Être pauvre c’est, vous savez, ressentir ce petit machin au fond du bide quand on retire ou que l’on paye par carte, parce qu’à n’importe quel moment ça ne passera pas, jusqu’à la dernière minute on s’attend à voir « paiement refusé », et alors on devra laisser ses courses sur place en disant, pardon, baisser les yeux face à la caissière, qui est pauvre aussi et qui sans doute comprend mais ne peut rien faire, et partir avec sa honte au cœur et le rouge au front.

Être pauvre, c’est avoir peur, à chaque instant de la vie quotidienne, qu’un courrier de l’administration annonçant un trop-perçu, qu’une rencontre non-désirée avec la police occasionnant une amende, que n’importe quoi vienne nous faire comprendre que la fin du mois sera plus compliquée, qu’il va falloir serrer une ceinture déjà pleine de trous, qu’il va falloir manger ses doigts.
Être pauvre, c’est connaître des gens, tellement de gens, des jeunes, des vieux, qui volent ou font les poubelles pour se nourrir.
Être pauvre c'est ne pas avoir le choix. Pas le choix de boulots précaires, épuisants. Pas le choix de se retrouver chaque jour dans une voiture ou un bus ou un métro qui sont comme des prisons, avant de s’échiner au soleil cuisant ou dans l’obscurité d’un entrepôt, ne pas avoir le choix de travailler après la retraite car elle ne suffit pas, il faut bouffer, et les enfants et petits enfants ont encore besoin d’aide, et il y a le loyer, être pauvre c’est penser tout le temps à l’argent, pas parce qu’on est vénal, juste parce que c’est toujours un problème.
Être pauvre se surprendre des fois à cette fameuse humilité des prolos, à s’excuser comme pour dire Désolé je dérange, et même quand on est un fier anarchiste, parfois, on a tellement été éduqués socialement là-dedans, qu’un type en costume qui nous parle pas comme à un domestique, on a envie d’être gentil avec lui comme un bon chienchien avec son maître qui lui donne des croquettes. C’est toujours se faire avoir par les patrons sympas.
Être pauvre c’est tout manger dans les buffets à volonté, et en planquer dans ses poches car on sait jamais.
Être pauvre c’est connaître l’ennui la fatigue et la mort sans fin de tous ces jours qui nous ont été volés, de l’aube au coucher.
Être pauvre c’est regarder Bayrou et ne pas comprendre qu’un vieux lémurien apathique puisse oser nous parler comme ça.
Être pauvre c’est vouloir des enfants mais repousser le projet car on peut déjà pas se nourrir soi-même, c’est vivre dans un appartement trop petit, c’est regarder toujours les produits du bas dans les supermarchés, c’est compter les centimes, c’est craquer, c’est en avoir marre, mais marre.
Être pauvre c’est une violence. Et c’est, face à cette violence, et quoi qu’en dise la bourgeoisie « de gôche », aimer au fond de ses tripes voir l’un des nôtre se venger, serrer ses poings et frapper, comme Christophe Dettinger, le « Gitan de Massy », le « Boxeur du peuple », lors des Gilets Jaunes, comme ce cadre et sa chemise arrachée, c’est kiffer ça comme un shoot de pure revanche, comme si à travers ces scènes c’était des siècles d’oppression qui étaient, très provisoirement, bien trop provisoirement, payée avec notre propre monnaie.
Car être pauvre c’est vivre depuis longtemps, bien longtemps sous la coupe des riches (les pauvres, les riches, c’est si caricatural, me direz-vous. Mais nous sommes comme ça, nous les gueux : frustres. Et je ne suis pas ici pour donner des leçons de raffinement.). Des siècles, des millénaires à les subir, à donner nos récoltes, à recevoir leurs coups, à y perdre notre santé, et celle de nos gosses, à devoir mendier auprès d’eux pour un toit et une nourriture que nous-mêmes avons produits, nous faire imposer leurs lois, leurs vols, leurs viols, leurs caprices.
C’est aussi, donc, porter en soi des siècles, des millénaires à les contourner, les ruser, la leur faire à l’envers, les abuser, les résister. Et ça, tout comme certaines mouches finissent par apprendre, de génération en génération, à éviter la toile de l’araignée, ça nous reste dans le sang, à nous, les pauvres.
Dans ma mémoire de jeune prolo, il y a l’héritage des esclaves marrons s’échappant de leur maître, des paysans qui venant chasser illégalement sur les terres de leur seigneur, des indigène perdant dans une jungle qu’il connaissent par cœur la violence meurtrière des colons, des femmes manœuvrant pour échapper à la brutalité d’un mari tyrannique, des pirates, des contrebandiers, des brigands, de tous ces dominés qui ont appris à leur mentir et à leur fuir, et allant même, parfois, jusqu’à les traquer à leur tour.
Imaginent-ils (non, je le sais) toute l’ingéniosité qu’il faut au démuni mourant de faim pour trouver son repas de chaque jour ? Nous sommes la mémoire de tous les démunis. Qu’ils soient notre repas du jours.
Rendez-vous le 10 septembre. Et que ça soit grandiose.
Mačko Dràgàn
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