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Billet de blog 27 avril 2020

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Comment sortir (des polémiques à deux balles) ?

Confinement ou pas confinement ? Masques ou pas masques ? Raoult ou pas Raoult ? Nous nous emmurons dans les formes les plus stupides du débat public. On se moque de nous, et pendant ce temps-là, on nous jette des miettes de polémiques à deux balles pour nous occuper. Comment, pendant et après le confinement, (re)créer une culture du débat démocratique ?

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Alors, oui, je vais parler du professeur Raoult. Enfin, plutôt, du fait qu’on en parle, et même plus précisément de comment on en parle. Mais ça ne sera qu’en guise d’introduction, et le plus rapidement possible. Car en fait, j'aimerais plutôt parler des luttes des universités pour leurs survie (spoiler)... 

La chloroquine donc. Il s’agit ici d’un débat de salubrité publique : le traitement contre le Covid-19, et les intérêts spécifiques qui sont en jeu dans cette question. On aurait donc pu s’attendre à une réelle et saine discussion équilibrée, riche, étayée par ce que l’on sait à ce propos, tant sur la molécule, que sur ses promoteurs et ses détracteurs. Fonctionnement des labos, conflits d’intérêt, Redemsivir, lobbies pharmaceutiques, Sanofi, Bayer et consort (que des humanistes !), protocoles scientifiques, méthodologie… Il y avait beaucoup (sans doute trop) à dire et à entendre dans cette polémique, qui est, j’espère, en train de retomber maintenant que l’hydroxychloroquine est à l’essai et que se profile cette question à mes yeux bien plus cruciale, ainsi formulée par F. Bonnet : « Laissera-t-on breveter un vaccin par un géant pharmaceutique privé ou sera-t-il d’emblée considéré comme un « bien commun » disponible pour tous ? »

Le moins que l’on puisse dire est que ce débat n’a pas eu lieu. Du moins, à part ici et là, pas sous la forme qu’on aurait été en droit d’attendre : ça n’a été trop souvent qu’un vaste cirque à base d’annonces tonitruantes, de démentis, de désinformation, de politique-spectacle, de communication grand-guignolesque version 2.0, sur fond de polarisation autour de cette question fort peu fascinante : Raoult est-il le messie-revenu-sur-terre-dont-le-génie-nous-illuminera-encore-pendant-les-siècles-à-venir ou un pourri-incapable-climato-sceptique-de-droite ?

Ce monde est fou. C’est d’ailleurs le professeur lui-même qui l’a dit, le 21 janvier dernier : « Le monde est devenu complètement fou. Il se passe un truc où y a trois Chinois qui meurent, ça fait une alerte mondiale, ça passe à la télé, à la radio. Il n’y a plus aucune lucidité. C’est tellement dérisoire que ça finit par être hallucinant. »

La communauté scientifique, majoritairement peu à l’aise avec la vulgarisation (au sens noble de ce terme) de ses propres recherches, pour des raisons précises sur lesquelles je reviendrais un peu plus loin, n’est pas non plus étrangère à cet échec. Reste que le résultat, malheureusement, est là : le débat démocratique, nécessaire et vital (parce qu'avant d'administrer un truc à toute la population, il faut bien qu'on en parle avec un minimum de transparence), autour de la chloroquine, autant qu'autour des autres traitements envisagés, nous a donc été bêtement confisqué.

Confisqué par qui ? Confisqué par le gouvernement, qui a atermoyé de manière assez peu compréhensible, passant du rejet pur et simple (et en l’espèce inacceptable) de la chloroquine au tapis rouge déroulé au gourou des calanques -tout en déballant au quotidien une propagande inepte alliant bêtise et inexactitude volontaire sur à peu près tous les sujets. Par l’équipe du professeur lui-même, qui a dès le début fait le choix d’une communication tonitruante et sensationnaliste, dénuée de la mesure et de la prudence qu’on serait en droit d’attendre dans une contexte aussi crucial et dramatique, et centrée sur la personnalité fantasque du dandy échevelé toujours ravi de dire quelque chose, quitte à dire n’importe quoi.

Confisqué par une partie des médias, BFMTV et Pascal Praud en tête (certes, là-dessus, rien d’étonnant). Comme l’a rapporté le toujours excellent Samuel Gontier dans une chronique (certes un peu à charge), « Le sujet « chloroquine » figure dans tous les journaux de la chaîne et s’invite dans tous les débats », en faisant largement appel à une rhétorique anti-intellectuelle et anti-scientifique éculée, par exemple ici avec Apolline de Malherbe : « Les réticences viennent aussi du monde médical.  C’est normal, le monde médical a été totalement formaté : pour qu’un médicament soit autorisé, il faut qu’il y ait tout un tas d’études sur des milliers de gens, tirage au sort, comparaison avec placebo… » Inutile sans doute de souligner à quel point nombre d’opposants à la chloroquine firent eux aussi appel, bien trop souvent, à un argumentaire au moins aussi indigent.

Exit donc, le riche et salutaire débat qui aurait pu –qui aurait dû- avoir lieu, et place à une grotesque foire d’empoigne où la mauvaise foi est reine.

Soyons clairs : je ne suis pas en train de prendre parti pour ou contre, et si la chloroquine s’avère être un traitement efficace, j’en serai très heureux. Mais cette polémique, la façon dont elle a été menée, est pour moi symptomatique d’un grave problème démocratique, d’une carence qui ne date pas d’hier, mais que le cadre, compliqué en terme de communication, du confinement est venu renforcer.  

Pour tous les sujets cruciaux du moment, le constat est le même : ces débats nous sont toujours confisqués par ceux-là même, qui, du haut de leur superbe, prétendent les mener. Sur les masques, sur le confinement, plutôt que de débattre utilement et démocratiquement des problématiques que ces questions soulèvent, en terme de responsabilité individuelle, de règles de vie collective, des rapports entre l’individu et le collectif, des parts de liberté et de confort personnel que nous sommes prêts à volontairement sacrifier en faveur du bien-être des plus fragiles, plutôt que de parler de tout ça…

On préfère débattre à hauteur de caniveau : « Je sortirai si je veux, d’abord », « ceux qui sortent sont des criminels », « les masques c’est chiant et c’est pas beau » … Pendant que le gouvernement noie un poisson déjà passablement désorienté en disant à peu près tout et son contraire, contredisant les faits et les recommandations du conseil scientifique quand ça l’arrange, et faisant preuve d’une cohérence et d’un sens de l’à-propos qui n’est pas sans rappeler les plus belles chansons d’Arielle Dombasle.

On se moque de nous. Et pendant ce temps-là, on nous jette des miettes de polémiques à deux balles histoire de nous occuper. Des polémiques traitant de sujets fondamentaux, mais mal formulées, mal orientées, mal menées. 

Maintenant que nous sommes massivement assignés à résidence, que nous avons le temps de prendre le temps, de nous renseigner, de peser le pour et contre, et que l’incurie des puissants apparaît plus que jamais au grand jour, le moment est propice à une vaste réflexion collective, un grand mouvement de concertation démocratique –réellement démocratique : c’est-à-dire, sans « représentants » interposés.

Comment affronter ensemble ce moment inédit ? Comment re-construire des réseaux de sociabilité, de solidarité, d’échange ?  Comment s’emparer des questions sanitaires, même les plus pointues ? Comment penser la notion de « commun » ?

En un mot : comment recréer une culture du débat démocratique, quand celle-ci a été sciemment mise à sac par des décennies de culture politique et médiatique abrutissante, à visée poudre-aux-yeutesque et spectaculaire ?

Parce que pour le moment… Jamais je n’ai vu autant de conneries passer sur mon Facebook (oui, je suis anarchiste et j'ai Facebook, honte à moi). On touche le fond du fond de la litière du chat.

Il n’y a aucune réponse simple et facile à cette question. Développer les médias alternatifs, locaux comme nationaux, indépendants et de qualité, aptes à mener le nécessaire travail d'enquête sur les sujets d'intérêt public, en est une. Se parler, discuter, lire, écouter, en est une autre, en apparence encore plus accessible.

Mais il faut le pouvoir. Et l’accès à la culture, nous le savons, demeure malheureusement encore aujourd’hui le privilège d’une élite –pas forcément économique d’ailleurs ; d’une élite « culturelle », justement, dont les représentant ont hélas massivement déserté, depuis quelques temps, les rangs de la contestation, de la lutte des classes et de l’éducation populaire, jusqu’à faire du mots « vulgarisation » une insulte.

Donc oui, pour mener à bien la construction, ou la reconstruction, de cette culture du débat, il faudra développer les lieux où cet art du débat pourra être enseigné et pratiqué. Les travailleurs sociaux, éducateurs, lieux associatifs de quartier, et bien sûr instituteurs et professeurs de bonne volonté ont tout leur rôle à jouer.

Ainsi, évidemment, que les universités.

Et j’en reviens, pour terminer, au point abordé plus haut : l’incapacité d’une grande partie des scientifiques, et des universitaires en général, à vulgariser leurs travaux, et donc à peser utilement et démocratiquement dans le débat public.

Cette incapacité n’est pas voulue de leur part : elle leur est imposée. Dans le cas du Covid, par exemple, si beaucoup de chercheurs ont du mal à en parler, c’est qu’on ne les a pas vraiment encouragés jusqu’à présent à travailler là-dessus, puisqu’avant la pandémie, le sujet des Coronavirus n’était guère vendeur –les spécialistes de la question étaient donc habitués à parler dans le vide, et à se battre pour survivre auprès de leur hiérarchie, ce qui ne favorise guère l’éloquence publique.

Et à ce propos, il ne faut pas oublier que, au moment où le confinement a été décrété, toutes nos universités –lieux par excellence de l’apprentissage du débat critique- étaient en lutte, et pas pour rien.

Toujours plus coûteuses, nos universités deviennent de plus en plus, de facto, des lieux interdits aux classes populaires –pourtant encore majoritaire dans le pays, et vouées, la crise approchant, à le devenir encore plus, avec la paupérisation à venir d’une grande partie des classes dites « moyennes ».

Et à ceci, sont venus s’ajouter les 3 rapports officiellement commandés par le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation pour préparer la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche (la LPPR). 

Logique de financement par le privé, mise en compétition, pression managériale, renforcement de la hiérarchisation et de la précarisation des personnes toujours plus nombreuses laissées en bas de l’échelle –des jeunes professeurs vacataires comme des étudiants.e.s … Et, à très court terme, une poursuite de la démolition programmée des filières de Sciences Humaines, si peu « utiles » -c’est-à-dire rentables- dans ce fier monde ultralibéral, et sommées très vite de se trouver une raison financière et monétisable d’exister, ou de disparaître avec perte et fracas.  

Les universités sont en train de mourir. Et avec elles la possibilité pour le plus grand nombre, quelle que puisse être son origine ou sa situation économique, d’apprendre, et d’apprendre à apprendre, de débattre, et d’apprendre à débattre –et, au bout du compte, d’enseigner, et apprendre à enseigner.

Lutter pour qu’elle ne meurent pas, voilà déjà l’un des jalons les plus importants, ici et maintenant, de notre reconquête de la culture perdue du débat démocratique. Pour qu'une culture scientifique, universitaire, indépendante et de qualité, puisse continuer à exister -et existe même bien plus qu'elle ne le fait aujourd'hui, après des années de bombardement technocratique. 

Car la pensée en collectif est un sport de combat, comme dirait l'autre. 

La fin du vieux monde passe aussi par là.

Un monde nouveau, sans polémiques à la con, et sans Pascal Praud : ça fait rêver, non ?

J'espère cependant que ce papier ne sera pas lui-même pris pour une "polémique à deux balles"...

Salutations confinées,

merci à Médiapart, Bastamag, Reporterre, etc. pour la qualité de leur travail d'enquête, en temps de confinement,

M.D.

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