C’est d’un poème de T.S. Eliot, dont je remémore quelque vers, barricadé dans ma chambre, l’esprit embué par la flemme et la peur de sortir affronter ce monde, pianotant sur mon ordinateur en fumant comme un damné tandis que le chat dort, et j’aimerais faire comme lui, et attendre, et attendre, attendre que le temps passe, avec lui la tristesse et la grisaille, et que vienne avril, « le plus cruel des mois » pourtant selon le poète.
Tu es à l’hosto, depuis hier soir. Mon cerveau boucle sur cette information. Dans une chambre d’HP. Confortable comme une maison de vacance, m’as-tu rassuré.
« Je lis, presque toute la nuit, et l’hiver je gagne le sud. Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme, tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant qu’un amas d’images brisées, sur lesquelles frappe le soleil...»
Oui je sais, T.S Eliot était fasciste. De toute façon tous les artistes sont des crevures. Tu leur proposes une tribune de soutien à un prédateur sexuel, ils la signent direct, sans même la lire, parce que le pauvre gros porc doit être si triste, il faut qu’il sache qu’il peut compter sur les copains. Très bien, qu’ils fassent leurs bails. Mais moi, la prochaine fois que je séparerai l’homme de l’artiste, ce sera avec un sécateur.
Je me remémore aussi toi, si pétillante, si rieuse, si brillante. Toi et tes longs cheveux blonds en pagaille, et ton rire et tes danses.
Je rallume ma clope, fais tourner un café, reprends un Xanax. Je tape « année 2023 » sur un moteur de recherche, clique sur la page Wikipédia dédiée.
Je pioche au hasard. « Des partisans de l'ancien président brésilien Jair Bolsonaro envahissent la place des Trois Pouvoirs », « la police péruvienne tire sur des manifestants à Juliaca, provoquant la mort d'au moins 18 personnes », « la fusillade de Monterey Park en Californie tue 10 personnes », « des séismes en Turquie et en Syrie, de magnitude 7,5, causent la mort de plus de 50 000 personnes », « début du conflit soudanais de 2023 », « des djihadistes attaquent Aoréma », « début de l'Opération Wuambushu à Mayotte », « début des émeutes consécutives à la mort de Nahel Merzouk », « 2 août : le jour du dépassement est atteint », « séisme meurtrier au Maroc », « le Hamas lance une offensive de grande envergure contre Israël, qui réplique », « pour la première fois, la température moyenne mondiale a été de 2°C supérieure à celle de la moyenne saisonnière à l'ère pré-industrielle », « 30 novembre au 12 décembre : Conférence de Dubaï de 2023 sur les changements climatiques (COP 28) ».
Une belle année ouais. On remercie les scénaristes, Macron, Darmanin, Netanyahou, les superpuissances pollueuses et la Silicon Valley en tête.
Je pianote sur mon clavier, cherche des bonnes nouvelles. Un article de Usbek & Rica annonce me les lister pour l’année 2023. Je lis : « Un paraplégique a hacké son cerveau et retrouvé la marche », « Une société prévoit de greffer des cœurs de porcs sur des enfants d’ici fin 2024 », « Des scientifiques veulent utiliser la chaleur pour rendre l’IA moins énergivore »… Ma foi, la science nous sauvera. Ou pas. Je referme l’article, en me disant que c’est tout de même une drôle d’idée de greffer le cœur de Cauet sur des gosses.
Pour me calmer, je lance la chanson Dilemme, de Lous and The Yakuza. « La vie est une chienne qu'il faut tenir en laisse. Vivre me hante, tout ce qui m'entoure m'a rendu méchante. Si je rate, je recommence. Quand je suis triste, je chante ». Ça me calme pas.
Alors quoi ? Tout envoyer se faire foutre ? Écouter religieusement, sans bouger un muscle, les gouttes de pluie frapper la vitre ? Hiberner comme une marmotte, jeter son ordinateur par la fenêtre, se rouler dans sa couette, laisser tourner des chansons de Fiona Apple, péter ses lunettes pour ne plus voir la laideur, augmenter les doses de médocs pour ne plus sentir la douleur et l’ennui, et attendre, attendre, attendre ? Ou me réfugier moi aussi à l’hosto psychiatrique, dans une chambre confortable comme une maisonnette de vacance ?
Je reprends mon souffle, soupire, ferme les yeux, apprivoise ce vrombissement dans mes tempes. Je vais pas ajouter ma tristesse à ta souffrance, dans ta petite chambre. J’ai besoin de raisons d’y croire, et toi aussi. Nous tous, en fait. Relever la tête, sourire en coin, savourer de petites choses. Ne pas se laisser intoxiquer par ce qui nous pousse à croire que tout est perdu.
Je vais écraser ma clope, enrouler ma grosse écharpe colorée tricotée par ma maman autour de mon cou, et, la tête remplie de tous les visages aimés qui me font l’honneur de m’accompagner dans cette vie, je vais aller marcher. Dans un parc, ou à la montagne. Le bruit de mes pas fera taire les échos sous mon crâne, cette radio démente qui n’en finit plus de hurler. Je regarderai les fleurs, sans jamais les cueillir.
« Je me sens nouveau-né à chaque instant / Dans la sereine nouveauté du monde… / Je crois au monde comme à une marguerite, parce que je le vois. Mais je ne pense pas à lui / Parce que penser, c’est ne pas comprendre… / Le monde ne s’est pas fait pour que nous pensions à lui / (Penser, c’est être dérangé des yeux) / Mais pour que nous le regardions et en tombions d’accord… » (Fernando Pessoa)
Tout ira bien. Et quand tu sortiras de ta chambre, en 2024, et que le printemps sera revenu, avec les copaines, on ira faire des pétanques, et rire et danser et boire des coups en terrasse, et on essayera d’écrire nous même le scénario des temps à venir. Sans Depardieu, sans Macron, Darmanin, Netanyahou, les superpuissances pollueuses et la Silicon Valley.
Ils ne gagneront pas.
Mačko Dràgàn
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