de moustiques, d’araignées et de chauves souris, dotée en outre d’un cercueil qui repose sur deux tréteaux, à côté de la cuisine, j’en reviens à Sandino. Il a accepté l’entrevue et s’est rendu à Managua où il a fait quelques compromis et s’est montré plutôt conciliant, donnant même l’accolade à Somoza. Il voit donc de nouveau l’avenir de façon plus sereine, même s’il ne devrait pas : comme dans une nouvelle de Borges, il est déjà mort et il ne reste plus à son adversaire qu’à donner l’ultime coup de feu, distraitement. Quelques jours plus tard, la voiture où il se trouve avec ses hommes de main est arrêtée dans la rue par des hommes armés faisant partie de la Garde Nationale. Sandino, qui sait sans aucun doute ce qui l’attend, et ses hommes sont conduits en forêt et, au terme d’une attente interminable, passés à la mitrailleuse. La maison du membre du gouvernement (le même qui était venu trouver le Caudillo au début du récit) où se trouve le père de Sandino est prise d’assaut et, quelques jours plus tard, c’est la communauté du Nord qui est assaillie par les milices et réduite en cendre. Tous y passent : les ex-combattants, mais aussi les femmes et les enfants. Il ne reste plus rien de l’œuvre de Sandino : son corps est jeté dans une fosse commune que Somoza détruira pendant la dictature, l’emplacement étant devenu un lieu de pèlerinage. Ceci fait, il ne reste plus au général, appuyé par les Américains, qu’à renouveler son serment de fidélité au gouvernement et à son président, un homme veule et moufflasque, et à attendre un peu avant de s’emparer du pouvoir, ce qu’il fait en 1937. Les Somoza, père et fils, gouverneront jusqu’en 79.
Ainsi meurt, assez jeune, Augusto César Sandino. Ses projets anéantis, le sandinisme va mettre longtemps à réémerger. Lionel Bar : « L’histoire récente du Nicaragua, c’est l’histoire de la révolution Sandiniste, un pays dont peu de gens connaissaient l’existence jusqu’à ce jour du 19 juillet 1979, lorsque les troupes Sandinistes entrent dans Managua, au terme d’une insurrection populaire dont il existe peu d’exemples en Amérique Latine. À cette date, le Nicaragua sort de l’anonymat […]. De juillet 1979, date à laquelle le FSLN met fin à une dictature quarantenaire et prend le pouvoir par les armes, à février 1990, date à laquelle il est défait par les urnes, ce petit pays d’Amérique Centrale va se retrouver régulièrement sur le devant de la scène internationale. « The man who makes Reagan see red » tirait à la Une, en mars 1986, le Time Magazine, faisant référence au président Daniel Ortega. »
Vendredi 5 juillet
(Sur Omotepe, sieste au soleil Encerclé par les zopilotes,
Les bras en croix sur le sol du Nicaragua, riche
De fusils rouillés et de poètes morts.
Me gustas cuando callas, Porque estas como ausente.
Je me rappelle ces putains de vers
Qui me semblent dans mon délire terriblement beaux, quasi létaux, Et peut-être le sont-ils ; Martha, dans son comedor,
Est toujours aussi grasse et souriante, avec ses grandes joues tachetées,
Le cochon passe et repasse, le bus déglingué
Est en retard, la peau poisse et les muscles saillent
Sous les débardeurs tachés de mangue. L’air liquoreux se dépose sur mes lèvres, mes avant- bras, mes omoplates et mélange ce sourire ces muscles ces mangues à l’odeur du porc qu’on a égorgé.)
Nous prenons nos repères à Balgüe, petite communauté paysanne nichée au pied du volcan Madera, et qui compte à peu près 2200 habitants. Les maisons, souvent de bois et de tôle, parfois de bouteilles en plastique et de bâches, sont dispersées de part et d’autre de la route pavée (récente : un an) qui relie le village à Altagracia et Moyogalpa, les deux plus grosses villes de l’île, route gracieusement (à moins que non) offerte par la banque mondiale en échange, on peut le supposer, de la gracieuse également libéralisation de l’économie du pays réalisée par le gouvernement de réconciliation et ses prédécesseurs libéraux depuis 1990. Le centre de Balgüe compte quelques pulperias, quatre ou cinq comedors, une école primaire et un collège ; les champs (de café, de plantain, de riz, d’avocatiers) sont dispersés sur les flancs du volcan, à une demi-heure de marche. Des fermes écologiques, tenues par des cheles, se sont implantées dans les alentours, qui hébergent à prix coûtant des volontaires Nord- Américains et Européens pour quelques semaines, quelques mois. L’une d’elle, le Zopilote, n’a semble-t-il (selon une volontaire croisée à Granada) pas bonne réputation auprès des locaux : s’y rassemblent des hippies bruyants plus intéressés par la musique, la drogue et les délires de la vie communautaire que par les soucis des locaux.
(Inutile de tenter de garder un soupçon de neutralité : je déteste ce genre de types, qui ne vont dans le tiers-monde que par goût de la défonce par cher, et pour satisfaire leur appétit immodéré pour un mysticisme dégénéré d’enfant bourgeois guère capable de se questionner sur le pourquoi d’une présence quelque part, le pourquoi d’une fuite, d’un voyage. Qu’est-ce que je fais là ? Se le demander dans toutes les langues. Des minables : les mêmes en Inde, dans les Balkans, ici, partout. Ne pas demeurer n’est pas un choix vide de sens, et il est impératif de s’en rendre compte. Ces spécimens pullulent sur l’île ; à Balgüe on les retrouve au Café Campestre, le restaurant bio et blanc du coin, trop cher pour nous et pour n’importe lequel des habitants du bourg).
K. vit à deux pas du lac, dans une maison plutôt coquette pour les critères de la région. C’est chez elle que les ateliers de théâtre ont lieu, quant il ne pleut pas. Ici c’est l’hiver, la saison des pluies. Pour le moment nous avons été épargnés mais, nous dit-on, ça ne saurait durer. Le ciel se fend d’éclairs blanchâtres, des bourrasques font chuter au sol les mangues fraîches. Les moucherons s’attrapent près des lumières par poignées. Nous découvrons chaque jour un peu plus la faune de notre maison : blattes, araignées, scorpions, lézards, crapauds. Les rats ont dévoré notre pain pendant la nuit.
Samedi 6 juillet
J’ai emporté ici une anthologie des poètes surréalistes (la même chose que lit B dans la nouvelle de Bolaño Le dernier crépuscule sur la terre, sa meilleure), choix que ne motive aucune raison particulière. J’ai également dans ma sacoche un livre sur le FSLN, une histoire des peuples Arabes, une histoire de la danse moderne, le Cahier d’un retour au pays natal, délicieuse relecture ; restent d’autres livres que je n’ai pas encore sortis de mon sac de voyage.
Il fait lourd ici. Le travail s’annonce difficile, car les enfants sont rarement là et K. n’est guère commode. Rudy, l’aîné de la troupe, et un alcoolique invétéré. Son frère Memo doit travailler double pour compenser sa paresse.
Pour le moment nous demeurons plutôt inactifs. Je feuillette un vieux numéro de La Prensa récupéré chez un vendeur de vêtements. Je feuillette aussi mon livre sur le FSLN. Ici les gens ne parlent pas (plus ?) beaucoup de politique, nous a-t-on dit. Je ne saurai pas pour le moment ce que pensent les nicaraguayens de la renonciation officielle au Marxisme de Ortega, la queue entre les jambes, le treillis impeccablement ajusté. De toute façon, le Nicaragua demeurera Solidaire, socialiste et chrétien, promettent de coûteuses et colorées affiches de propagande.
Nous nous retrouvons tous pour manger chez Martha, indolente madre tendre et grasse, des taches sombres sur les pommettes, mollement secondée par son beau-père Eduardo, jovial, une casquette constamment vissée sur la tête. La radio grésille des mambos et des cumbias, et soudain crachote des nouvelles du Costa-Rica, du Venezuela ou du Mexique : ouragans, troubles politiques,manifestations.
Je lis rarement, en fin de compte, et surtout de la poésie :
« Tout le monde cherche tout le mondeet tout le monde couche avec tout le monde mais personne ne touchepersonne
il y a des chattes de petites filles dessinées dans le ciel
et les hommes boivent trop
et ils donnent des coups de pieds dans les portes et chopent leurs filles » (Raul Zurita)
Martha nous apporte des gallopintos fumants en criant sur le chien, la radio bougonne toujours et elle, Martha, nous parle des choses futiles du quotidien, les mêmes choses que toujours, partout, les gens se disent, sur le temps, sur le cochon qu'on va tuer, sur le travail, les avocats qu'on ne trouve plus nulle part en ville aujourd'hui et tout ce genre de choses. Et derrière tout ça, les fièvres tropicales et les files indiennes pour aller aux champs, le matin.
Dimanche 7 juillet
Nous avons fait une petite marche jusqu'à Corozal, à une heure de Balgue. Football avec des gamins, sur le sable d'une crique, après un bon repas à l'ombre d'une tôle, dans l'unique comedor de la communauté (390 habitants, dit une pancarte gouvernementale promettant des travaux d'assainissement dans un futur proche).
Puisqu'il n'y a maintenant, alors que nous sommes rentrés chez nous, que la chaleur continue à nous suffoquer et que les muscles font mal, plus rien à faire, autant se pencher à nouveau sur un peu d'Histoire, clope au bec. Vers la fin des années 50 (le cadavre de Sandino pulvérisé depuis longtemps déjà) se manifeste une vague de mécontentement dans les quartiers populaires de Managua et Léon, suscitée par les expulsions abusives opérées par le gouvernement à la demande des grands propriétaires, souvent membres de la Garde Nationale.
En 1959, se forme à El Chaparral une colonne de guérilla nommée Rigoberto Lopez Perez (le poète qui a tué Somoza père, déjà évoqué), rapidement écrasée, et à laquelle participent de nombreux jeunes gens, dont Carlos Fonseca, futur dirigeant du FSLN. La révolution de Cuba, encore neuve et pas encore essorée, apporte son soutien. La colonne ayant été massacrée, des étudiants de Léon se mobilisent, et sont à leur tout violemment réprimés. Cette violence, qui reste dans les mémoires comme « la tuerie du 23 juillet », sera au bout du compte l'origine du « code noir » qui, pendant vingt ans, va constituer un socle juridique, bien commode, afin de justifier la répression à l'égard de toutes les formes de subversion ou des simples écarts à la logique dominante, celle impulsée par Somoza et par son allié américain.
En 1960 cependant, à Léon encore, des paysans chassés de leurs terres manifestent, accompagnés d'étudiants et d'habitants des quartiers, afin de réclamer la libération d'autres paysans, emprisonnés pour avoir voulu récupérer leur bien. Et ainsi de suite. Le FSLN, ou plutôt ses différentes composantes, va naître en partie de l'unification de ces colères, au terme d'un long travail idéologique et tactique voué à faire date dans l'histoire des révolutions modernes -avant l'exercice du pouvoir, avant les traîtrises, les coups bas et l'effondrement.
Lundi 8 juillet
C'est aujourd'hui l'enterrement d'Isabela, une dame de la famille où sera hébergée M*, morte il y a quelques jours. Je m'y rends avec J*, à 8 heures. Le cortège arrive en retard, une longue procession désordonnée de femmes et d'hommes en blanc ou en habits de tous les jours, se tenant le bras, derrière un quatre-quatre chargé du cercueil. La voiture s'arrête devant l'église et six hommes déchargent la boîte. Quelques femmes pleurent. On entre ; on s'assoit. Une jeune fille de la famille chante avec une voix de fausset des cantiques, sur fond de synthétiseur déglingué. Prières en espagnol, notre sœur est maintenant aux cieux, lecture de Saint Luc, assis, debout, assis, chanson, lecture de Saint Jean, puis chacun va déposer une pièce dans l'urne en face du cercueil recouvert d'un drap blanc. Je fais sonner une pièce de cinq cordobas dans la cagnotte et sors de l'église avant la prochaine chanson.
Lionel Bar : « Historiquement, au Nicaragua comme dans toute l'Amérique Latine, l’Église est un des piliers de l'ordre social. Elle défend l'ordre établi en prônant le statut quo, légitimant par-là même la domination des classes dirigeantes. Bien souvent, au nom de cette alliance avec le pouvoir, elle préfère fermer les yeux sur les atteintes aux libertés fondamentales perpétrées par des gouvernements autoritaires. La place institutionnelle et le rôle idéologique de l’Église dans la société vont se trouver conforter, au cours du XXème siècle, par le danger que représente aux yeux des classes dominantes l'expansion du communisme et l'idéologie révolutionnaire en Amérique Latine ». Cela reste vrai jusqu'à la fin des années 60.
Le travail n'est pas encore commencé. Tout est plus lent ici. À voir si nous arriverons à tirer profit des vacances scolaires, qui viennent de commencer. Les gamins doivent tout de même aller aux champs, le matin. Les filles sont bloquées par la réticence des pères. Les structures familiales rendent tout beaucoup plus difficile, dit K. Elle nous donne tout de même un planning pour la semaine : jeux avec les enfants du village disponibles le matin, théâtre l'après-midi et le soir. S'il pleut, nous ne ferons rien. Angel viendra nous aider à faire les affiches : torse nu, assis à côté d'elle, il porte une imposante croix sur la poitrine. Il a une histoire difficile, nous dit K. Son père est parti, et sa mère se prostitue. Il a le mot rare et le rire acide. Je crois qu'il a seize ans, peut-être dix-sept. Je me demande ce que veux dire le mot Dieu pour lui.
De 1962 à 1965 a lieu le concile Vatican II, méconnu, mais qui a considérablement modifié le rôle de l’Église dans les pays du tiers-monde, puisque elle y (ré ?)affirme son attachement à la lutte contre les injustices et la pauvreté, tandis dans le même temps plusieurs encycliques rappellent l'engagement du catholicisme vis-à-vis des problèmes socio-économiques mondiaux. C'est en quelque sorte un retour en force du Christ dans la lecture qu'en a fait François d'Assise (dont le nom figure ici sur bien des t-shirt, comme une star de la pop). En conséquence de ces bouleversements, la deuxième conférence épiscopale latino-américaine, à Medellín en 1968, affirme clairement la solidarité de l’Église avec les déshérités. Sur le terrain, cette position se concrétise par la création progressive de Communautés Ecclésiales de Base (ou CEB) qui, grâce au renforcement des pratiques communautaires, couplé aux nouveaux impératifs du catholicisme, vont favoriser l’apparition d'une nouvelle doctrine : la théologie de la Libération. C'est plus ou moins à ce moment-là qu'apparaissent au Nicaragua les frères Cardenal, Fernando et surtout Ernesto. Celui-ci, fondateur de la communauté de Solentiname (Au triste destin. Telle celle de Sandino, la communauté de Cardenal fut massacrée en 1977 par la Garde Nationale. Le dernier coup d'éclat de Somoza. Voir la nouvelle de Cortazar), va être un des premiers à opérer le rapprochement entre l’Église et les Sandinistes, encore marginaux -de même, du reste, que l'implantation des CEB. Mais c'est surtout à partir des années 70 qu'étudiants chrétiens, prêtres adeptes de la théologie de la libération (tel Gaspar Garcia Lerano, missionnaire espagnol qui, arrivé au Nicaragua en1968, rejoint la guérilla en 77), CEB progressivement politisées et guérilleros vont se rejoindre, à la faveur notamment d'un fait-divers : en janvier 1970, Leonel Rugama, poète (encore un) et militant sandiniste, est assassiné sous les yeux du père Francisco Mejia, aussitôt arrêté et brutalisé. Divulgués par La Prensa, alors organe contestataire lié à l’opposition anti-somoza, ces événements suscitent une grande émotion dans le pays, renforçant un peu plus la solidarité entre mécontents. Symbole de cette évolution, la création en 1973 du Mouvement Chrétien Révolutionnaire va permette le rapprochement entre le FSLN et l'opposition chrétienne au régime. C'est la rencontre de ces deux forces qui va permettre, en 1979, de mettre fin au régime de Somoza et d'entamer le début de la phase gouvernementale de la révolution Sandiniste.
Mardi 9 juillet
Un petit ouragan a amené une pluie torrentielle sur l'île et des fourmis volantes, attirées par l'humidité, inondent littéralement les terrasses, les maisons, les chambres, les rues, laissant au sol des millions d'ailes mortes. Ils annoncent l'hiver, dit Isabel. Normalement elles viennent beaucoup plus tôt, en juin, mais le temps est détraqué. À partir de maintenant cela va être de pire en pire, nous prévient-elle en riant de notre mine défaite. Les crapauds se précipitent sur la route et la pluie, toujours plus de pluie, en trombes ininterrompues. Apocalypse Now. Mes vêtements sentent le moisi, les clopes se dissolvent dans les poches trempées, les allumettes sont inutilisables. Les singes, comme des assassins inquiétants, sillonnent les branches en formes noires et tremblantes, fantomatiques. Nous jouons aux cartes. La fumée de nos cigarettes nous protège provisoirement, croit-on, des moustiques, et nous demeurons cois, sous tension, besaces gonflées des crachats diluviens.
Nous ne travaillerons pas.
Mercredi 10 juillet
(La pluie en flots épais
et un squelette de guérillero posant sa main sur les omoplates d'un poète
d'un policier d'une indienne d'une pute d'un chien
n'importe quoi qui soit Latino-américain
des USA au Chili en passant par le Mexique et par la Vieille Europe pourrie avec ses Paris comme des New-York en cendre
des Los-Angeles au cul boutonneux Mexico après l'éruption et la mitrailleuse Tokyo après Godzilla
et moi dans la jungle à la recherche de Kurtz défoncé indigénisé
cannibalisé santérisé sanctifié martyrisé crucifié
complètement foutu perdu dans l'enfer de ma conscience enfumée à trois pas des Tropiques
foutu, perdu
comme n'importe quoi qui soit Latino-américain.)
Le travail n'avance pas. K. nous tape sur les nerfs. Les moustiques nous tapent sur les nerfs. Le gallopinto nous tape sur les nerfs.
Le voyage.
Les émotions neuves.
Les choses pas vues.
Jeudi 11 juillet
L'ouragan s'éloigne, nous avons eu droit à des éclaircies dans la matinée. K. décide de mettre l'accalmie à profit pour aller faire en ville (façon de parler) un défilé carnavalesque traditionnel destiné à rameuter les foules, afin de guider les enfants vers nos activités du matin à la Casa Mano Amiga : une Gigantona. Le défilé consiste en une grande poupée, figurant une indigène, qu'un homme dissimulé sous ses jupes fait danser au moyen d'un bâton. La Gigantona est accompagnée de la figure du blanc, le gouverneur colonial, sous la forme d'el Enano, le nain, un gros panier d'osier sur lequel est peinte une tête difforme est lequel s'est enfoncé Carlos, une chemise aux bras emplis de chiffons fermée autour de la taille. C'est une figure honnie : c'est pourquoi les enfants la cognent, ce qui rend difficile le rôle de la personne à l'intérieur d'el Enano, voué à s'agite d'une jambe sur l'autre et à se prendre des coups pendant plus d'une heure, les bras serrés au-dessus de sa tête pour faire tenir le panier. Je jouais du tambourin, Romain de l'accordéon. Alexander faisait des échasses, grimé en sorte de géant vert. Une horde de gamins nous a accompagnés d'un bout à l'autre, sous l'oeil des habitants sortis sur le pas de leur porte. Rires, tambours, joie, danse, danse, les sourires édentés et plombés de passage. La pluie vient interrompre la fête.
Vendredi 12 juillet
Joué avec les enfants une bonne partie de l'après-midi après une matinée laborieuse, -tractations avec K. et à propose de l'impossibilité de prévoir quoi que ce soit ici, pas même la pluie. Comme à chaque fois je me suis laissé glissé vers l'enfance à en crever d'épuisement. Nous commençons à trouver notre place ici, la plus enviable : celle du guignol. Figure possiblement universelle -autant que celle du flic à laquelle elle s'oppose.
Marcher dans la forêt, sous les nuages qui s'amoncellent aux abords du volcan mort devenu simple gouttière. Les cochons font craquer les buissons d'épines, les paysans reviennent des champs. On entend des chansons chez les Évangélistes.
Encore une journée qui s'en va.
Samedi 13 juillet
Expérimenté aujourd'hui diverses sortes de paresse. J* va mieux, ses maux de ventre s'estompent et elle ressent moins de fatigue ; ses nuits sont plus tranquilles. Nous sommes allés au match de football entre juniors et seniors, sur le terrain du collège de Balgüe ; des cochons rongeaient des mangues, peinards, non loin des cages, et sur la touche des poules passaient avec leurs poussins, ainsi que deux chiens faméliques. Rudy et Carlos jouaient, ainsi qu'Angel. Nous sommes partis à la mi-temps -3 à 2 pour les rouges, les vieux. Puis une baignade dans le lac, et un verre de bière avant le crépuscule ; un peu plus tard les hommes du village et quelques jeunes filles court-vêtues traînaient dans la rue, draguaient, partageaient les bouteilles, calmes, lents, vaguement menaçant dans l'obscurité des nuits sur l’île. La paresse et ses désirs refoulés, ou pas, les élans tranquilles dans la chaleur cancéreuse.
Dimanche 14 juillet
Vers midi nous avons pris le café chez Martha (qui n'était pas là) après avoir mangé du gallopinto, de la salade et des avocats chez Isabel, fraîchement rentrée de l'église (son comedor est le rendez-vous des employés du catéchisme). Là, chez Martha donc, se trouvait Manuel, qui nous a invité à nous asseoir à ses côtés et a insisté pour payer le café. Hier déjà, J* et moi l'avions croisé au même endroit, et nous avions fait un bout de chemin ensemble. Il nous avait dit à quel point il était heureux, heureux de voir des jeunes gens comme nous venir dans son pays ; puis il avait commencé à parler des étrangers, Espagnols, Français, Suisses, Colombiens, Venezueliens, Cubains, Africains, venus se battre dans la guérilla sandiniste. Insidieusement, je lui avais demandé s'il avait fait partie du FSLN. Il dit que oui, qu'il avait rejoint la lutte dans les montagnes en 73, puis il s'était enflammé et nous avais parlé de courage, de violence, de sacerdoce, du peuple, de solidarité entre les peuples. Quelques minutes plus tôt, il nous avait dit qu'il était venu ici pour faire du commerce, le pas mesuré, les yeux cachés par des Ray-Ban de contrefaçon, une casquette sur la tête, vêtu d'un treillis rouge et noir, couleur du Parti. Maintenant, il nous saisissait par les épaules, riait comme un enfant, se prenait la tête entre les mains : Vous n'êtes pas capitalistes, je pense ? Bien sûr que non ! J'admire l'Histoire de votre pays. La Révolution. Tout a commencé avec Jeanne d'Arc (il avait dit : Juana del Arco, quelque chose comme ça, et je n'ai pas tout de suite compris de quoi il parlait). Jeanne d'Arc contre les Anglais. C'est déjà la lutte contre l'impérialisme. Nous nous avons lutté dans les montagnes, des gens de partout, des gens de gauche (il prononce le mot : Izquierda, avec délice et fierté), et je leur dit merci. Et je dis merci à Cuba, merci à Che Guevara, merci à Hugo Chavez, Dieu ait son âme. Nous, nous étions marxistes-léninistes. Marxistes-léninistes ! Tu vois ce que je veux dire ? Cela signifie que nous sommes internationalistes, c'est ça le maître mot, internationalistes. Il parla encore un peu puis s'en fut, exalté, encore frémissant. Et nous l'avons donc revu, ce matin, comiquement (et ironiquement) accoudé chez Martha sur une table où un grand drapeau américain fait office de nappe. Les étoiles et les bandes rouges se reflétaient sur ses lunettes noires. Il prit rapidement la parole, à partir d'une remarque de J* qui lui avait proposé un pan sucré et s'était étonné de son refus catégorique. Il répéta : en 73, j'ai rejoint la guérilla. Dans les montagnes nous étions privés de tout, de tabac, de sucre, c'était du luxe, nous n'y avions pas droit. J'ai marché onze jours avec seulement ça d'eau (il fait le geste avec ses doigts) ! Puis il parla des nuits, des massacres, des mutilations, d'une femme à qui les Contras avaient coupé les bras. Il donnait parfois l'impression de pleurer. Il parla d'Isabelle, une suissesse qui avait partagé sa vie et avec qui il avait été guerillero et clandestin au Costa-Rica et au Salvador. Il nous parla, un peu, de ce qu'est la vie de clandestin. Il nous parla de Cuba, il dit que l'île avait le meilleur système médical du monde, par exemple, et qu'il fallait arrêter de tout le temps dire du mal de Fidel. Il ajouta: « Pourquoi un pays comme la Colombie ne peut-elle pas régler ses problèmes tout seul ? À cause de l'impérialisme». Et il pointa du doigt le drapeau sous ses coudes. Enfin, il nous parla de l'Histoire du Nicaragua, des indigènes et de la sagesse que la connaissance de leur culture et de leur langue lui avait apportée. Il détailla cinq points: amour, sourire, amitié, tendresse (plus précisément, il a dit : câlin) et pardon. Il tirait ses pensées d'un carnet qui traînait dans la poche de sa chemise, entre son briquet Zippo et ses clopes, recouvert d'une écriture épaisse, difforme, semblable à celle d'un enfant, et qu'il lisait en suivant les lignes avec ses fines mains veinées, ridée, marrons.
Il me donna, pour finir, à ma demande, ce feuillet, qui ressemble à une sorte de poème bilingue exhumé d'un crâne en diamant :
Buenosdias NAKSAMISKITOSAKIOAY SABE
Mujerhermosa MEXRYPENRIKA SEXO KAYSATUAYA
adiosmujer NATARA NASA PUNVIREY
….............................................................................................................
La veille, j'avais rencontré José (dit Josélito, et plus souvent Lito), un jeune de l'île, avec qui nous sommes allés boire une bière (il est le « frère» -c'est à dire qu'ils vivent dans la même famille- de S*, une volontaire allemande avec qui nous avons sympathisé). José se donne souvent des airs, mais c'est une bonne pâte. Nous avons parlé de révolution, les célébrations de la Française étant là et celle de la nicaraguayenne approchant. Bravo à tous ceux qui ont pris les armes pour que tout reste pareil, dit-il en s'esclaffant. Ici, ils ont chassé un système pour mettre en place un autre système. C'est toujours de la politique. Je lui demande ce qu'il pense de la situation actuelle. Je ne juge pas, dit-il, nous ne sommes pas un pays développé, le Nicaragua c'est le tiers-monde, c'est normal que nous ayons des problèmes que d'autres n'ont pas. Mais quand les députés gagnent vingt fois le salaire de n'importe qui, je pense qu'il y a un problème. Et comment vois-tu l'avenir, dis-je. Il prend une gorgée de bière : Je vois une autre révolution. Je m'excuse pour mes questions, le croyant embarrassé. Il me dit : Il n'y a pas de soucis. Ici nous sommes en démocratie (il rigole et mime les guillemets avec ses doigts), on peut parler de tout. Avec moi en tous cas. Certains sont tellement incapables de voir les fautes du système actuel qu'on ne peut pas leur parler. Puis il allume une cigarette et souffle quelques mots, las et rapides, sur le chômage, la crise économique, la corruption. Quand je lui demande ce qu'il pense de l'époque de la révolution, de 79 à 89, il dit que qu'il en a eu des témoignages par ses parents, et qu'il a vu des vidéos : « Sur l'une d'elle, dit-il, on voit une jeune femme avec son bébé et une mitrailleuse en bandoulière. Cela fait peur. Partout les gens étaient prêts à mourir, à tuer. Il s'est passé des choses horribles».
Vers dix heures le gérant du bar, un gringo, vient nous foutre à la porte, sans grande courtoisie. Nous n'avions commandé que deux bières, pas assez pour être ne serait-ce que légèrement ivres, mais bien assez, avec cette chaleur, pour nous endormir tout à fait. Nous rentrons.
Lundi 15 juillet
Le fanatisme de K. m'a porté à ébullition hier. Longue engueulade, qui bien sûr n'a mené à rien. Je ne suis venu ici ni en travailleur, ni en bénévole, ni en détention, ni en témoin. Je suis venu me dissoudre. Ce qu'elle ne peux pas me comprendre. J* commence à s'acclimater, moi de même, c'est à dire que nous tentons de disparaître. Nous rejoindrons une famille dimanche. R* semble sur les nerfs. A* resplendit.
Qu'est-ce que je fais là ? Je travaille avec des enfants (je suis passé aujourd'hui à l'école avec A* pour demander à ce qu'ils nous accordent des enfants et une classe. Tout sauf K.) et réfléchir sur la révolution sandiniste, profitant de ce que cette bonne vieille figue trop mûre de Daniel Ortega a de nouveau accédé au pouvoir, moyennant quelques aménagements.
La révolution de 79, malgré les problèmes rencontrés du fait de la guerre civile lancée par les Contras armés par les États-Unis, va représenter un avancement certain dans le pays en terme d'éducation, d'économie, de droits des travailleurs, des paysans, des femmes, etc. Mais après l'échec final, venu des urnes, le Nicaragua a pris le libéralisme en pleine figure. La Violetta, comme ils l'appellent (Violetta Chamorro, avec un ou deux l, je ne sais plus, sans doute un comme Violetta Parra, avec deux r, mais là s'arrêtent les ressemblances. Chamorro était une libérale, très thatchérienne au fond) et Alleman, son successeur, ont progressivement ouvert le marché nicaraguayen et appliqué des réformes structurelles de type FMI, ce qui forcément a eu quelques conséquences sur le système de santé, le droit du travail, le logement. Les Nicaraguayens parlent de cette période sans grande joie, même ceux qui n'ont pas pu connaître l'époque révolutionnaire (c'est à dire la plupart de mes interlocuteurs, les jeunes étant plus enclins à parler politique que leurs aînés). Arrivé au pouvoir après une longue éclipse, Ortega ne va pas beaucoup (n'a pas encore beaucoup) changé la donne. Il poursuit en gros la politique libérale de ses prédécesseurs, agrémentée de quelques réformes sociales tampon, à l'Allemande vieille époque, mais le fond reste le même. « Daniel », beau comme un sou neuf (ou comme Vargas Llosa) a d'ailleurs officiellement renoncé au marxisme, même s'il continue de se faire appeler commandante, fricote avec les gauchistes d'Amérique Latine et se dit anti-impérialiste. Pendant ce temps, la misère dans les villes reste latente, le système de soin reste précaire, les séquelles du cyclone, du séisme et de la grande sécheresse sont encore là, et les capitaux continuent d'affluer un peu n'importe où, notamment à la faveur de la construction du fameux canal transocéanique, la nouvelle catastrophe à venir. Il passera par le lac Nicaragua. Le coût s'annonce exorbitant.
« Bien sûr que ce canal sera une catastrophe », dit Lito, passé nous dire bonjour à la maison. Il ne parvient pas à dormir et, devant travailler très tôt demain matin, semble bien décidé à passer nuit blanche. Nous avons appris hier qu'il avait 26 ans et un fils, dans un autre village de l'île. Mais passons. Il ajoute : « Et bien sûr que ce n'est pas le Nicaragua qui financera, le pays n'a pas cet argent. Et comme ce n'est pas lui qui finance, ce ne sera pas à lui ». Il raconte qu'en se renseignant sur le projet, avec son frère, ils avaient imaginé que le canal pourrait servir à l'arrivée de sous-marins espions, des attaques de ce genre, et il rigole : « C'est juste une idée qui nous est venue », dit-il. Il s'est renseigné sur internet parce que selon lui, les journaux ne valent rien. Pas d'indépendance. Il prononce le mot : propagande. « Ce sera un désastre pour l'île, dis-je : le passage des cargos, la pollution, la destruction de la faune aquatique (je dis quelque chose comme : la mort des poissons. Je parle encore assez mal espagnol.), le béton ». Il hausse les épaules. « Nous verrons, dit-il. Peut-être que ça ne se fera pas. De toute façon à nous, le gouvernement ne nous a rien dit ». « Et puis, peut-être qu'il y aura une autre révolution entre-temps », glisse A*. Je me dis que ce projet existe depuis cent-cinquante ans, et qu'au Nicaragua rien n'est jamais mené à terme, ce qui me laisse un peu d'espoir.
(J'ai posé mes deux pieds
maculés de boue et d'insectes broyés au pays des gens en retard
au pays des choses pas finies
le pays où rien n'a jamais été achevé pas même les guerres civiles
pas même les révolutions j'ai posé mes deux pieds ici
et je me laisse frire sous l'orbite du soleil, doucement)
Puis nous parlons du président. Lito me confirme qu'il y a deux Ortega : celui d'avant, de la Révolution, du FSLN, le combattant, et celui d'aujourd'hui, un vendu qui ne pense qu'à l'argent. Il rapporte une rumeur disant que Ortega a fait construire un avion gigantesque muni d'une piscine. « Les amis du président vivent dans des villas sur les belles îles de Solentiname. Il n'est socialiste qu'avec eux et avec sa femme », dit-il. Sa femme qui d'ailleurs figure sur toutes les affiches roses collées cette nuit sur tous les murs du village, et qui ressemble à une vieille hippie bourgeoise, avec sa peau tirée, ses bracelets et ses lunettes noires, ou à Rascar Capac. «La révolution a été quelque chose de bien, poursuit Lito. Elle a apporté plus d'égalité. Le FSLN a été une bonne chose pour le pays, mais aujourd'hui c'est un système, c'est comme ça (il emploie souvent le mot : système). Maintenant, tout est libéral». Il parle, dans le village, du fonctionnement des fermes écolos tenues par les gringos, comme Bona Fide : « Les gens qui travaillent là-dedans sont blancs et ils se retrouvent tous au restaurant blanc de la ville, celui tenu par un gringo, le Campestre, ou au Zopilote, une autre ferme blanche, et les deux se connaissent, le gringo du Campestre et celui de Bona Fide. Ils ont des intérêts en commun. C'est encore un système. Enfin, c'est ce que j'en pense. Ça reste du capitalisme». Cette saloperie de capitalisme vert, me dis-je. D'ailleurs personne ici ne boit du café des fincas « écolos », mais du soluble Rico.
Nous disons encore un peu de mal de Ortega, de ses postures, de son argent, de ses slogans, de sa femme, et au bout d'un moment nous ne disons plus rien, nous ne faisons que fumer. Nous parlons d'alcool. Il me semble qu'il va encore pleuvoir, dit soudain A*.
Mardi 16 juillet
Nous avons travaillé sur la pièce. Des tensions palpables dans le groupe. La moiteur tropicale nous ronge les nerfs.
Il pleut toujours, de temps à autre, forcément.
Mercredi 17 juillet
Première séance de travail à l'école. Tout s'est très bien passé. Nous les revoyons demain. Je me sens mieux sans la présence envahissante de K., sa grosse silhouette ingrate, son nationaliste étriqué de néophyte, d'expatriée, la froideur qu'elle a gardée de son Allemagne.
(Ce que peut nous apporter la nuit nicaraguayenne :
le fantôme en loque de Sandino à la lumière des lampesfrontales
des bruits incestueux derrière les tôles, des salsas venimeuses,
des cumbias sataniques
et la transmigration forcée de deux ou trois millions d'âmes, dans l'obscurité,
sous la pluie
et sous l'ombre d'un grand crucifix).
Je m'éloigne de moi à mesure que le voyage avance. J'ai rarement eu aussi peu de pensée sur moi-même. Moins de familiarité avec mes songes, rêves étranges d'éruptions orangées pleines de fumées toxiques, de courses-poursuites, de guet-apens dans des souterrains, des ruelles, des villes abandonnées.
Jeudi 18 juillet
Comme je suis au Nicaragua l'occasion est bonne de relire des vers de Roque Dalton
un poète mort, encore un
(mais celui-là fusillé par ses propres camarades de guérilla du Frente Farabundo Marti, du nom de
Farabundo Marti, révolutionnaire Salvadorien des années 30 qui s'est battu aux côtés de Augusto César Sandino
comme quoi tout se recoupe
et Dalton a sans doute ou peut-être
été fusillé pour une mauvaise blague sur le communisme ce qui paraît une raison tout à fait valable de mourir
du point de vue de celui qui est du mauvais côté du fusil
qui s'avère souvent, avec le temps, être le meilleur côté. Mais abrégeons.)
Je relis des vers de Roque Dalton en mangeant à la cuiller une moitié demaracuya goût acide semblable à celui des fruits de la passion, d'ailleurs ça en est sans doute et en sirotant un piñal
et Roque Dalton dit :
« Tristes flaques de soleil sur pied de guerre
sans lune qui se penche sans les oiseaux qui recueillent sa douce trace d'eau mais pour la vérité la belle
qui me jure ne sur la couleur du monde mais pour la vérité tous les deuils toutes les flaques jusqu'à la noyade mais pour la vérité toutes les traces même celles qui tachent celles de boue mais pour la vérité
la mort
mais pour la vérité »
et je me dis tout de même, tout de même, tout de même.
Vendredi 19 juillet
Vers les trois heures et demi du matin, à côté du terrain de football, nous attendons le bus qui doit nous mener à Managua pour y fêter les 34 ans de la révolution sandiniste du 19 juillet 1979. Nous sommes arrivés trop en avance, et ce n'est qu'après quatre heures que quelques personnes commencent à arriver, au début seules, puis en groupes. Mierta, fervente du FSLN, est une organisatrice du voyage. Arrivée à 4h30 avec G*, elle s’attelle avec deux autres types, un grand musclé et un gros moustachu aux allures de délégué CGT, à vérifier la liste des inscrits, à s'inquiéter du nombre de places et du retard du bus, à promettre une navette supplémentaire s'il y a un problème. Le gros moustachu, solennel, en appelle à la responsabilité de chacun en ce jour sacré : "Surtout, nous ne devons pas nous perdre, conclut-il. Mon numéro sera inscrit sur le bus. Faisons attention". Pendant ce temps, Mierta distribue des petits drapeaux plastifiés du FSLN. La moindre des choses, dans la mesure où c'est le Parti qui paye le voyage.
« Nous repartirons après le discours du président Ortega », annonce le gros. Il prévoit notre arrivée vers 14 heures, et notre départ vers 17 heures. Six heures minimum de voyage aller (une heure jusqu'à San José, une de bateau jusqu'à Rivas, puis encore quatre de bus jusqu'à Managua ; tout ceci sans compter les délais d'attente), autant pour le retour, pour rester quelques heures à Managua et assister au discours du président. L'aube vient, et je commence à avoir des doutes sur l'intérêt réel (sinon documentaire) de ce voyage.
Les inscrits pour le voyage, de nombreux jeunes gens, quelques quadra / quinquagénaire et un enfant, finissent par s'embarquer dans le bus qui, avec plus d'une heure de retard, nous mène à toute blinde vers San José. Là, près des embarcadères, des dizaines de bus et de camionnettes déversent tous les habitants de l'île disposés à se rendre à la capitale en ce jour de fête. Ils sont nombreux, et le bateau, un ferry sur trois étages, déborde. Des flics surveillent l'entrée, débonnaires ; des organisateurs prennent nos noms à l'entrée. Enfin, nous pouvons boire un café, acheté à un vendeur ambulant sur le ponton. Des enceintes diffusent une musique ragga, les gens rient, parlent, crient, cintrés dans des T-shirt blancs des 34 ans distribués gratuitement pour l'occasion. Des drapeaux du FSLN et du Nicaragua, bleus, blancs, rouges et noirs, flottent ici et là. Le ferry semble une embarcation remplie d'émigrants clandestins, de boat people. Nous partons. L'ambiance est festive malgré l'orage qui s'annonce : des types nous racontent leurs précédentes virées à Managua, achètent des cafés, des gâteaux, des sodas et des cigarettes à l'unité à la buvette, s'esclaffent. Un journaliste passe entre les bancs du pont supérieur afin de recueillir des témoignages pour la chaîne d'information. Le public interrogé est unanime : tout va beaucoup mieux depuis 2011, le FSLN a tenu ses promesses, il ressent beaucoup de joie en ce jour, vive la révolution, vive Ortega, vive le FSLN. G*, mis devant la caméra, affirme lui aussi ressentir beaucoup de joie même s'il ne sait rien, de son propre aveu en direct, de la révolution sandiniste (il exulte, sincèrement ravi ; nous nous tassons sur nos chaises, un peu gênés).
Puis la houle s'accentue et la pluie éclate, violente. On déserte le pont. À l'arrivée à Rivas, le ferry manque de chavirer sur les quais, ou de se précipiter sur les digues. Il accoste cependant et la foule jaillit, immense, compacte, drapeau à la main, une nuée de silhouettes exubérantes en T-shirt blancs signés : Daniel. Nous trouvons notre bus, le 12, qui ne partira que plus d'une heure plus tard. De la nourriture est distribuée gratuitement, dans des sachets. Le gros moustachu en appelle une nouvelle fois à la responsabilité de chacun afin de garder ce véhicule, gracieusement prêté par le gouvernement et que le village n'aurait pas eu les moyens de se payer, le plus propre possible. Suivent d'autres recommandations d'ordre et de discipline pour l'arrivée à Managua.
Le trajet en bus est un enfer : la route est embouteillée sur l'ensemble du parcours, les jeunes gens assis à l'arrière du véhicule, surexcités, multiplient cris et blagues graveleuses dans un jargon incompréhensible, il fait chaud à en crever, les haltes s'éternisent. À chaque demi-heure le bus s'arrête, jetant dehors pour la pause-pipi les adolescents rigolards. Il n'y a pas de place assise pour tout le monde, des vendeurs ambulants fendent la masse des gens debout, d'avant en arrière, proposant des boissons fraîches, des caramels, des fruits. L'alcool est interdit à bord (et même interdit tout court, nous a dit un homme à Rivas, jusqu'à minuit. J'ai bien voulu le croire, tout en doutant de la réalité effective de cette interdiction).
Nous arrivons finalement à Managua, à bout de nerfs. Je m'allume nerveusement une cigarette en sortant du bus. La foule est immense et on entend des klaxons, des chants, de la musique. Aussitôt, la course commence : Mierta, suivie du groupe, s'élance vers la place où le discours du président doit être prononcé, à vingt minutes de marche. Le désordre est stupéfiant, semblable à celui d'une vaste (et un peu effrayante) kermesse post-apocalyptique. Des stands de partout, des feux, on vend du porc grillé, du mais, de tout, partout du rouge et du noir, le goudron sent le brûlé. Au bout de quelques minutes, j'aperçois déjà une première silhouette effondrée, ivre morte, sur le trottoir. Il y en aura bien d'autres. Il y a des gens de tous les âges, venus des quatre coins du pays, et que Managua accueille, non sans calcul : les toilettes se louent 5 cordobas, les cigarettes grimpent à 60-70 cordobas le paquet, deux fois le prix. La bière, par contre, est peu chère. On nous dit de faire attention aux pickpockets. Au pas de course, nous croisons une dizaine, une vingtaine d'hommes bourrés, le regard vide, traçant droit dans la foule.
Sur la place, de grands écrans permettent à tous de voir ce qui se passe sur la scène principale. Le Parti n'a pas lésiné sur les moyens : la tribune est entourée d'une immense structure dorée digne des jeux olympiques de Pékin ; la sonorisation des discours paraît elle aussi largement au-dessus des moyens du pays. Rosario, la femme d'Ortega, parle, agitant ses colifichets de bourgeoise ratatinée, tandis qu'à ses côtés le président plisse les yeux, striant son visage, tendu par la chirurgie et les UVs, de rides bienveillantes. Rosario dit : Vive le peuple, vive la Révolution, vive l'amour, vive les ouvriers, vive les paysans, vive le Nicaragua, vive le Venezuela, vive Cuba, et ainsi de suite. Toute les deux minutes, elle est coupée par des chansons sandinistes -ou, plutôt, orteguistes- pompeuses et/ou gnangnan. Elle est entourée de militaires, de jeunes gens tirés à quatre épingles qui se lèvent d'un seul bloc et applaudissent à un rythme millimétré, et de représentants de toute l'Amérique Latine : des vices-présidents, des généraux, des présidents d'assemblée -aucun président n'a par contre tenu à faire lui- même le déplacement pour Daniel-, venus de Cuba, de Bolivie, du Costa-Rica, du Venezuela, etc. Un par un, ils vont au micro réciter chacun la même litanie : Vive le peuple, vive la Révolution, vive Ortega, à bas l'impérialisme, à chaque fois rythmée par les mêmes chansons pop de propagande. J'ai l'impression de plus en plus vive, à mesure que les effets de l'alcool de maïs artisanal que j'ai ingurgitée à même le goulot se font sentir, d'assister à une université d'été des Jeunes Socialistes Français organisée par la Corée du Nord. Un mélange détonnant de mascarade politique populiste, d'hypocrisie idéologique et d'abrutissement de masse. Les écrans passent toujours les mêmes images : discours, foule en délire (filmée au seul endroit où la foule est effectivement en délire : juste devant la scène), discours, foule en délire. Pauvre Révolution, me dis-je. Arrive Ortega, la voix pâteuse. Il récite les mêmes phrases toutes faites que ses prédécesseurs. Parle de lutte, de héros, de combattants, de martyrs. Il a l'air vieux et encroûté, dans sa chemise blanche qui moule son ventre trop gros. Les gens hurlent, fanatisés, pas tous, mais certains hurlent, effectivement. Daniel parle du Nicaragua et des mots qu'il a pris comme programme : Libertad, Socialismo, Solidaridad, Christianismo (le grand évêque de Managua s'est d'ailleurs exprimé quelques minutes auparavant). D'autres chansons de propagande. Un hélicoptère passe, des feux d'artifice éclatent. Fin du show.
Nous partons. Il y a de plus en plus de gens ivres, dont l'un des organisateurs, le gros moustachu qui appelait à la responsabilité. Sur le trajet, G* se fait voler son appareil photo. Des jeunes filles gerbent à tous les coins de rue, ou se font porter, spectacle inhabituel hors des villes. Des drapeaux partout, jusqu'à en avoir la nausée. Les gens de Balgüe, paysans perdus dans la grande ville, et de surcroît guidés par le moustachu ivre, ne parviennent pas à rejoindre le bus. Nous nous égarons dans un Managua chaotique, la nuit, passant devant des bars, des garages, des ministères, des restaurants où parfois des pontes festoient en petit comité, à guichet fermé. Nous retrouvons le bus après deux heures de marche et d'attente. J* et moi avons dormi sur tout le trajet du retour. La moitié des hommes était ivre, dans le bus. À trois heures du matin, nous sommes arrivés à Balgüe. Je me suis endormi avec encore en tête cette putain de chanson « sandiniste » dont le refrain fait : Eres Daniel, Daniel Ortega, eres Daniel, Daniel Ortega...
Foutu propagande. En plus, je n'avais plus de cigarettes.
Samedi 20 juillet
Je me réveille vers 11 heures, encore assommé de fatigue. Aujourd'hui, la fête continue. Après un repas rapide, nous nous rendons au terrain de basket du village, où vont avoir lieu les divertissements révolutionnaires. L'ambiance est bon enfant : une bonne partie de la communauté est là, et après quelques discours emphatiques (où le gros moustachu, encore lui, dessoûlé de la veille, salue notre participation au voyage à Managua et « notre » glorieuse révolution française, vive le peuple, vive la révolution) on rit en regardant les jeux pour enfants, courses d’œufs, chaises musicales, et on applaudit les danses du groupe de Memo (orientales, traditionnelles, salsa et rock'n roll). La nouvelle révolution sandiniste a du bon, finalement : la solidarité ici fait chaud aucœur.
(Mais il faut que je cesse de ne parler que de cette putain de révolution)
Le soir, l'ambiance change et les festivités continuent sur le terrain avec les jeunes gens de Balgüe, invités à danser jusqu'à une heure du matin. Comme la fête est gratuite on ne se presse pas, et à dix heures encore il n'y a pas foule. Alexander dit que c'est normal, et va danser avec K. Beaucoup de nos amis sont là. Après une demi-heure, l'atmosphère s'échauffe et je vais danser avec J*. La piste finit par déborder ; beaucoup d'hommes, déjà bourrés à 8 heures, le sont bien entendu encore plus maintenant que la nuit et la fête sont bien entamés : ils titubent et invitent grossièrement les filles à danser. Le Cañal, flasque de rhum éthanolisé (ou plutôt : d'éthanol rhumisé), et la Toña coûtent 20 cordobas, de quoi boire pour l'équivalent d'une heure travail aux champs. Sur la piste, tout le monde est euphorique, et c'est une joie de voir les couples s'enlacer sans complexes sur des salsas endiablées ou des merengues langoureuses. Quand du reggeaton sort des enceinte, les déhanchements se font plus volontiers érotiques, voire pornographiques : un jeune type du village, ouvertement gay, mime la sodomie avec sa partenaire de danse, les mains plaquée au sol. Une danse latino typique, me dit-on ; je n'ai pas fini de m'étonner de la façon dont cette culture considère le corps, la sexualité et les rapports entre hommes et femmes. Rudy, ivre mort, poursuit J* de ses assiduités. Tu ne peux pas danser avec elle, mais tu peux danser avec moi, si tu veux, lui dis-je pour mettre fin au débat. Nous dansons donc ; il s'effondre au sol au moment des slow. Je le traîne par les bras jusqu'à un endroit où il pourra dormir tranquille. La soirée se termine pour nous une demi-heure plus tard, dans un bar, autour d'une dernière bière. La tenancière jette dehors un homme qui ne voulait pas payer sa bière, après lui avoir soutiré la somme due. Il fait chaud. Nous croisons Carlos, bourré lui aussi -et défoncé. Toutes les soirées finissent comme ça, dit Mel. Lui n'a pas trop bu : il joue au football demain. J* et moi allons dormir.
Dimanche 21 juillet
Journée de travail pour la pièce que nous avons représenté dans l'après-midi devant les enfants de l’atelier de K. Une bonne part des pères, les plus jeunes, étaient à la fête hier soir, bourrés ; aujourd'hui les gamins sont silencieux. La pluie est revenue brutalement, tapant sourdement sur les tôles.
Lundi 22 juillet
J* et moi avons emménagé ce matin dans la famille d'Alexander (la famille Paladino). La maison, assemblage de bois, de tôle, de briques et dont le sol est de terre battue, compte deux espaces : le logement d'Augustin, frère d'Alexander, et de sa femme Sara, qui nous hébergent ; et celui des autres frères et sœur d'Augustin et Alexander, ainsi que de leur mère. Celle-ci a eu seize enfants en tout, dont huit sont morts je ne sais comment : « la mort a tranché au milieu », dit Augustin en riant. Ses neveux et nièces viennent regarder les telenovelas dans son « salon ». Il travaille dans les champs de café de Magdalena, c'est un homme robuste et souriant sous sa fie moustache ; ses favoris et ses débardeurs blancs lui donnent une allure de jeune premier des années disco. Sara, les dents plombées et les hanches larges, n'est pas très causante, pas plus que le petit homme moustachu et basané qui dévore chaque jour son gallopinto devant la télévision, mutique, et qui vient on ne sait d'où. Le mais sèche sur un drap au-dehors, poules et cochons passent dans les chambres. Les trois chocoyos d'Alexander, de petites perruches vertes, bavardent à longueur de temps, alignés sur une branche. Nous serons bien.
Mardi 23 juillet
Étrangeté de l'éducation ici, brutale et négligente, mais aussi tendre, pouvant passer sans y prendre garde de l'enfant-roi (notamment quand il s'agit du Tigre, le petit dernier) à Poil de Carotte le temps d'une cuite, d'une claque ou de l'arrivée d'un troisième ou quatrième enfant. Seule l'école sandiniste semble chercher à tirer un plomb de morale dans ces caboches laissées au quatre vents : les salles où nous faisons cours débordent de de propagande diverse, de discours et de message d'éducation civique. Nous peinons à travailler avec ces gamins incontrôlables et, surtout pour les filles, très soumis au bon vouloir des parents. Paradis de l'enfance ? Qu'ils se hâtent d'en profiter : à quinze ans, c'est déjà terminé.
Mercredi 24 juillet
Matin pluvieux, je reste à la maison. La télévision crache sa cargaison de merde quotidienne. À longueur d'antenne les informations rendent compte du discours du 19, s'extasient sur la réussite de l’événement. Rosario et Daniel sous tous les angles, entrecoupés de témoignages enthousiastes en micro-trottoir. Symboliquement, Ortega a rétabli la pension d'invalidité supprimée par le gouvernement néo-libéral : pas moins de vingt minutes sont consacrées à ce haut fait du sandinisme moderne. Le président s'est également de nouveau prononcé quant à l'intérêt vital que représente pour le pays la construction du canal trans-océanique. Suivent des telenovelas, fournies par Télémundo : acteurs piteux, tous bien riches et bien blancs. Rien à voir avec le quotidien d'ici ou de n'importe où ; voir ces paysans nicaraguayens vissés devant les tribulations d'une fille de la haute bourgeoisie mexicaine a quelque chose d'impossible, je veux dire d'irréel. Augustin est rentré tard hier, le travail dans les champs a été rendu difficile à cause de la pluie. Ces orages sont anormaux pour la saison. « C'est bon pour les champs » nous a dit Martha, indifférente.
Jeudi 25 juillet
La grosse femme, plutôt aimable bien que sèche, qui tient le bar El Rio dit que les gens de l'île qui ne sont pas encartés au FSLN ne peuvent obtenir de papiers d'identité : ils doivent se rendre à Managua. Elle dit aussi que des opposants disparaissent comme ça, un beau matin, mais je ne sais pas s'il faut la croire. Vraiment, je n'en sais rien. Le temps est de plus en plus infâme et, comme toujours, je me demande ce que je fous ici. Les ateliers marchent mal, avec ces pluies diluviennes les gamins ne viennent pas. Nous n'avons plus vu K. depuis quelques temps. Carlos (surnommé Chele à cause de sa peau blanche), T* et F* sont venus boire un rhum à la maison aujourd'hui à l'occasion de l'anniversaire de Anne. Nous avons parlé de choses et d'autres : de propagande, de bouffe, de travail, de l'Allemagne et de la France, de rhum. Moment agréable. Mais depuis quelques temps, la pensée du canal me traverse comme une ombre silencieuse, d'une oreille à l'autre, avec ses tractopelles, ses cargos et ses coups de bêche dans le sable, ses ports industriels charriant des flots de prolétaires pouilleux, de marin édentés et de prostituées en fin de vie ; ses déchets toxiques, ses raffineries. Comme une préfiguration. Qu'est-ce que j'y peux. Le monde marche, pourquoi ne courrait-il pas?
Vendredi 26 juillet
Croisé Lito ce matin, qui m'a offert une pastèque et déclamé quelques vers de Dario. Des vers qui parlaient de cimetières où tous les cadavres sont égaux. De tigres dans la jungle. Ils parlaient d'un roi malade qui partait à la recherche de la femme dont il était amoureux, la cherchait, la cherchait, la trouvait et la mariait de force, puis finissait par la retrouver enlacée à celui qui lui avait donné le nom de sa maladie, l'amour, et son remède, la femme aimée, et le roi les tuait tous les deux, et il restait malade pour l'éternité. Nous mangions des morceaux de pastèque. Il ne fumait pas, encore un peu grippé. Il m'a prêté quelques livres. Plus d'une heure avait passé.
(Encore un voyage de plus. Je ne suis pas blasé. Mais je sais ce que je dois entendre et voir. Et j'en suis fatigué d'avance.
Être ailleurs sollicite trop d'attention. Trop d'intelligence aussi, et d'intelligence je n'en ai pas. J'ai des nerfs. Un peu. Surtout des os. Os et nerfs, mauvaise viande.
J'aimerais connaître, j'aimerais apprendre.
J'aimerais comprendre ce que me dit Fidelito, qui en ce moment joue à côté de moi et ne dit rien. Vraiment le comprendre. Pas d'astuces, ni de chausse-trappes. J'aimerais qu'il n'y ait plus aucune échappatoire.)
Samedi 27 juillet
J* et moi sommes allés travailler dans les champs ce matin, avec une partie de la famille. La grand-mère et les deux filles étaient déjà en route ; nous avons serpenté sur le chemin pour les rejoindre, guidé par l'un des frères d'Augustin, blessé à la main par un coup de machette et donc voué à rester avec les femmes -et les cheles. Il m'explique en chemin que toutes les familles du village ont des parcelles « individuelles » de subsistance (ceux qui n'en ont pas en louent) et qu'il existe également sur l'île des coopératives agricoles, où les paysans sont rémunérés. C'est la cas d'Augustin, qui travaille dans une coopérative de café. Certaines, par toutes, sont tenues par les gringos. Il dit que leur père est mort il y a longtemps, et que leur mère, Dominga, avait donc dû travailler dur pour assurer les besoins du foyer, mais que cela lui plaisait, car elle n'aimait pas rester à la maison. Sur place tout le monde est là, plus Javier, 20 ans, et Fidel (beau-fils de Dominga), qui sont là depuis 5 heures du matin. Il s'agit, pour les hommes, de creuser à l'aide de gros bâtons des trous réguliers dans le sol, et pour les femmes de remplir ces trous avec une poignée de riz. Le soleil tape dur mais tous le monde radieux, plaisante (notamment de mes ampoules et du teint rouge vif que prend J*), et il y a des mangues fraîches à manger à l'ombre d'un arbre pour se reposer. On travaille tranquillement, mais utilement, sans trop se presser, et vers une heure de l'après-midi, c'est terminé, on rentre chez soi jusqu'à demain, en prenant soin de ramener du bois pour le feu, donc une imposante bûche que la grand-mère charge négligemment sur son dos.
Dimanche 28 juillet
Tournoi de base-ball aujourd'hui, un peu perturbé par la pluie. Je retrouve Alexander, Javier et quelques autres dans les « gradins ». Ils me taxent des cigarettes en échange d'une gorgée de Cañal que j'accepte de mauvaise grâce. Javier est bourré, tout comme la moitié des hommes ici -c'est dimanche. Seuls les joueurs tentent de rester sobre jusqu'à la fin du match. On grignote des nacatamales, on rit, on boit, on fume et on échange des blagues douteuses, entres bonhommes. Alexander m'explique les règles tandis que le jeu se déroule, interminable, ennuyeux. Les verts perdent six à deux. Le volcan est recouvert par une épaisse calotte de nuages délités. Une rumeur court dans la foule que constituent ces hommes amassés, suscitée par le rhum ou je ne sais quoi. Je pense un moment être un peu ivre, mais non. Des types de Corazal qui me connaissent, je ne sais comment, me saluent chaleureusement. Et il pleut, il pleut. Au retour du match, une jeune fille se fait tamponner par un vélo. Cris. Ainsi passe le dimanche, gris, jovial par moment, un peu menaçant.
Lundi 29 juillet
Les hommes d'ici : le regard dur, une machette à la ceinture, la main gauche toujours posée près des testicules, le verbe rare hors des cuites et des gueules cramées, taillées au couteau, de métisses indigènes. Des dégaines des années 80, moustache et nuques longues, ou cheveux tirés vers l'arrière avec de la brillantine, façon latin lover. À Balgue, les jeunes gars se vernissent les ongles, suivant je ne sais quelle mode, je ne sais quelle tendance à la féminisation du masculin. Mais de toute façon, le machisme est de rigueur, au moins pour la forme même si, au fond, les femmes font tout, et puis, les choses évoluent. Les marcels blanc fait saillir les muscles. L'alcool est un art de vivre. Quasi imberbes, introvertis, grégaires, ils portent en eux une violence latente qui se manifeste en brimades, jeux brutaux et tout le reste. Souvent pères avant d'avoir vingt ans, on se demande quelle est cette tristesse qui les habite. « J'appartiens à une peuple de grands mangeurs de serpents, sensuels, véhéments, silencieux et prompts à devenir fous d'amour », écrit le Vénézuélien Rafael Cadenas. Cela pourrait s'appliquer ici.
Et les femmes....
Femmes latino-américaines : toutes rescapées, d'une façon ou d'une autre. Martha, Isabel, Mierta, Sara, Dominga, Yegzabel, toutes rescapées d'on ne sait quoi, de la prostitution, des coups, de la solitude, du travail aux champs, du retour de trop seule le soir, du sang séché sur un coin de route, de l'ennui et la marmite, grossies et enlaidies dès la trentaine, mais rescapée tout de même.
Et puis ici ce n'est pas la ville. On évite au moins les vices les plus déshonorants.
Une peine, tout de même, d'imaginer que ces bonbonnes au foyer ont été des femmes graciles et combattantes. Même si elles continuent de lutter.
Les splendides jeunes filles passent à deux pas des cuisines au feu de bois, jouent des yeux et des hanches en attendant, en attendant.
Dans le foyer les tôles cachent des cris étranges.
Dans le patois des femmes d'ici, se marier se dit « mourir », mourir au monde, à sa vie de femme, à ses rêves. On ne quittera plus l'île. « Elle saute la chemise en flamme / d'étoile à étoile / d'ombre en ombre / elle meurt de mort lointaine / celle qui aime le vent » (Alejandra Pizarnik).
Mardi 30 juillet
Toujours la pluie. Le travail avec les enfants patine, nous ne monterons jamais notre pièce de théâtre, je le crains. Rien n'intéresse moins ces fils et filles de paysans indisciplinés qu'une réflexion artistique : ils travaillent dans les champs ou jouent dans la boue ou avec le bouc de l'école, ou laissent le professeur parler dans le vide à l'école (pour ceux qui y vont) et le reste du temps ils regardent des telenovelas. Il n'est plus question de travailler avec K., qui de toute façon s'est désintéressée de notre sort. Il n'y a guère qu'Angel qui se rende régulièrement à ses ateliers de théâtre. Assis sur une chaise en plastique à l'entrée de la maison, l'arrivée des TV Noticias me sort un peu de ma léthargie : on y parle de Cuba, de révolution, du Che et d'Hugo Chavez. Jellin, le fils d'Augustin et Sara, de passage à Balgüe (il étudie à Managua) n'est pas dupe et rit bruyamment. Je me trompais quand je disais qu'on ne parlait pas de politique dans l'île. On en parle, dans la cuisine, au matin à l'occasion d'une visite, même si on se garde de jugements trop sévères. Les gens d'ici ont en effet ici de drôle de façon de réponde (en tous les cas de répondre aux Cheles) aux questions polémiques : ils disent ce qu'il y a pour, ce qu'il y a contre, et disent qu'on verra bien. C'est en gros ainsi qu'a procédé Augustin quand J* et moi l'avons questionné sur le canal. Certains disent que cela va considérablement aider l'économie du pays. D'autres que cela va créer de graves problèmes économiques et autres. Il y a du bon, il y a du mauvais. De toute façon le gouvernement a fait un referendum : 5 millions pour, 2 millions contre (on imagine la place là-dedans des 40 000 voix de l'île, parmi les plus concernés mais du reste, hélas, peu critiques).
Mais ce canal me rendra fou. La pluie m'a mené vers là. Encore une cigarette. J'ouvre un bouquin.
Mercredi 31 juillet
Aujourd'hui, R* et moi avons réalisé un entretien filmé avec Isabel. Son histoire est à la fois un peu tragique, et assez banale ici: elle a connu une enfance pauvre à travailler dans les champs, et n'a pas pu pousser très loin les études, c'est à dire qu'elle s'est arrêtée à la secondaria (qui commence vers 10 ans). A vingt ans, mariée et mère d'une enfant, elle a dû travailler et a commencé à tenir son comedor, « parce que je n'avais pas fait d'études et que c'était le plus facile à faire, je n'avais qu'à faire la même nourriture que je faisais pour mes enfants ». Puis son mari est mort, et elle a dû élever seule ses enfants, six en tout. Elle dit que le Sandinisme et l’Église ont beaucoup fait pour le sort des femmes ici. Elle dit qu'il y a encore des problèmes avec la violence faite aux femmes, mais que c'était surtout en ville et que dans l'île, ça allait. Elle dit qu'être femme, c'était avant tout être une bonne mère, mais que les choses changeaient. Je lui ai demandé si elle avait peur de l'avenir. Elle a dit que non, puis elle a hésité. Je lui ai parlé du canal. Elle a dit que oui, elle avait un peu peur. Que tout allait changer. Je lui ai appris comment croiser les doigts.
Jeudi 1er août
Depuis ce matin la télévision nous abreuve d'images de la fête de Santo-Domingo, qui a lieu à Managua. Elle consiste au transport carnavalesque d'une relique (un globe de verre ressemblant à une boule à neige, et dans laquelle se trouve une image du Saint Patron) d'un point à un autre du pays, défilé qui s'accompagne d'une ferveur religieuse délirante, mi-païenne, mi-catholique, dont les noticias se font amplement et complaisamment l'écho. Les différents témoignages pris par les journalistes dénotent une piété populaire fébrile et naïve, encline à croire aux miracles. Le gouvernement, qui n'est jamais loin, se félicite de cette preuve de l'union du peuple nicaraguayen autour de son Église et de son État (quel gouvernement ne s'en féliciterait pas ?). Opium du peuple à longueur d'antenne.
Vendredi 2 août
L'une des raisons du succès tout relatif de nos ateliers est qu'ils ont lieu à l'école, un lieu qui ne préoccupe guère les enfants d'ici : ils n'ont d'ailleurs pas tort, dans la mesure où de toute façon, la plupart n'iront jamais au-delà du collège, encore moins à l'université. Résignés, les professeurs se limitent à leur apprendre vaguement à lire, écrire, compter, et réciter les leçons d'éducation civique imposées par le gouvernement du peuple pour le peuple. Celui-ci a d'ailleurs fait cadeau à bon nombre d'élèves, afin de les faire entrer de plain-pied dans le XXIème siècle, d'immondes petits ordinateurs portables verts fluo, gadgets éducatifs à deux sous sur lesquelles ils peuvent jouer sans fin à des jeux idiots. Pendant ce temps-là la bibliothèque, déjà pauvre, tombe en morceaux, seulement défendue par une professeure, Anita, petite et un peu fripée, avec des beaux yeux las de cocker. « Entretenir une bibliothèque coûte trop cher. Comme les cours de musique», dit-elle. Après la débauche de moyens du grand show présidentiel du 19 juillet, et celle mise en œuvre sur toutes les chaînes pour accompagner la fête de Santo-Domingo, écrans géants et rassemblement hippique, tout le tralala, la phrase fait rire jaune. Mais au moins, les enfants ont des ordinateurs -et bientôt, ils auront un canal.
Samedi 3 août
Encore une fête à Balgüe, toujours sur la cancha, le terrain de basket ; cette fois-ci pour une association d'ici, Omegambiente, qui tâche de préserver le parc du volcan Madera. Rien de très nouveaux : encore de nombreux hommes ivres, dont Rudy, sensé nous conduire demain à la cascade de San Ramon. Cheles et gringos, venus de la finca écologique avoisinante, Bona Fide, abondent. Il est rare de voir ainsi les «volontaires», comme on les appelle, frayer avec les locaux, du reste d'une façon toute relative : seules, quelques filles blondes et grandes laissent venir à elle les dragueurs (dont Lito, qui entre deux danses trouve encore le temps de me parler de poésie) ; les autres font masse au milieu de la piste, dansant sur la musique de boîte européenne que passe le DJ, un ami à eux, au grand dam des villageois, qui ne vibrent qu'au son de la cumbia.
Dimanche 4 août
Il pleut des cordes ; cependant nous partons pour un dimanche en campagne dans le truck que nous a prêté (enfin, loué, et cher) K., avec Rudy et sa petite famille : Mierta, Rudicito, Brian et Yari. Ces deux derniers ne sont pas ses enfants mais ceux de Mierta ; en attendant que tout soit prêt, M* nous raconte ce que Yegzabel lui a dit de l'histoire de Y*. Petite, elle a été violée, et depuis Mierta se fait beaucoup de soucis pour elle: dès treize ans, elle a commencé à sortir avec des hommes, à fumer, et à boire. Des histoires comme ça, le village en dissimule des pelletées sous ses rideaux. Tout se sait, et passe d'une cuisine à l'autre avant d’atterrir dans nos oreilles. Celui-là touche ses filles, m'avait dit K. peu de temps après notre arrivée en désignant une maison où j'avais salué le chat. Signe d'un vague changement, certains hommes de l'île portent des T-shirt du mouvement Yo te creo, Je te crois, qui appelle à briser le silence qui entoure les violences sexuelles. Rudy en portait un, aujourd'hui, pour la balade. Y* avançait, jolie, silencieuse et très légèrement souriante (des deux coins des lèvres, un sourire feutré) comme elle l'est souvent. La pluie ne s'est pas arrêtée mais la journée a été belle. Un peu fatigué de cette humidité continuelle et de cette violence latente, il me semble, tous les jours. Il ne me viendrait pas à l'idée
d'écrire un seul putain de poème. Même pour rire.
Même pour lessiver toutes les mauvaises crasses du manège cérébral.
Même pour faire honneur à ces putains de nicaraguayens perdus sur leur île en hiver
avant l'arrivée du canal).
Lundi 5 août
Je me rappelle cette conversation avec Augustin ; il nous avait parlé, à J* et moi, de ces gringos qui achètent des parcelles de l'île, au détriment des locaux. Je ne sais qu'en penser (c'est faux bien sûr : je sais parfaitement quoi en penser).
Depuis quelques jours les touristes affluent, affluent relativement mais affluent tout de même. Ils remplissent les tables du Campestre. G*, quant à lui, est parti aujourd'hui. Il est rentré en France.
J'ai croisé en rentrant à la maison Carlos et l'un de ses amis, complètement défoncés, les yeux rouges et brillants.
La vie ici, toujours pareille, un hiver normal à l'ombre des volcans.
Mardi 6 août
Moins de pluie depuis quelques jours. Nous perdons peu à peu de vue tout ce qui a motivé notre présence ici : notre travail sur la place des femmes dans la culture latino-américaine, notre pièce de théâtre, tout s'est délité dans la paresse des jours, dans l'humidité et dans le gallopinto. M* a été malade, mais elle se remet. R* ne semble pas au mieux de sa forme, notre inactivité forcée semble l'épuiser -ça ou autre chose. Nous tâchons de nous convaincre qu'ici, rien ne s'est jamais construit en deux mois. La Révolution a mis plusieurs décennies à se faire et les structures sont pourries, invivables, démolies. S., une allemande qui travaille comme volontaire à la casa Mano Amiga, une maison associative locale qui propose le matin des petits déjeunes gratuits pour les enfants pauvres, ainsi que l'accès à une petite bibliothèque et à des cours d'anglais, d'informatique et autres, en a tiré le même constat (elle est à Balgue depuis aussi longtemps que nous) : «Il est presque impossible de faire quelques chose ici. J'aime l'île, mais jamais je ne resterais pour y travailler. Tout est désorganisé. Les gens viennent en retard ou ne viennent pas, tout va lentement ». Nous allons donc renoncer à une bonne partie de ce que nous comptions faire. Nous allons aux champs, nous explorons l'île, nous travaillons tous les jours à l'école, plus ou mois utilement, avec les enfants. Je suppose que c'est assez pour mériter notre place ici. La pluie a cessé. Les ponts semblent définitivement rompus avec K. Nous verrons bien.
Mercredi 7 août
Le ciel s'étend tout bleu au-dessus des volcans et de la forêt, remplie des cris des singes, des chocorones et des perruches. Je me sens encore étrangement vide, comme depuis quelques jours, comme depuis le début du voyage. Je lis très peu. Nos travaux improductifs nous prennent une bonne partie de notre temps et le reste se passe avec J*, ou sur la plage, ou a fumer en face d'une tasse de café bouillant avec Romain, ou à regarder le base-ball, et les hommes qui boivent. Destinée des gens d'ici. Insulaires robustes et moqueurs, ils laissent faire leur destin comme ils laisseront faire celui de l'île. Si le projet du canal se concrétise, il leur reste au plus encore dix, quinze ans de tranquillité, ils s'en foutent : ils ne feront rien contre. Tout est déjà décidé de toute façon. Ce soir, alors que nous buvions une bière chez Cheppe, vision d'horreur : Ortega serre la main à un Chinois (un investisseur), et à la télévision apparaissent les plans du canal, deux grandes balafres entre les Caraïbes et le Pacifique. Le président répète que cela va tout changer, que l'économie du Nicaragua en a besoin pour ses exportations, et autres déchets de la vulgate libérale populiste. J'ai arrêté de demander aux gens du village ce qu'ils pensent de tout ça : toujours la même chose, il y a du pour et du contre mais ça nous fera de l'emploi. Ils n'ont de toute façon pour juger que les éléments que la télévision leur donne, télévision composée pour un quart de films hollywoodiens, pour un quart de novelas, pour un autre quart de faits divers sanglants, et pour un dernier quart de propagande gouvernementale, et j'oublie dans le compte les publicités, les clips idiots, les jeux ineptes.
Jeudi 8 août
Aux informations aujourd'hui : le FMI, la Banque Mondiale et autres institutions financières actives au Nicaragua se mettent d'accord pour planifier l'économie du pays pour la période allant de 2014 à 2016. 5 % des Nicaraguayens ont accès aux études supérieures. Le général en chef des armées se défend de mettre en place une politique expansionniste, comme l'a dénoncé le Costa-Rica après l’achat de nouveaux bateaux pour « défendre les côtes ». Etc, etc. « Le problème c'est que le travail dans les champs ne suffit pas pour pas mal de gens d'ici, et que la vie devient plus chère. C'est encore pire pour ceux qui veulent envoyer leurs enfants faire des études », dit Alexander, revenu des champs et qui traînasse avec moi devant la télé. Père de Marling, qu'il a eu à 19 ans, il vit à côté, sous le même toit que 4 de ses frères et sœurs, avec leurs conjoints, leurs enfants et la grand-mère. La télévision continue à criailler ses foutaises.
Vendredi 9 août
Nous nous sommes rendus à Las Pilas, petite communauté à une demi-heure de de bus et une autre demi-heure de marche de Balgüe en direction de Moyogalpa, afin d'assister aux festivités du « jour des indigènes ». C'est semble-t-il la première fois que cet événement a lieu, en tous cas sur l'île, car personne n'en a entendu parler. Probablement une idée du gouvernement de réconciliation, ai-je dis hier à Lito avec qui nous sommes allé boire une bière au Kilombo (Kilombo : le bar des esclaves dans une vieille telenovelas, nous a-t-il indiqué. Tous les pochards de Balgüe s'y retrouvent, sous l’œil sévère de ses deux taulières, l'une épaisse et vieille, l'autre jeune, assez belle et froide comme la glace). Sans doute, m'a- t-il répondu. Quelques minutes auparavant il s'était encore plu à cracher sur Ortega, ainsi, tant qu'à faire, que sur le capitalisme. Puis nous avons parlé d'homosexualité, et il s'est montré, sur ce sujet, légèrement moins progressif. Nous lui avons dit que les gays pouvaient désormais se marier en France : stupeur et dégoût. Il a cependant conclu par un « me vale verga » (je m'en branle) rieur, disant qu'il avait eu ici un défilé homosexuel, que d'ailleurs des homosexuels, il y en avait beaucoup, surtout à Altagracia (nous avons ri), et que lui s'en foutait. Nous avons en tous les cas pas mal bu, et le lendemain, c'est bien tranquillement, avec le bus de 13h30, que nous nous sommes rendus à Las Pilas. Sur place, une estrade avait été montée. Différents groupes, des danseurs et des chanteurs, passaient devant une petite foule rassemblée à l'ombre d'une tente. Tout ceci sentait un peu le réchauffé, d'autant plus quand, entre deux tirades sur la fierté d'être indigènes (il n'y en a presque plus sur l'île, les plus grosses communautés sont surtout au Nord du Nicaragua. Il n'y a ici que des métissés de longue date, qui ne parlent plus les langues indiennes -Nahuatl etc.), une représentante du FSLN s'est fendue d'un discours mollasson sur l'union du peuple nicaraguayen, chrétien, socialiste et solidaire (je suppose qu'elle n'a pas vu de contradiction entre le premier terme et le fait d'être indigène), suivie d'une remise de cadeau, des bassines remplies de produits de première nécessité offertes avec effusions à une vingtaine d'anciens du coin, fripés et tassés, austères ou hilares, rassemblés là pour l'occasion. Dons gracieux de Daniel, donc, comme ils disent, que certains on accueilli avec une indifférence polie, d'autres avec une relative gaieté et le dernier, aplati sur son rocking-chair, avec une totale incompréhension. Il a fallu lui expliquer de quoi il en retournait. Puis les ancêtres ont pu voir une très jeune fille en maillot de corps rose exécuter une langoureuse Playa de Mayo, une danse des Caraïbes. Pendant ce temps les pétards, lancés en l'air avec des mortiers par des gens un peu bourrés, éclataient bruyamment dans le ciel -ou partaient à l'horizontale, semant la terreur sur leur route. Nous avons quitté la fête un peu déçus : propaganda, propaganda, propaganda, aurait dit Lito.
Samedi 10 août
(Un samedi soir sur Balgüe. Des hommes ivres à tous les coins de rue. Silhouette reconnaissable de l'homme bourré au Cañal,
les yeux glauques et ailleurs, la gestuelle d'un pantin tombé dans les égouts
ou d'un rat piégé dans une fosse septique et qui s'ébroue en riant et sans comprendre, et sans rien dire
sans rien dire d'autre que des mots désarticulés d'insecte intoxiqué.
Augustin débarqué ivre mort, à onze heures, Alexander rentré saoul du match de base-ball, Carlos bourré à l'éthanol,
Lito que nous avons laissé sur la plage déjà un peu parti, entouré de Gringos et de locaux ricanant
un ron Rio de Plata à la main.
Qui sait ce qu'ils voient dans leurs hallucinations de mâles avachis,
Qui sait ce que charrie réellement à l'oreille de leurs compères leur haleine infecte.
Qui sait pourquoi.
Qui sait quel acompte, quel outrage.
Qui sait quelle tristesse. Qui sait quel amour.
Qui sait quel pardon pour eux, plus tard, ou jamais).
Dimanche 11 août
Ascension du volcan Madera. Lito, sensé nous servir de guide, est encore saoul de la veille et n'a quasiment pas dormi. Nous croisons sur le chemin des nuées de touristes braillards, des Allemands, des Américains, des Français. Je les méprise sans chercher à la connaître, c'est mon défaut de toujours. Mais leurs grandes gueules et leurs corps bodybuildés me donnent envie de vomir. Nous sommes tous un peu fatigués, étant allés aux champs hier, Romain (le crâne peu égratigné par des barbelés) avec le grand-père de la famille ou vit M*, J* et moi avec Benjamin, dit Mincho, qui loge avec nous chez Sara et Augustin. Petit et incroyablement musclé, toujours coiffé d'une casquette, il a la quarantaine et arbore une épaisse moustache noire. Il aime regarder le base-ball à la télévision et ne parle pas beaucoup, excepté par signes. En chemin vers les champs de mais, ils nous a appris qu'il avait servi dans l'armée pendant quinze ans (c'est là qu'il a connu Augustin), pendant la Guerre Civile contre les Contras. Il a sur le visage, près des oreilles, des marques de brûlure, et une longue cicatrice autour de la jonction entre l'avant-bras et l'épaule, comme si on avait tenté de lui couper le bras. Nous n'avons pas pu en savoir plus, car il a alors posé ses affaires et nous a indiqué comment répandre à la main l'engrais chimique au pied du maïs, puis comment ramasser les haricots rouges. Il m'a juste dit, un peu plus tard, assez mystérieusement, que l'île était très sandiniste, mais qu'il y avait encore beaucoup d'opposants (je ne me souviens plus du mot qu'il a employé pour les désigner). Nous sommes rentrés. Le soir même, l'homme secret à la moustache dépiautait les haricots devant la télévision, avec ses grosses paluches calleuses et abîmées. Toujours la même question : qui sait ce qu'un homme a bien pu faire de ses mains?
Lundi 12 août
Retour de l'orage, et pour longtemps, semble-t-il. On ne voit plus les volcans, et il y a plus de bestioles dans l'air. Les gens du village disent qu'à partir de maintenant la saison des pluies commence, et des troupes de perruches s'envolent depuis les branches des manguiers, chassées par les bourrasques. Les ateliers de l'après-midi que j'anime, seul ou avec J*, continuent ; j'y retrouve chaque jour la petite bande : Daniel, Marling, Ester, Boris, Fidelito, parfois Sandi et Alison, quelques gamins de passage, et surtout les trois cousines, Francelli (qui doit avoir 3 ou 4 ans), Andrea (9 ans) et Jimena (11 ans). Nous nous entendons plutôt bien, et elles sont adorables, même si chacune est plus allumée que l'autre. Drôle de famille. Andréa a petit frère de 2 ans, prénommé Julio César, sans rire. Le père de Jimena et Francelli est mort, je crois, en tous les cas c'est ce qu'elles m'ont dit. Francelli me prend page blanche sur page blanche, avec des glapissements de rire ravi et tout enfantin quand je lui tends la feuille, pour réaliser des dessins d'allure schizophréniques, des molécules à deux pattes, des sphères encastrées les unes dans les autres, des patates globuleuses. Andrea rit comme une folle, crie, se jette sur moi sans prévenir pour s'accrocher à mon dos. L'aînée est un peu plus calme, mais elle a aussi son grain de folie. Elles m'ont amené chez elles aujourd'hui : femmes silencieuses, regards muets, une atmosphère étrange. J'espère que le temps préservera ces gamines d'une forme de folie plus violente, moins libre que celle qui est la leur maintenant, et qui m'émerveille. « La vénus de Milo / une maison en chocolat = une fillette de 7 ans », a écrit ce frappé de Juan Luis Martinez. Je ne sais pas pourquoi je pense à ça. Il va se remettre à pleuvoir.
Mardi 13 août
Les ateliers du matin, ceux que nous faisons avec la classe d'Anita depuis la semaine dernière, et à son instigation, se passent bien, mieux qu'on ne pouvait le craindre. Le jour du spectacle est fixé au vendredi 30, à voir si nous pourrons nous y tenir. Aujourd'hui, nous avons fait des masques. C'est l'anniversaire de Fidel Castro, et en rentrant à la maison, la télévision s'extasiait sur le parcours du caudillo, rediffusant de vieux discours et surtout des images d'archives de poignées de mains avec Guevara. Suivaient des annonces de mesures spectaculaires lancées par le gouvernement, dont des distributions de tôles pour l'isolation, la récupération pour le bien de tous des gares de train désaffectée, abandonnées par les néolibéraux -il n'y a plus de trains dans le pays. Il semble que tout va bien au Nicaragua, et je veux bien le croire, bien sûr, je veux bien excuser toute la propagande et le pognon gaspillé et l'anémie de la critique, et même fermer les yeux sur le canal, je veux bien croire que tout va bien ici. Pourquoi pas ? Bien sûr les hommes sont toujours ivres, matin, midi, et soir, bien sûr les prix montent avec l’afflux des touristes et des capitaux étrangers, bien sûr tout le monde s'en va pour aller travailler au Costa Rica, bien sûr personne ne lit, bien sûr il y a la condition des femmes, et quelques vols, et un peu de drogue et surtout de l'alcool, et la santé n'est pas excellente, et bien sûr on va donner plus d'usines à des gens qui n'en ont pas besoin, plus d'agriculture intensive à des gens qui n'en ont pas besoin, plus de gadgets, plus d'armes, plus de voitures, plus de béton, plus de canaux transocéaniques à des gens qui n'en ont pas besoin, mais tout va bien. De toute façon le jeu en vaut la chandelle. Il a encore plu. Les tensions dans le groupe s'exacerbent. Et moi, bordel de Dieu, je crois que je n'en peux plus. Je veille au chevet de J*, malade; je me balance dans le hamac du salon.
Mercredi 16 août
Une matinée tranquille à Balgüe. Le cri des porcs passant dans le salon m'a réveillé. Les bandes de singes hurleurs ont été bruyantes cette nuit, mais j'ai tout de même bien dormi. Dominga et ses filles parlent dans la cuisine de la maison de tôle, à côté. Les hommes se préparent à aller aux champs. Alexander a sorti ses trois perruches. Marling joue avec Fidelito dans le jardin, ils se font passer une petite balle crasseuse en la poussant du pied, dans la boue. Il fait beau, bleu, l'ouragan s'est éloigné pour le moment. La cime des volcans nous est découverte, et la chambre sent l’œuf grillé et le café frais que Sara va nous servir dans quelques minutes, après la douche froide. Aucune peur, aucune attente. Aucun lendemain.
Jeudi 15 août
D'où je suis, perdu sur mon île, trempé, je peux voir ce midi l’Égypte flamber. Les images passent devant la famille affalée, sous la chaleur suffocante de la mi-journée. Des jeunes gens sur des brancards, des voitures qui brûlent. Avec tout ça j'en avais presque oublié l'actualité. Chaos en Égypte, dit la télévision dans un bandeau-titre pendant qu'un homme grésille d'une voix de canard des commentaires que je ne comprends pas. Surgissement d'un lointain, un lointain brûlé. Nausée de vivre dans un monde où les actualités nous mettentsoudain, pendant la digestion, les deux jambes sur un fil tendu au milieu de rien, déboussolé, avec en bouche ce don de Dieu à ses créatures : l'impuissance, juste après l'immobilité et le pardon.
Vendredi 16 août
A la télévision on nous montre un gros australien, un certain Bill Wild (déjà tout un programme), venu aider à faire le tracé du canal transocéanique. Qu'importe, sur Canal 4 les aventures de Catalina, la prostituée de luxe aux seins bourrés de cocaïne et enamourée du bel Albeiro, continuent ce soir.
À l'école, les gamins s'entraînent pour la fête de l'Indépendance et pour un défilé contre la drogue qui doit se dérouler à Altagracia : bordel monstrueux de tambourins et de grosses caisses frappées sans logique, dans la cour, afin de préparer l’événement. Nous n'avons pas pu faire cours. Résignés, les professeurs laissaient les enfants aller dans tous les sens. Rentré chez moi, j'ai mis à profit les pluies incessantes de cet après-midi pour lire : Lito m'a prêté le receuil d'un vieux poète de Santo Domingo, paraît-il complètement fondu, en me disant simplement : tu vas voir, c'est intéressant. Effectivement, ça l'est. Le bonhomme, dont la tête apparaît sur quatrième de couverture, ressemble à Frank Zappa. Jorge Ovidio Quintana, c'est son nom, fils du poète Emilio Quintana, est né à Managua en 1952 (il a donc aujourd'hui plus de soixante ans), et on nous précise qu'il est indien chorotega-mahoa. Présenté comme « scientifique et philosophe », il a étudié l'agronomie à Managua et New-York, et produit des articles sur la philosophie indigène. Son surnom est TLALOC. Tlaloc écrit un peu sur tout, sur lui, sur la marihuana, l'Idéologie, la politique, les élections (pièges à cons), surtout sur les femmes, les indiens et l'amour, dans la plus pure tradition romantique latino-américaine, je le crains, et ces contes parlent des problèmes latino-américains : le colonialisme, le machisme, avec beaucoup de naïveté mais aussi une certaine verve, il faut bien le reconnaître. Ses textes ressemblent parfois aux songes malades d'un hippie à deux doigts de la surdose, et trouvantle réconfort dans le lieu-commun. Le recueil s'appelle Poesia entendible y cuentos increible para un hombre creible, et les maigres bénéfices qu'il pourra rapporter iront tout entiers à la défense des animaux, grand combat de l'auteur. On peut y lire:
En Nicaragua todos somos hijos de Sandino pero mientras unos son nietos de Larreymoza,
José Dolores Estrada y Simon Bolivar y biznietos de Hernandez deCordoba, Francisco Pizarro y Hernan Cortez;
otros somos nietos de Zapata, Jéronimo, Crazy Horse y Tupac Amaru y biznietos de Diriangin, Cautemoc
y del gran Caupolican
(poème sur la fierté d'une race indigène déchue : « Je suis fou. Fou d'amour / pour ma terre / et pour ma race », écrit Tlaloc quelque part).
Mais aussi :
Nicaragua, sénor,
La tierra de mis padres, es, apenas, una nada.
Un pedacito perdido
en las confines del mundo; diminuto, tant pequéño, que cabe en micorazon.
Asi es ! J'allume une cigarette, douillettement installé dans le hamac. Il pleut comme vache qui pisse, et je me sens étrangement joyeux.
Dimanche 18 août
Bu au Kilombo hier. Des mésententes dans le groupe. Quant à moi, je supporte de plus en plus difficilement cette ambiance de village, ces hommes perpétuellement ivres, ces ragots et menaces fictionnelles ou réelles (Tuani, c'est ainsi que je surnomme un des jeunes drogués de la ville, avec qui je discute de temps en temps, aurait tenté de violer à plusieurs reprises des touristes en les menaçant avec un couteau, dit Yegzabel, l'une des plus grandes pourvoyeuses de potins et rumeurs de la ville, et bigote notoire). Il me semble que tout ça ne peut se conclure que par une catastrophe. Un massacre à l'ombre des volcans, avant l'arrivée salvatrice du canal.
Lundi 19 août
Discussion avec Lito Samedi soir dernier, au Kilombo toujours où nous échouons désormais régulièrement. Nous avons encore parlé du Canal: il a reconnu qu'il avait peur ; il a admis aussi que probablement les gens de l'île ne feraient rien pour s'y opposer. Il a parlé d'ignorance et de soumission, et de soumission subtilement entretenue par l'ignorance. Une autre bière, une autre cigarette, et nous avons débattu de la mondialisation, , du commerce, du capitalisme et de l'avenir des sociétés. Pas de conclusion satisfaisante. Tous les types du bar étaient saouls. Nous aussi, je suppose.
Mardi 20 août
Ce matin, nous avons ramassé des déchets dans le village avec les gamins de la classe où nous travaillons ; jeux et rires sous le soleil pesant. Ils se livrent à cet exercice tous les mois, ce qui ne les empêche pas, autant que leurs aînés, de jeter leurs déchets par terre sans aucuns scrupules.
Nous n'avons, en tous les cas, pas pu faire cours.
Du reste, les décors, que je fais l'après-midi avec les enfants de l'atelier dessin, et les éléments de costume et de théâtre d'ombre dont nous aurons besoin pour réaliser la pièce dont presque terminés, ainsi que l'histoire, très simple et un peu idiote, mais en fin de compte ni plus ni moins que bon nombre de contes enfantins modernes -par exemple ceux de la télévision. Un enfant, dont la grand-mère a été piqué par un serpent corail, va voir un elfe, qui lui indique de quels ingrédients il aura besoin pour préparer un remède, à savoir une fleur de lotus, une autre de Sara (fleur imaginaire) et enfin une autre de baobab. Juché sur un zopilote, il se rend donc en Asie, où rencontre un panda qui lui donne la fleur dont il abesoin, puis en Australie, où c'est cette fois un kangourou qui lui vient en aide, avant d'arriver (parun bond de ce même kangourou) en Afrique. Là, un vieux sage lui demande de l'aider à faire venir la pluie, souhait que le héros exauce en dansant (J* va ici réaliser une petite chorégraphie avec les enfants), et pour le remercier on lui indique où il peut trouver le lion, qui sait où dénicher la fleur du baobab. Le lion le conduit en haut du Kilimandjaro, où effectivement se trouve le dernier ingrédient. Accompagné par ses amis le héros rentre au pays, à Balgüe, l'elfe guérit sans grand-mère et c'est la fin de la pièce. Suit une vague morale sur les bienfaits de la solidarité, conclusion très sandiniste en somme.
Mercredi 21 août
L'enfer Latino-américain existe, même dans cette île qui en fin de compte ressemble de moins en moins à un quelconque paradis, même dans ce pays éloigné des regards, presque innocent, pourrait-on croire. Mais non, pas d'innocence. Le Nicaragua, l'enfer latino-américain : un enfer de teleovelas (famille déchirées, honneur viril, corps bodybuildés et avantageuses poitrines des femmes amoureuses, forcément), d'yeux rougis par l'herbe colombienne venue ici on ne sait comment, de volcans éteints, impuissants, de femmes grasses qui peut être parfois pleurent dans la cuisine qu'elles ne quittent jamais, un enfer où s'engouffre une armée d'hommes bourrés, la bouche tordue et le regard torve, la bave aux lèvres, qui viennent tous me demander toujours la même putain de cigarette que je leur donne ou pas, mais sans un mot, un enfer télévisuel où des langues pleine de merde, celle de tous les grands héros politiciens latino-américains, s'agitent dans les Noticias, vantent ci, ça, et ça et disent bonjour et merci et bravo au peuple avec des mots merdeux et menteurs, un enfer de violence domestique, d'enfance martyrisée, détruite, de machettes effilées, d'ignorance (« Trois choses pour perdre un peuple: le vice, l'ignorance et l'alcool, dit Lito. Ici nous avons tout ») et de soumission de bœuf couillu mais tranquille devant la progression de l'inévitable.
Jeudi 22 août
Hier, R* et moi avons filmé un entretien avec Dominga. Son mari est mort à cause de l'alcool. Enfant, elle a travaillé aux champs, adulte elle a travaillé aux champs pour subvenir aux besoins de ses huit enfants ; elle continue à y travailler, et elle suppose que ses filles feront de même, cent ans de solitude, en quelques sorte. Elle dit que la vie est dure ici, et que c'est encore pire pour les femmes ; elle dit que FSLN a changé les choses, mais pas pour elle.
À la télévision pendant ce temps-là, le Parti célébrait en grande pompe la prise du Palais National : mais ce qui reste de mes ambitions d'enquêteur paumé se délite peu à peu dans la paresse et l'ennui, dans le travail à faire pour l'école (la pièce aura lieu vendredi prochain), dans la certitude aussi qu'il va falloir encore attendre un peu avant de comprendre qui est en train de se passer ici et dans d'autres pays latino-américains: peut être cette infecte gauche néolibérale et démagogique n'est-elle qu'un pas de côté avant l'instauration, tant espérée depuis l'ère des indépendance, d'une ère de paix et de prospérité véritables, pas celle d'Ortega : celle voulue par Bolivar et Marti (et Farabundo Marti, et Zapata, et Sandino, et tous les jeunes révolutionnaires des années 50 et 60).
Samedi 24 août
Je pense, j'espère, qu'à aucun moment je ne l'ai oublié, mais tout de même, pour mémoire : on ne comprend jamais rien en deux mois, rien d'humain en tous les cas, même à grand renfort de livres. Tout ce que j'ai écris me semble nul et non avenu : insanités. Je n'ai rien vu. Rien entendu. Et je vais retourner tranquillement à Région.
Dimanche 25 août
Il me semble que les telenovelas en apprennent plus sur l'âme latino-américaine que tout Octavio paz. Teintées d'une aura quasi-religieuse, elles rassemblent les familles quotidiennement : et les enfants murmurent sur leurs lèvres les saintes paroles du générique. (En ce moment même, Marling, Fidelito et sa sœur sont là, affalés devant un film quelconque. Il n'y a pas de novelas en fin de semaine, ou peu : elles sont du lundi ou vendredi, rythmant les jours et les heures). Destinées au classes populaires, je pense, les novelas mettent toujours en scène les classes supérieures et sont produites, jouées, scénarisées par des représentants de la classe supérieure : la vision qu'elles donnent des couches plus pauvres, quand d'aventure il leur arrive de devoir les présenter, est d'un folklorisme et d'une indigence affligeante qui témoigne des origines sociales de ceux qui produisent ces divertissements. Dans Sin Senos no Hay paraiso la mère de l’héroïne, couturière et sensée être pauvre, vit dans une maison immense et porte des magnifiques robes ; elle est parfaitement maquillée et coiffée, et bien entendu parfaitement blanche. Dans une autre novela, vue il y a quelques jours, une femme des couches populaires était symbolisée par une pauvresse en guenille (des guenilles propres, au demeurant), les cheveux ébouriffés, parlant comme une attardée et vivant dans un taudis (propre également) de carton- pâte. Le reste du contenu des novelas est à l'avenant : d'une crasse bêtise ; elles sont navrantes de nullité. Il est difficile de se représente quel peut être l'impact d'un imaginaire aussi pauvre, certes de divertissement, mais tout de même, diffusé massivement à des populations souvent peu éduquées (presque pas du tout éduquées, en ce qui concerne l'île). Tout y est schématique, caricatural, grossi, abêti et, de façon sous-jacente, socialement et politiquement réactionnaire : quoi qu'il en soit les hommes restent braves et forts et les femmes ont besoin d'eux ; le catcheur et la pute demeurent semble-t-il les deux inspirations principales, des deux idéaux-types des scénaristes de novelas. Tout respire une mentalité poussiéreuse vieille d'il y a cent ans : famille, mariage, honneur du sang et de la race (dans La Patrona), valeurs catholiques (dans Paginas de vida) ; et pour rire, on fait appel aux vieux ressorts usés du vaudeville (Donde diablo esta Unaño).
Lundi 26 août
Un mythe fondateur de l'Amérique : Cortez et la Malinche. Le Conquistador et la prostituée.
Mercredi 28 août
Vers quatre heures je suis allé voir les guitaristes de Mano Amiga, ainsi qu'ils me l'avaient proposé. Un moment agréable, à les regarder jouer (faux pour la plupart. Luis, le professeur, ne s'occupe guère de communiquer les accords à ses élèves) des chansons d'ici, des rancheras mélancoliques, que fredonne Roman, le chanteur borgne : La Antiena, El Hijo Pordigo, Pobre Niño, longues et lancinantes. Chansons chrétiennes, chansons pour enfants, ou d'amour, ou d'amitié, que ce chœurs de fiers paysans (Ronald, Christobal, José, Favel) interprétait avec une intensité naïve et touchante. L'orage menaçait, hélas.
Jeudi 29 août
A la veille du spectacle ; les répétitions du matin se sont bien passées et les ateliers du soir continuent. Ester vient tous les jours ; elle est adorable. Elle a les yeux bridés, la taille petite (elle doit avoir quatre ou cinq ans) et n'ouvre ses lèvres minuscules que rarement, pour que je lui donne une feuille, un crayon, ou pour me demander de regarder ce qu'elle a fait. Ses dessins sont étranges, remplis de monstres dentus et effrayants dévorateurs de petites formes humaines, et accompagnée de bribes de mots qu'elle copie des murs de la classe : elle m'a ainsi offert,, la semaine dernière, un prophétique dessin de monstre à gueule ouverte, toutes dents dehors, vert, les yeux grand ouverts, agrémenté d'un tronçon de slogan de propagande du FSLN : BENEDECIDOSPROSPE. Je le garde précisément ; il est magnifique comme la rencontre d'un parapluie et d'une machine à écrire sur la table de dissection -monstrueux ne vient-il pas du latin monere : faire penser ? « Le monstre avertit, c'est un prodigue au sens religieux du terme » (H-J Stiker).
Vendredi 30 août
Il y a quelques jours, dit-on, Tuani s'est fait embarquer pour vol et tentative de viol. Une semaine auparavant, il me demandait de lui faire un dessin de Bob Marley, en vue d'un tatouage.
Il pleut tous les jours, désormais.
Samedi 31 août
Le spectacle a donc eu lieu hier, et il s'est plutôt bien déroulé. Les guitaristes ne sont pas venus (Luis, le chef, s'est débiné, et les autres ont suivi, et de toute façon Favel, nous a-t-on dit, était déjà bien ivre à 18 heures), et K. n'a finalement rien fait, mais le reste s'est déroulé sans incidents. Dès 13 heures R* et moi étions à l'école afin de préparer la salle, bientôt rejoints par les filles. Tout s'est passé très vite : le maquillage, l'installation de la sonorisation (des énormes enceintes gracieusement prêtées par le mari de la directrice, qui a d'ailleurs une fâcheuse tendance à écouter de la musique électro à un volume immodéré à toute heure du jour), les costumes, les derniers préparatifs. Les gens du village, prévenus hier par des affiches grammaticalement douteuses, réalisées par nos soins, sont venus peu à peu, tranquillement, en s'asseyant sur les murets tout autour de la salle. Memo, qui devait présenter son spectacle, est arrivé un peu en retard, vers 16 heures 30, heure à laquelle nous avons commencé. L'école à fait la première partie, dans une salle bondée et bruissantes où nous connaissions la plupart des visages, en proposant deux spectacles folkloriques, toujours les mêmes : des jeunes filles avec une fleur sur la tête se balancent d'un pied sur l'autre en remuant les deux pans de leur robes, sur un air de Marimba. Puis ce fut notre tour. Dulce avait disparu ; Andrea était surexcitée. Au dernier moment, elle a refusé de monter en scène ; il a fallu la forcer un peu. Aucun des gamins, je crois, ne s'est souvenu de son texte, mais la séquence de danse africaine (retardée par Dulce qui avait de nouveau disparu et enlevé sa robe) fut réussie ; l'ensemble était mignon, c'est le mot. Quant à moi, j'étais derrière tout du long, torse nu, à cuire derrière le théâtre d'ombre, qui fonctionnait grâce à un spot lumineux brûlant. Des applaudissements triomphaux ont salué la fin précaire de l'histoire qu'avait scandée dans un micro mal réglé la voix un peu abîmée de A*. La directrice s'est fendue à notre égard d'un discours de remerciement que j'ai raté, étant parti fumer une cigarette. Puis vinrent les danseurs de Memo, très convaincants, qui firent un rock’n’roll endiablé et une danse caribéenne rapide, joyeuse et suggestive, au cours de laquelle un accident de culotte nous a fait voir à tous le derrière d'une des danseuses, suscitant une hilarité générale. Tout le monde applaudissait, riait. Une musique électronique tonitruante marqua la fin du spectacle et tout le monde resta dans la salle, glissant pièce et billets dans le chapeau que je tendais à l'assemblée, chapeau destiné à faire un don pour l'école. Après ça, les cigarettes et la bière du soir furent les meilleures depuis longtemps.
Dimanche 1er septembre
Hier R*, J* et moi avons profité de cette journée vacante pour nous rendre manger un sandwich chaud à Santa-Cruz, au Cocos. Long farniente sur la plage et dans l'eau plus brûlante encore que l'air. C'était le jour de l'élection de la « reine du mais » (devenue cette année Miss Patria, on peut supposer pourquoi) et une bonne partie du village était rassemblée dans la cour de la primaria pour assister à la première partie des réjouissances, que je n'ai pas souhaité voir. La seconde partie était plus alléchante : une fête sur la Cancha, où aurait lieu l'élection finale. Vers 21 heures tout Balgüe, exceptés les plus vieux, était en effervescence ; on se maquillait, on se pomponnait, et tous les pères étaient dehors, déjà affairés à boire. J'ai commencé la soirée au rhum blanc avec Lito ; l'ai poursuivie au rhum ambré avec Paul, un sémillant anglais de passage, cameraman pour la BBC ; et je l'ai finie à la bière sur le terrain municipal, au milieu d'une foule opaque. Un type du FSLN animait la soirée. Régulièrement les étaient interrompues afin de laisser place à la présentation des Miss en lice, assorties de leurs cavaliers, qui déambulaient sur des chansons romantiques en se tordant les hanches, aux bras de leurs compagnons en chemise blanche. L'une d'elle fut troublée dans son parcours par les frasques d'un type bourré qui s'était dangereusement accroché à la rampe portant les lumières, et qu'il fallu se mettre à cinq pour décrocher. Nous sommes partis boire une bière au Kilombo, lassés. L'ambiance y était électrique. Beaucoup d'hommes ivres, et la vieille taulière était seule ; elle ne tarda pas à clôturer la porte de l'intérieur avec une poutre, tandis que dehors des mains tambourinaient. Nous avons donc fini par partir. Dehors les autres nous attendaient ; la fête était finie ; Célia, la fille d'Isabel, avait été élue Miss Patria ; nous l'avons acclamée à son passage. La fête se vidait dans la rue principale, déversant sa nuée d’hommes et de femmes plus ou moins en état. Un dernier incident vint clôturer la soirée : une jeune femme en furie se précipita sur un homme, visiblement bourré, qu'elle tabassa en bonne et due forme en le traitant de porc et de salaud, avant d'être maîtrisée et enfermée dans l'enceinte du Kilombo. C'était l'heure de rentrer. J'étais ivre, nous étions ivres, tous le monde était ivre et nous avancions dans la nuit, silencieux, bancals. Voilà donc la dernière image qui restera de ce voyage : une femme hystérique molestant à coups de pieds un ivrogne, une Miss Patria triomphante et une longue procession alcoolisée. Aujourd'hui j'apprends qu'on fêtera dans quelques jours, le 3 août, le 31ème anniversaire de l'armée nicaraguayenne, grands renforts de défilés métalliques et en la présence, au mois spirituelle, du camarade commandant Daniel, Sauveur de la Patrie. Nous, nous partons pour San Juan. Je n'aurais décidément rien compris. Le rideau tombe sur cet hiver du Nicaragua, sur les volcans morts, les canaux en projets et les révolutions en miettes.
Epilogue : 5 septembre, San Juan Del Sur
Mortellement avachi dans l'ignoble ville de San Juan où nous avons décidé, de façon un peu inconséquente sans doute, d'aller nous ressourcer après ces deux mois passés sur l'île, prostré sur le lit, face au ventilateur ronronnant, je décide de rouvrir mon journal, sans raisons particulières, peut-être par scrupule. Par ennui aussi, sans doute.
Sur la côte Pacifique, les quelques jours que nous allons passer ici s'écoulent paisiblement, bien que je ne goûte guère les plaisirs qu'offre ce «paradis » pâlichon, semblable à tant d'autres : cahutes de bois verni et auvents de palmier aux prix prohibitifs, bars lounge, villas de bord de mer et abondance de gringos divers, bronzés, musclés et tatoués, venus surfer et participer à des pubs-crawl douteux (ce loisir consiste à en des tours organisés, avec boissons gratuites à la clef, de tous les bars de la ville ; les participants de déplacent en horde molle et bruyante, écœurante d'insanité éthylique, dans les rues de la ville). Un bien pauvre sous- culture que celle du surf : prétendument bohème et libertaire, elle ne se déleste jamais de l'appareil économique capitaliste dont elle est le pur produit et ramène avec elle, en même temps qu'une piteuse ambiance cool, les hôtels, services de taxis, échoppe de matériel hors de prix, bars et drogues diverses dont ces ahuris ont besoin pour faire joujou dans les vagues.
Rien ne ressemble plus à un village de surfer qu'un autre village de surfer, que cela soit ici ou à Sumatra, Long Beach ou Biarritz.
Mais ce n'est pas pour ça que, mettant à profit la sieste de R* et une virée en balade des filles, que j'ai décidé de prolonger d'une note mon carnet de voyage. C'est que, repensant à ce que j'y ai écrit, j'ai ressenti récemment (en fait, dans le bateau vers Rivas) une certaine gêne consécutive au sentiment d'injustice suscité en moi par la façon dont j'ai parlé parfois des gens de l'île, dans ces lignes, ou plutôt de la façon dont j'ai insisté, volontairement, sur les points négatifs au détriment des autres. Au demeurant, il me sera facile de réparer cette, disons, imprécision : il me suffira de parler des incroyables adieux qui nous ont été faits par Balgüe, par tous les gens que, à des degrés divers, nous avons fréquenté ces deux mois. Nous avons tous ployé sous les cadeaux, principalement de la nourriture : l'équipe de l'école où nous avons travaillé a organisé un repas spécialement pour nous, assortis de chansons et d'un adorable discours de la directrice ; Cheppe (José), du comedor, nous a offert le repas du soir, délicieux (il est sans doute le meilleur cuistot du village) et s'est lui aussi fendu de quelques mot touchants (« nous, les parents d'ici, nous ne sommes pas toujours là quand il le faut. Vous, pendant tout ce temps là, vous avez donné aux enfants de l'école de la patience et de l'amour. Alors je n'ai pas peur de dire : tous les enfants de Balgüe sont les vôtres ! ») ; les enfants nous ont accompagnés, J* et moi, pour une baignade dans le lac ; et au soir presque tous le monde était présent au comedor d'Isabel pour partager un dernier verre. Nous avons fini la soirée chez A*, en compagnie de Lito et Javier, à qui j'ai promis de revenir d'ici deux à cinq ans. Ils m'ont aussi appris une chanson, qui va conclure cet épilogue où j'espère avoir rendu compte de l’extraordinaire gentillesse des Balgüenses (quel que soit le degré de niaiserie de cette déclaration):
Adios, adios, mi isla bonita
mañana, mañana me iré...
FIN
M.D.