François, imaginons ensemble une petite séquence. Ça se passe loin, très loin de Paris, là où les bars PMU et les bars à potes remplacent les cafés chics. Un boug, appelons-le François, qui est [insérer ici n’importe quel type de travail manuel], tient un petit blog sur lequel il parle de son boulot. Là, un jour, « pour déconner » et parce que monsieur est quand même un peu boomer sur les bords et au milieu aussi, il ne trouve rien de mieux à dire qu’une femme, appelons-là Ludivine, qui est quant à elle [insérer ici n’importe quel type de travail manuel lié au précédent], est une traînée car tout le monde lui est passé dessus même leur pote Geoffroy (et c’est marrant parce que le Geoffroy en question en fait il est notoirement homosexuel xptdr jpp). Lol ? Non, pas lol. Comme c’est un petit milieu, ce boulot, tout le monde finit par en causer, et la seconde écrit au premier pour lui demander si par hasard il aurait pas la décence de s’excuser. Refus du bonhomme. Sincèrement blessée, elle porte plainte, procès, et l’affaire se conclut quelques temps plus tard par une relaxe, la justice retenant cependant que la « blague » est « indéniablement empreinte de sexisme ».
Fin de l’histoire ? Non. Si la seconde personne, ici, est Ludivine Bantigny, historienne brillante qui me fait aussi la joie de me compter parmi ses amis, mais aurait pu tout aussi bien en l’occurrence être astronaute, plombier-zingueuse, ta mère, ma sœur ou même Elisabeth Levy, ça ne change rien, car dans tous les cas on apprécie guère, généralement, se faire insulter publiquement et gratuitement par un type qu’on ne connaît même pas personnellement, et c’est donc bien normal de lui demander si ce serait pas possible de sa part de solliciter pardon.
Mais François, par contre, ça n’est pas n’importe qui, ça non. C’est François Fucking Bégaudeau, un des esprits les plus brillants de sa génération selon lui-même, et non seulement, contrairement à n’importe quel travailleur manuel, il a une maison d’édition disposée à publier tout ce qui lui passe par sa tête dégarnie, mais en plus, François Motherfucking Bégaudeau, après être rentré chez toi sans te prévenir avec les chaussures pleines de boue pour fouiller dans ton frigo où il choppe la dernière bière qu’il boit en pétant sur ton canap’ après avoir marché sur la queue du chat, non seulement il s’excuse pas, mais en plus il t’en sort un long métrage par, de et avec François Bégaudeau (« Un chef d’œuvre ». Les Inrockuptibles.) pour t’expliquer en quoi ça en dit quand même sacrément beaucoup sur cette société et sur les tourments céliniens qui agitent son âme de provocateur mélancolique si peu en phase avec son époque *.
Je te le dis tout de suite, mon François : j’ai pas lu, et je ne lirai pas ton bouquin, Comme une mule **, qui revient sur cette histoire. Ce qui, à en croire moult déclarations de ta part, invalide de facto toute possibilité d’en parler. Mais je suis comme toi, je suis un punk, donc je vais passer outre cette prescription, d’autant plus que je suis au regret de te signaler que ton œuvre, si respectable soit-elle, est à ma pratique de la littérature ce que le navet est à ma pratique du gratin de légume, à savoir un élément certes roboratif, mais néanmoins dispensable -là où celles de Bolaño et de Pizarnik sont pour moi de solides et vertigineux potirons.
Donc non, je lirai pas ces plus de 400 pages où tu analyses, avec ta truculence et ton érudition coutumières, les mésaventures à l’évidence pas passionnantes -on parle d’une insulte pas drôle et d’un procès nul- qui ont suivi une vanne beauf qui, je me permets de te le rappeler, t’aurais valu dans ce monde des prolos qui a l’air de tant te passionner -et qui est le mien, pas le tien- un coup de pompe dans la bouche de la part des ami·e·s de l’intéressée et point barre. Je ne le lirai pas, aussi brillant puisse-t-il être, car la qualité intrinsèque de ton essai on s’en bat, frérot ; la question qui m’occupe et me préoccupe aujourd’hui, c’est : quel train chargé au fuel de connerie pure raffinée dans la cave personnelle de Pascal Praud a pu te passer par le crâne pour imaginer que c’était une bonne idée de l’écrire, et surtout de le publier ?
Car si moi, je n’ai pas lu ton chef-d’œuvre, je connais très bien quelqu’un qui l’a fait, car il t’adore et te défends. C’est mon pote David. Et dans son compte-rendu, je vois que pour toi, par le biais d'un procès pour diffamation sexiste, c'est un véritable « féminisme policier » qui t’a (et là, je cite mon ami, qui paraphrase tes propos) « mis en accusation au nom de toutes les femmes pour admonester tous les hommes, grâce à des femmes qui utilisent leur puissance pour faire régner l'ordre moral. Puisque tous les hommes sont du même sexe, ils sont forcément corporatistes, se soutiennent entre paires de couilles, de près ou de loin. Forcément soupçonnables à minima de potentiel virilisme-masculinisme-machisme. On flirte avec l'essentialisme, on l'embrasse. Et on valide l'idée du continuum : blague sexiste, agression sexuelle, même système donc continuité ». Continuum que, donc, tu remets en question : comment ça, qu’ouïs-je, on crée l’idée saugrenue d’un pont entre ma blague de merde et une agression sexuelle ?
Et ça, vois-tu, ça me chagrine. Puisque cette notion de continuum de violences, elle est fondamentale pour comprendre ce qu’on appelle les oppressions systémiques -racistes mais aussi, donc, sexistes. Eh oui, mon bon François ; comme l’a écrit Raymond Queneau pendant la guerre à propos de Nietzsche et de son illégitime descendance SS (rassure-toi, ça n’est pas un point Godwin), s’en prenant à « cette tendance de l’homme de lettres à refuser la responsabilité de ses écrits et à accorder cette innocence à tous ses confrères » : « Les charniers complètent les philosophies, si désagréable que cela puisse être »
Dans ton cas, et que ça te plaise ou non, le terme « bougnoule » et la blague « qu’est-ce qui sépare l’homme de l’animal ? La Méditerranée » sont dans le même spectres que les ratonnades. Et les viols domestiques viennent compléter les mains au cul des collègues. C’est d’ailleurs pour ça qu’on dit que cette domination, psychique, physique et verbale que ces classes sociales différenciées subissent, est systémique. Elle suppure dans tel rire gras, dans tel regard appuyé -et là, tu diras, c’est « pas la même chose », et c’est « pas si grave »- et dans le coup de batte à la tête, la main serrée autour du cou -et, oui, là c’est quelque chose, là c’est grave, mais c’est bel et bien le degré supplémentaire de la même oppression. Et quiconque pense pouvoir jouer avec les premiers degrés sans devoir assumer aucune responsabilité dans les derniers ne mérite d’être qualifié que d’inconscient, ou de con. A toi de choisir.
En outre, et ça me fait de la peine de devoir expliquer un concept aussi simple, voire simplet, à un homme de ton âge et de son statut, car les gamin·e·s que je suivais quand j’étais pion le comprenaient quant à eux très bien, il ne s’agit pas d’interdire toute sorte de blague que ce soit, y compris flirtant avec les premiers degré de l’oppression voire mettant ses grosses pattes dedans. Mais, quand une personne concernée signale que ça la dérange, et même si on comprend pas pourquoi ça la dérange, de se dire qu’on n’est pas dans sa tête, qu’on sait pas ce que ça fait résonner en elle, et demander : « pardon ». Et on passe à autre chose, plutôt que d’en faire un tome de la Pléiade avec préface de Claude Lellouch.
Surtout que -et c’est là où je ne vais plus parler de ton livre, mais de toute la campagne promotionnelle que tu assures autour de lui, du reste pas dans les meilleurs rades- tu as fait de ton insulte de blaireau déchiré au pastis et des légitimes réactions outrées qui ont suivi une véritable affaire d’État. A travers toi en effet dis-tu, toi le glorieux héraut au corps transpercé par la lance envenimée de pus et d’excréments de la meute inculte et aveugle, à travers toi donc, c’est l’avenir de la gauche elle-même qu’on assassine avant de la traîner dans la pisse.
Tu me permettras de retranscrire une partie de l’entretien accordé à Aude Ancelin : « Ceux sur qui repose véritablement le sort de la gauche, c'est le gros ventre mou qui, en ce moment, ferme sa gueule devant ceux que je viens de nommer [donc les gens qui ont osé à prendre à lui, l’esprit le plus brillant de ce siècle, cf. plus haut], à la fois par une espèce de vague solidarité morale, ben oui, non, mais c'est vrai, on est tous féministes, donc oui, bon, c'est vrai, il y a des excès, enfin, globalement, je suis solidaire, je suis solidaire de ces coups de force, par exemple, féministes…. » « Coups de force féministe » ? Mais de quoi tu parles poto ?
Tu poursuis : « Mais ils le font aussi par une espèce de peur. Parce qu'ils subissent une sorte de terreur. Ils veulent prévenir un peu, ils ne veulent pas être dans la charrette ». Une allusion à la Terreur, oui. Parce que le fait d’avoir trouvé pas drôle sa blague de merde, c’est un peu avoir envoyé un révolutionnaire sincère et intègre, un pur, un vrai, sur l’échafaud. C’est Jésus-l’anarchiste qui est mort une deuxième fois sur la croix pour tous nos péchés. Et c’est vrai qu’en ce moment en France, si les gens se chient dessus, c’est bien à cause des féministes, pas des fascistes, des flics et des flics fascistes. Moi-même, je n’ose plus regarder ma copine dans les yeux quand elle m’ordonne de lui faire sa lessive en écoutant Victoire Tuaillon.
« J'en veux pas aux excités », dit-il néanmoins avec la mansuétude qui caractérise tout être divin, car « les excités, ils sont excités », c’est bien ce qui les caractérise, cet homme est un véritable dico vivant, et d’ailleurs tant pis pour ces hystériques puisqu’ils « ne desservent qu’eux-même », na. « Mais, conclut-il, le ton grave, son regard limpide porté vers des lendemains incertains, le ventre mou, qui ne brille pas par son courage, là, j’ai un peu de mal. Car si ceux-là décident de continuer à plier devant les excités, la gauche est foutue ».
Donc si je te comprends bien, il faut y aller « mollo sur le destroy », et surtout mollo sur le féminisme et plus largement la radicalité de nos luttes intersectionnelles qui effraient… effraient qui, d’ailleurs ? Les types comme toi, camarade, blanc, hétéro, fils de profs, auteur parisien au train de vie confortable ? T’as peur pour ton poste de dominant ? Tu fais bien, car effectivement nous, les « excités », espérons que d’ici quelques temps ce poste sera vacant, et jamais remplacé. Et puisque tu parles de courage, tu vas devoir trouver celui de l’admettre.
Et si ta culture avec un gros c** que tu aimes tant, l’art vrai, pas la culture « subventionnée », agréée, « validée par les villes et le ministère », « qui ne choque aucune morale », bref celle de ces connards d’intermittents « qui ne vivent pas de leur art, mais de la culture », ces nullos, pas comme toi qui je suppose ne survit que grâce à tes revenus apportés par l’usine, si ta culture donc c’est celle d’un vieux gars même pas foutu de reconnaître qu’il a déconné devant une femme en larme qui lui dit s’être sentie « souillée », non seulement on va pas le lire, ton bouquin, mais en plus on va le classer direct dans la section vieillerie du rayon Histoire.
Tu aimes parler du peuple, et essayer (avec plus ou moins de réussite, il faut bien l’admettre, mais il est vrai qu’être persuadé soi-même d’être un putain de génie n’aide pas à l’affaire) de faire peuple. Et le peuple, j’en suis, ma gueule. J’en suis, et j’y reste. Alors quoi ? « T’as mal parlé de ma pote, viens que je te casse la gueule » ? Non. Car il se trouve que moi, comme tous et toutes les « excités » qui ont commis l’outrage de te critiquer, je tâche de déconstruire l’oppresseur en moi, le connard en moi, le relou en moi. « Déconstruction », un mot que tu détestes tant que, à tes nouveaux amis (on a ceux qu’on mérite) du Figaro tu as dit : « L’invitation à se déconstruire sent déjà un peu le camp de rééducation ».
Rien que ça. Alors, non : rassure-toi, François, on va pas t’envoyer au goulag, ni réquisitionner ton bel appartement pour y forcer Sardou à s’épiler les couilles jusqu’à sa mort. On va juste, au pire, effacer ton numéro de nos répertoire, plus trop t’inviter à nos soirée, jusqu’à ce que tu te rendes compte que ta vanne sexiste valait bien des excuses, et pas tout ce ramdam. Et on va continuer à faire vivre une culture vraie, vivante, empathique, sensible, faite par et pour les concerné·e·s, pas oppressive, et qui ne se cache pas derrière son petit doigt du « choquer-la-morale » pour juste balancer son swag auto-satisfait de dominant sur tous les murs. Comme la série Arcane, qui sera à jamais plus subversive que toutes tes insultes. Allez, sans rancune, et si jamais je t’ai fait chier, j’espère que tu n’en pondras pas un livre.
Salutations libertaires,
Mačko Dràgàn
Journaliste punk-à-chat à Mouais : https://mouais.org/abonnements2024/ (mais ce papier n’engage que moi et pas la rédac’, je le précise)
Ludivine, que j’embrasse, m’a également fait l'honneur de rédiger la postface de mon livre, en vente dans toutes les bonnes librairies : https://www.senscritique.com/livre/abrege_de_litterature_molotov/critique/302255151
* Exemple de cette branlouille intellectuelle dans un entretien que sa superbe a daigné accordé à la revue Commune : « C’est ce ne-pas-vouloir-savoir que je questionne et dissèque dans les cent premières pages du livre, en abordant maints autres cas (de O. J. Simpson à Sartre en passant par une vieille connaissance). Préférer toujours la cause à la vérité : ceci est un pli militant, mais plus généralement le pli de ceux que j’appelle les politimanes, ou les politicocentriques, ou les sociomanes (ceux qui ne pensent une question qu’au titre du bien de la société) ». Ça , ça veut dire que s’excuser parce qu’on a dit de la merde c’est pour les faibles, je traduis. On vit décidément dans une sacrée saucisse.
** Notamment car je dois regarder une deuxième, puis une troisième fois tout Arcane. D’ailleurs avec Vi en face tu aurais moins fait ton malin mon gars (oui je suis encore sous le choc de la fin de la série).
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