Les rangées de lits superposés sont impeccablement alignées en rangs serrés, joliment décorées de linges à sécher. Le moindre mètre carré est optimisé. De l’entassement bigarré ressort une impression d’ordre et de discipline, de celles imposées par la promiscuité. Il n’y a là que des hommes, et comme ils sont tous Noirs, on pourrait croire qu’il s’agit d’une immense cellule de prison à Lagos ou Conakry. En fait, c’est un hangar aux portes de Paris, à Montreuil pour être précis*.
D’habitude, ce genre d’endroit ressemble à une ruche vibrionnante aux va-et-vient incessants, où l’on se hèle et s’interpelle dans un joyeux brouhaha. Là, les mines graves des visages et les épaules accablées traduisent l’anxiété des résidents. Ce sont pour la plupart des travailleurs sans-papiers; ils sont confinés, coronavirus oblige. Dans un coin, une feuille accrochée avec un bout de scotch énonce les consignes d’hygiène et de distanciation sociale à respecter pour enrayer la pandémie, bien dérisoires dans cet espace surpeuplé. Ces hommes n’ont pas besoin qu’on les leur rappelle, ils savent pertinemment qu’ils sont en grand danger.
La galère, les coups durs, la précarité, ils connaissent, l’entraide et la solidarité aussi. Jusqu’ici, c’est grâce à elles qu’ils surmontent les épreuves, quand l’un d’eux trébuche, les autres le soutiennent, sauf qu’aujourd’hui, tout le monde est rétamé. Quand vous êtes clandestin, vous travaillez « au noir », donc sans filet de sécurité sociale, pas d’arrêt-maladie, ni d’assurance-chômage, or les secteurs qui les emploient, le BTP, la restauration, la confection pour n’en citer que quelques-uns, sont comme eux, au fond du trou, entraînant toute l’économie informelle alimentée par leurs revenus qui deviennent ceux d’autres clandestins. Ces hommes ne sont pas inquiets seulement pour eux-même, mais aussi pour leurs familles restées au pays, dont ils sont les piliers.
Cela s’appelle une catastrophe en chaîne, qui pourrait bien nous rattraper, nous qui les mettons dans cette situation. Leur porte-parole, un homme d’une cinquantaine d’année, énonce d’une voix tendue une vérité crue, si l’un d’eux est contaminé, tous le seront. Comme c’est manifestement un homme poli, il ne va pas au bout, ce qui reviendrait à nous mettre le nez dans notre caca: chaque résident deviendrait alors une bombe virale susceptible de disséminer la maladie. Ils sont 273 dans ce hangar, chiffre officiel, peut-être plus. Alors que les services hospitaliers sont au bord de la rupture, ce n’est certainement pas le moment d’abandonner ces hommes à leur sort, la faim les pousserait à circuler pour trouver de quoi subvenir à leurs besoins.
Heureusement qu’en ce bas monde et dans cette triste situation, il reste de l’Humanité, celle des voisins qui viennent leur apporter quotidiennement à manger, en plus des associations caritatives qui, malgré les difficultés et le danger, ne les ont pas lâché. Voilà à quoi tient notre sécurité sanitaire collective, le stoïcisme et le sens de la responsabilité de nos « clandos », soutenus par la générosité d’individus qui n’ont d’autres liens avec eux que celui de partager la même rue, complété par l’engagement associatif de bénévoles courageux. À part ça, il parait que nous sommes un « Grand Pays ».
Le Portugal, que nous regardons pourtant du haut de notre splendeur supposée, ne s’en remet pas comme nous le faisons aux bouts de ficelle et à la bricole individuelle, mais plutôt à l’intelligence et au bon sens. Ils ont régularisé tous leurs sans-papiers pour être sûr qu’ils soient intégrés à la lutte contre le virus. Leurs remarquables statistiques dans ce moment fort de la pandémie sont pour nous plus qu’une leçon, une claque dans notre gueule dont nous mesurerons la portée quand le moment viendra, celui où nous irons pleurer sur nos tombes.
Le bilan de décennies d’une lutte contre l’immigration clandestine fondée sur une logique impossible de fermeture des frontières plutôt que de régulation des flux, est sans appel et tient en une formule : nous produisons ce que nous prétendons combattre. En refusant d’accorder largement des visas, nous mettons les africains qui veulent venir tenter leur chance en Europe dans une logique de voyage sans retour. Vu d’Alger, de Bamako ou de Dakar, Paris fait figure de paradis, mais une fois que vous êtes parvenu après moult difficultés à y poser les pieds, c’est le plus souvent un cauchemar, sauf que vous ne pouvez pas faire machine arrière.
Faisons un rêve fou, imaginons que sur la question de l’immigration, les autorités françaises décident de faire preuve de lucidité, d’intelligence et de courage, et qu’elles décrètent d’octroyer à tous les sans-papiers sur notre territoire un visa de libre-circulation d’une durée de trois ans renouvelable, ce qui n’ouvre donc pas droit au travail et aux prestations sociales. Que se passerait-il ? Réponse: un boom économique.
Au début, les clandestins craignants un piège se demanderaient si c’est du lard ou du cochon. Ensuite, les plus courageux, ou les plus désespérés, tenteraient le coup, poussés par l’envie de revoir la famille, de pouvoir enfin se recueillir sur les sépultures des parents et amis disparus, ou tout simplement le besoin de se retrouver chez soi pour souffler un peu après tant d’années vécues dans l’insécurité de la clandestinité. Évidemment, hors de question de revenir les mains vides, ils dépenseront donc tout ce qu’ils peuvent en cadeaux, quitte à s’endetter, alimentant ainsi notre sacro-sainte croissance du P.I.B au fur et à mesure que la confiance gagnera et que les aller-retour se multiplieront.
Logiquement, pour être cohérent, il faudrait faire de même dans les pays d’origine en délivrant largement ces visas pluriannuels, ce qui nous permettra de récupérer la manne financière qui va aujourd’hui dans les poches des filières de passeurs de clandestins, qui facturent chers leurs services. Il y aura évidemment un appel d’air, mais il ne viendra pas de là où on l’attend, l’Afrique, mais du reste de l’Europe. Tous les sans-papiers de Belgique, d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne afflueront en France pour obtenir le précieux sésame, sans que leur intérêt soit pour autant d’y rester. Non seulement ils rempliront les caisses de l’Etat français en payant leur visa, mais en plus, ils consommeront chez nous, le temps de leur passage.
Rien n’est plus précieux que la liberté, nous qui vivons dedans avons tendance à l’oublier, pas celles et ceux qui en sont privés. Conserver coûte que coûte la possibilité de circuler librement sera un puissant frein à la tentation de la délinquance, puisque le moindre délit entraînerait automatiquement la perte du visa longue-durée. C’est la clandestinité qui est pousse-au-crime.
Rentrer dans le détail des détails d’une telle approche n’est pas l’objet d’une tribune d’opinion dont la vocation est d’exposer une logique de bon sens. Il y a une vingtaine d’année, l’Europe de l’Ouest a ouvert sans restriction ses frontières à des dizaine de millions de pauvres d’Europe de l’Est, pis, elle ne leur a pas simplement offert la liberté de circuler, mais aussi celle de s’installer. En bon nationaliste, Jean-Marie Le Pen nous prédisait des vagues de barbares qui viendraient voler notre travail, violer femmes et enfants.
Ils sont effectivement venus massivement. Certains ont rencontré l’amour ou trouvé du boulot, et sont restés. D’autres ont préféré faire des aller-retours pour le plus grand bien de notre économie, comme de celle de leur pays d’origine. Enfin, d’autres encore sont venus faire un tour, ont trouvé que nous menions une vie de fou, et sont retournés chez eux illico presto. La régulation s’est faite si naturellement que l’on s’en est à peine aperçu, seulement à l’occasion d’une vague polémique à propos de plombiers polonais lors de l’élection présidentielle de 2007. Pourquoi ce qui a marché avec les uns ne marcheraient pas avec les autres ? Les Africains seraient-ils moins humains que les Européens ? Vraiment ? Sérieusement?
article inspiré d’un reportage de France 24 sur la situation de ces travailleurs sans-papiers issus de l’ex-foyer Bara
Malik Lounès, avril 2020