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Billet de blog 30 août 2023

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À mon père que je n’ai pas connu

Tu es mort quand j'étais qu’un bout’chou de 3 ans. Hier, en faisant du tri, je suis tombé sur un mot de ta main, écrit alors que tu me regardais dessiner sur le tapis de notre HLM varois. Tu parles de moi, de tes, nos rêves. Tu n’as pas vu la suite. Ça n’a pas été facile. Mais je te jure que j’essaye de toutes mes forces de faire vivre ce monde magique que tu voulais pour moi, pour nous tous.

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J’étais là, café-clope du matin, m’étant mis en tête, je ne sais pas pourquoi, de jeter un œil aux carnets que j’ai tenus quotidiennement toute la première moitié de mes vingt ans. Et alors, au détour de pages couvertes des pattes de fourmis caractérisant ma graphie qui fait honte à mon instit’ de mère, un petit morceau de papier, griffonné à l’encre bleue, se démarque, accolé à une liste délavée de livres et de disques (dont « Gypsy punk », des Gogol Bordello) à rendre à la bibliothèque de Toulouse : un mot de toi, une sorte de poème écrit semble-t-il en me regardant dessiner sur le tapis du salon de notre joli HLM de village, où il y avait, si je me rappelle bien, des oiseaux et cinq chats (et donc très rapidement plus d’oiseaux du tout).

J’ai déchiffré ton écriture, au moins aussi bordélique que la mienne, papa (« Papa », ce mot si naturel pour beaucoup m’écorche, n’ayant jamais eu à le prononcer). Puis quelque chose m’est monté dans la gorge, quelque chose venu de loin, du gosse qui tourne en rond dans notre fors intérieur et qui ne comprends pas, et j’ai fondu en larme.

Voilà ce que tu as écrit sur moi :

Illustration 1

Pourquoi tu me fais pleurer comme ça, depuis quel que soit l’endroit où se retrouvent celles et ceux de nos aimé·e·s qui ne sont plus là pour apporter leurs rires leurs douleurs et leurs joies au grand banquet des vivants en galère ?

Il faut peut-être que je te décrive, pour celles et ceux qui n’ont pas eu la chance de croiser les mêmes sentiers hasardeux que toi, même s’il est vrai que la plupart des gens qui liront cette lettre t’auront tout autant connu que moi je t’ai connu, c’est-à-dire pas. Tu étais grand, mince, quoique ton boulot de jardinier t’ait donné une certaine carrure. Un long nez, des boucles noires : mon portrait craché, c’en est troublant -jusque dans nos gestuelles, d’ailleurs, m’a-t-on dit. Mais toi, tes yeux étaient du même bleu que cette Méditerranée que tu aimais tant, héritage de ta mère serbo-greco-roumaine auquel je n’ai pas eu droit -mes yeux sont marrons-verts.

Illustration 2

Tu étais né peu après la Guerre, et peu après l’arrivée de mes grands-parents de Roumanie jusque dans la riante ville de Mantes-la-Jolie. En 1968, tu avais 20 ans. Et comme 68, tu as été bouillonnant, généreux, excessif, érudit, amoureux, révolté, libertaire, écolo, vagabond, aventureux, prolétarien, ivre, audacieux, un peu fou. Surtout amoureux, sans doute.

Régulièrement, tu animais la vie du quartier en faisant le clown d’anniversaire. Et dans le salon de notre logement social, dans ce petit bled varois nommé Claviers, se retrouvaient dans la joie, pour le couscous, autour des bouteilles de vin et de tsuica, jeunes punks et moins jeunes fumeurs de pétards, potes alcooliques pris sous ton bras le temps d’aller mieux, et toute ma famille de bras-cassés abimés par la vie que ton énergie parvenait à maintenir à flot.

Quand tu es parti, tout s’est dispersé. Tu as été une étoile comme ça, une de celles qui passent, qui filent un coup de lumière et qui meurent. Et laissent derrière elle de gros morceaux à meubler dans la nuit de celles et ceux qui restent.

C’était en 1993. J’avais 3 ans, et j’ai longtemps attendu que tu reviennes. Puis j’ai grandi, avec ça, avec ce manque, cette attente sans fin, ce sentiment que quelque chose est absent du monde. Je ne sais même pas, je ne saurai jamais, quel est le son de ta voix. C’est peut-être ça qui m’a rendu anarchiste si tôt, va savoir. Une révolte pour réclamer l’impossible, ce dont j’avais toujours été privé et dont je resterai privé à jamais -mais en conséquence je veux tout.

Bref. Je ne sais pas si tu aurais beaucoup aimé le monde d’aujourd’hui, Papa. Tous les éléphants-crocodiles et les girafes-pingouins sont morts, tout est de plus en plus consternant de « décrépitude maladive ». Je suis navré de t’annoncer qu’il y a eu une multiplication des symptômes de fin du monde pour cause de connerie humaine généralisée. Mai 68 est tellement loin… Vaincu, haché, broyé, noyé dans une vidange de conformisme plat, de pseudo-hédonisme béat et d’esprit-larbin d’employé du mois du sixième étage d’une multinationale de vente de photocopieuses. Je me demande ce que tu aurais pensé de Macron, Darmanin, sa congrégation de tristes amputés de la rêverie et de l’entraide, et tous les petits nazis de merde qui désormais se montrent au grand jour, mais je me dis que tu es peut-être confortablement installé sur un nuage ou dans une marmite de l’enfer à feu doux à causer avec Janis Joplin en fumant un joint, et je ne tiens pas à te gâcher la quiétude de ton trépas.

Tu aimais te moquer des cons, des règles absurdes et de l’ordre. Tu conduisais sans permis, jusqu’à ce que ma mère t’ordonne de le passer. Tu insistais pour qu’il y ait des géraniums à nos fenêtres, « parce que les prolétaires, ils ont des géraniums à leurs fenêtres ! » Tu passais avec môman des soirées à rire et rire encore quand les grands-parents ramenaient des sacs poubelles remplis de vêtements piochés dans des fonds humanitaires pour la Roumanie (pour nous, c’était des jouets pétés, genre GI Joe décapité), en les essayant tous. Quand ma sœur Moïra, m’a-t-elle raconté, te demandais avec sa candeur d’enfant ce qu’était tel ou tel objet, et que tu t’en foutais ou n’en savais rien, tu lui disais « bagă-l în fund și vezi dacă sare », « mets-le toi dans le cul, et regarde si ça rebondit ». Tu haïssais le sérieux.

Oui, tu n’aurais sans doute pas beaucoup apprécié ce monde. Moi non plus, bien souvent, je ne l’aime pas fort. Mais je jure papa, je te jure que je lutte de toutes mes forces chaque jour pour tenter de le rendre moins injuste et plus beau, et je lutte, avec mon aimée, mon chat et mes potes (j’aurai tellement voulu que tu les rencontres), d’une façon digne de ce que tu étais, d’une façon bouillonnante, généreuse, excessive, érudite, amoureuse, révoltée, libertaire, écolo, vagabonde, aventureuse, prolétarienne, ivre, audacieuse, un peu folle. Surtout amoureuse. A Nice où j’habite maintenant on en a même fait un journal, qui s’appelle le Mouais. Tu aurais été encore en vie, je suis sûr que tu aurais écrit dedans.

Et nous ne sommes pas seul·e·s. Elles sont nombreuses, ils sont tout plein, les enfants, les jeunes, les un peu moins jeunes, à crête, à cheveux roses ou à rien de capillairement particulier, qui comme nous, comme toi alors, ne veulent pas se laisser emmurer dans le morne sérieux qu’on leur propose comme horizon de vie, et qui se battent, et qui rigolent comme des tonnerres d’été, et qui s’abattent sur les puissants et les médiocres comme des pluies de grêles, « assis en tailleur sur leur tapis volant rempli de crayons multicolores, aux feuilles virevoltantes », et qui ne se rendront pas avant d’aller te rejoindre là où les douleurs n’existent plus.

Quant à moi, je ne sais pas si je suis semblable à celui que tu aurais voulu que je sois. Mais je te jure que là aussi, j’essaye très fort.

Comme toi je fume, comme toi je bois, comme toi je m’oublie. Je suis un être très triste, et j’en suis désolé, toi qui m’a connu dans mes sourires de l’innocence de l’enfant -mais je n’étais pas encore au courant, pour la vie… Je ne suis sans doute pas très similaire à ce que chierait une quelconque divinité désireuse de produire un être parfait, mais au moins, mes personnes aimées, et le vivant non-humain qui m’entoure, savent qu’ils et elles peuvent compter sur moi. Tout comme ils et elles pouvaient compter sur toi, mon tendre papa-jardinier flamboyant.

Et je tâche d’être fidèle à ce qui est préconisé dans ce manifeste anonyme déniché il y a peu, « Premiers principes de la goétie queer » (« Goétie : invocation de démons ou esprits. Du Grec goeteia, « sorcellerie », de goes, « sorcièr.e, mage », ultimement dérivé de goao, « crier, gémir », comme lors de deuil, de rite, de sacrement ») :

« Pratique la réciprocité en toutes choses. Un cadeau nécessite un cadeau. Partage ta nourriture et ton vin, partage ton espace, partage le soleil. Les mort/es manquent de capacité sensuelle mais se délectent de la nôtre. Crie ton chagrin, crie ta rage, crie ta joie. La qualité d’excès dans l'émotion résonnera plus clairement avec iels. Parfois, les morts ont besoin de sang pour parler. Mais ce dont iels ont besoin, avant tout, c'est le don de la mémoire. Raconte leurs histoires, prononce leurs noms, affirme leurs vérités ».

Je t’aime, mon papa. Aller, on dit qu’tu faisais semblant d’être mort, juste le temps d’un instant, et on se serrera dans nos bras, tes yeux bleus dans mes yeux verts, et je te raconterai ce que je suis devenu, mes amours et mes colères, et on partira sur de gros bateaux dans l’eau avec Paula, Victor, Moïra et maman, et les copaines, et on le fera vivre enfin, ce monde meilleur que tu rêvais pour moi et pour nous tous, petits bout’chou qui parfois nous sentons si perdu·e·s dans ce monde où il manquera quelque chose toujours et à jamais ?

Ton Philou-frisette,

Aussi appelé Philémon Mačko Dràgàn

Prenez soin de vos proches tant qu'elles et ils sont là.

J’écris d’autres trucs plus joyeux par-là : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais

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