"Nous entrons dans une nouvelle ère" dixit Pierre-Olivier Gourinchas, chef économiste du Fond Monétaire International (FMI)*. Sans vraiment dresser le tableau de la nouvelle ère en question, ni en tirer de conséquences structurelles, son propos s’arrête à l’impact immédiat sur l’activité économique mondiale de la rupture avec le libre-échange voulue par l’administration Trump. Annoncer une rupture profonde en restant à l’écume qu’elle produit peut paraître étrange, sans que l’on sache si cela tient à un non-dit politique ou à une incapacité intellectuelle à appréhender le monde post-mondialisation néolibérale qui se dessine.
Le non-dit politique, c’est l’espoir que la « nouvelle ère » ne sera qu’un simple trou d’air, pour peu que l’électorat américain sanctionne durement la politique économique de Donald Trump lors des prochaines élections de mi-mandat à l’automne 2026, au point de lui couper les ailes. Il sera alors neutralisé, voire hors-jeu, et il ne restera plus qu’à attendre tranquillement la présidentielle de 2028 pour se débarrasser définitivement de cet odieux personnage. Ce raisonnement repose sur quelques impasses politiques, au point d’en paraître bien optimiste.
Objectivement, il y a un paquet d’électrices et d’électeurs de Trump qui ont de bonnes raisons de se mordre les doigts de l’avoir porté au pouvoir. Sous Biden, les uns et les autres râlaient parce que l’inflation avait rogné leur pouvoir d’achat, sauf qu’elle était en voie d’être jugulée, qu’ils avaient du boulot, des aides sociales, des pensions de retraite stables indexée sur des marchés boursiers en progression constante, le tout adossé à une économie en croissance soutenue (+2,4% en 2024).
Depuis l’élection de Trump, les marchés financiers chutent et rebondissent au gré des revirements du nouveau président, les retraités se lèvent un matin ruinés et le lendemain riches, tout en se demandant ce qu’il en sera le jour suivant. C’est éprouvant. Les vétérans de l’armée, qui ont majoritairement voté Trump, se prennent de plein fouet le démembrement de l’État Fédéral, à commencer par celui du Veterans Affairs, l’organisme qui porte les programmes de santé et d’aide sociale qui leur sont destinés. Si l’on en croit les économistes, celles et ceux qui ont voté Trump avec l’espoir qu’il re-localise de l’emploi industriel, vont être déçus, puisque l’effet des barrières douanières sera plutôt licenciements massifs et suspension des investissements étrangers, avec envolée de l’inflation en prime.
Logiquement, le bilan économique de l’administration Trump à l’automne 2026 devrait être un désastre. Pour autant, est-ce que cela suffira en soi pour que son électorat populaire, première victime de sa politique économique, se retourne contre lui ? Les abstentionnistes de la présidentielle de novembre dernier, qui hier se moquaient de la politique parce qu’ils avaient un bon boulot et qui aujourd'hui se retrouvent au chômage avec toujours des crédits à rembourser, iront-ils cette fois-ci voter, au point que le président des États-Unis se retrouve sans majorité parlementaire, donc canalisé, si ce n’est paralysé ? Sans le dire, c’est ce qu’espèrent le chef économiste du FMI et tous les nostalgiques de « la mondialisation heureuse » d’autrefois, celle d’avant le mois de janvier dernier. Un autrefois ayant à peine quelques mois, est-il vraiment si irréversible ?
Si le futur désastre de la politique économique de Trump est quasi-garanti, sa conséquence électorale aux élections de mi-mandat en 2026 ne l’est pas. Cela dépend du narratif qui lui sera accolé. Si le désastre fait partie du plan, il n’est pas dit qu’il sera sanctionné dans les urnes par l’électorat américain. C’est d’ailleurs ainsi que fonctionne le capitalisme yankee depuis les années 90. Vous annoncez aux investisseurs que vous allez faire X pertes pendant Y années au terme desquelles vous serez hégémonique sur votre segment marché. Et là, ce sera le jackpot pour les actionnaires. L’essentiel c'est de tenir vos prévisions, afin de pouvoir dire à celles et ceux qui ont misé sur vous « le plan marche comme prévu ». Il faut éponger les pertes en remettant au pot, c’est douloureux, mais cela s’inscrit dans une histoire où on vous promet des lendemains juteux. Et ça marche, Amazon en est une sublime illustration !
Dans un bulletin de vote, il y a de la rationalité économique, mais surtout de la conviction politique, qui peut confiner à la passion. Lors du référendum du Brexit, de doctes esprits pensaient qu’il suffisait de faire l’addition aux prolos britanniques de tout ce qu’ils perdraient en aides et protection sociales en quittant l’Union européennes pour qu’ils veuillent y rester. Ça n’a pas vraiment fonctionné, non pas que les prolos britanniques ne sachent pas compter, mais tout simplement que ce n’était pas leur sujet. Pour eux, la question du Brexit n’était pas de perdre ou de gagner de l’argent, mais de la souveraineté. Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’en Europe, pour avoir réellement de la souveraineté dans la mondialisation, il faut en partager avec ses voisins… La leçon du Brexit est que quand on parie sur la rationalité économique d’acteurs électoraux dont les ressorts sont ailleurs, on se plante.
Déclencher une guerre commerciale contre le reste du monde, alors que vous le dominez grâce à vos entreprises numériques et à votre monnaie, au point qu’il n’hésite pas à financer sans fin vos déficits publics abyssaux, juste pour re-localiser de l’emploi industriel bien que vous manquez déjà de main-d’oeuvre, que vous n’avez pas les usines, plus les savoir-faire et que ça coute moins chers pour vos consommateurs de les importer, n’a tout simplement aucun sens en terme économique, du moins dans le monde d’autrefois. En revanche, si vous vous situez dans une dystopie d’effondrement global apocalyptique, il devient vital de produire sur votre sol ce dont vous avez besoin, alors que cela ne sert à rien de vendre des services numériques à un reste du monde qui s’écroule et ne peut plus vous les acheter.
Quand on essaye de qualifier le « Trumpisme" à partir de concepts européens tels que le populisme ou le fascisme, on passe à côté de son essence américaine, son imaginaire lié au far-west, à l’individualisme forcené, à l’esclavage et la Guerre de Sécession, son culte des armes, de la domination et de la violence. Pour celles et ceux qui ont voté pour lui, Trump n’est pas une politique économique, mais une dystopie à laquelle ils croient dur comme fer, faite d’effondrement global planétaire et de guerres civiles généralisées, au-delà de ce que Hollywood sait imaginer. Le Trumpisme est un produit typiquement U.S, sorte de cocktail de libéretarien, de suprémacisme blanc, de survivalisme et de fanatisme religieux. Quand les extrême-droites européennes s’inscrivent dans du collectif qui veut de l’ordre et de la discipline, pour qui la religion est un aspect identitaire et non un moteur, le « Trumpisme » s’inscrit lui dans l’individualisme face à un Apocalypse annoncé, où le chaos est la volonté de Dieu de punir l’humanité hérétique, dont Trump n’est que l’expression. Comme on ne va pas contre la volonté de Dieu, elles et ils sont capables de voter de nouveau pour Donald, même si entre temps, il les a mis sur la paille !
Pour nous, européens, peu importe le résultat des élections de mi-mandat en 2026 aux États-Unis. Non pas qu’il nous soit indifférent que Trump en sorte affaibli ou renforcé, loin de là, mais quel qu'en soit le résultat, la séquence que nous vivons nous laisse une interrogation fondamentale : pouvons-nous dépendre à ce point de l’humeur électorale de clampins du Middle-West manipulés par des milliardaires sans vergogne et des religieux illuminés, qui ne rêvent que de nous vassaliser ou de nous évangéliser ? D’autant que pour le coup, personne ne peut invoquer la surprise. Non seulement, on savait à qui on avait affaire depuis son premier mandat, mais Trump avait clairement annoncé la couleur, et même clamé ! Moralité, considérer Trump comme un psychopathe amène à s’interroger sur ses électrices et électeurs dans les mêmes termes…
Dans la valse-tango de Trump avec ses droits de douanes fluctuants, ce qui sidère et traumatise tout le monde, c’est son cynisme, sa brutalité et sa violence. Ce qu’il a cassé, ce n’est pas le libre-échange, c’est son fondement : la confiance entre les acteurs. Sans confiance, peu ou pas d’échange, barrières douanières ou pas. Cette confiance dans les États-Unis brisée, il n’y aura pas de retour en arrière qui ramènerait Trump à un épiphénomène, qui va naturellement passer pour un tranquille retour à la normale. Nul ne sait où vont les États-Unis, et ce que l’on en voit, c’est vers un désastre produit d’une anticipation auto-réalisatrice. Trump ou pas, la dystopie est bien la dynamique d’une partie de l’électorat américain, certes minoritaire, mais néanmoins substantielle, armée jusqu’aux dents et prête à en découdre avec tout ce qui ne lui ressemble pas ou ne voit pas les choses comme elle. Nous, Européens, avons deux options. Prier, allumer des cierges et croiser les doigts. Ou devoir penser la démondialisation de la production manufacturière, au minimum, voire la démondialisation de filières, si ce n’est de pans entiers de l’économie, agriculture, énergie et Intelligence artificielle en tête de liste .
L’usine-monde sur une planète village, où matières premières, composants, assemblages s’entrecroisent sur divers continents pour produire à flux tendu tout en livrant partout, est une époque révolue. De ce point de vue, le Covid était un coup de semonce. Les européens doivent repenser leur économie à partir d’un fil rouge, leur souveraineté, garante de leur liberté et de leur sécurité. Notre pensée économique doit passer du flux mondialisé à l’ancrage territorial. Cela ne peut aller que de pair avec une réflexion sur la reprise de l’intégration politique de l’Europe, avec de multiples cas de figure possible, y compris le statu-quo, car après tout, crise après crise, cahin-caha, trop lentement, insuffisamment et tout ce que l’on voudra, à l’arrivée, l’Union européenne fait face.
La mondialisation économique n’est qu’une facette de la mondialisation tout court. Le brassage des populations et le métissage des cultures en est une autre, dans le monde physique comme dans la nouvelle dimension de l’Humanité apparue en ce 21ème siècle, l’espace numérique. Avec l’engagement de plus en plus massif de citoyennes et citoyens du monde sur tous les continents pour lutter contre le réchauffement climatique, l’effondrement du vivant, la pollution exponentielle de l’air, de l’eau, de la terre, la mondialisation politique est en marche depuis une bonne vingtaine d'années. Pour cette dernière, Trump est une bénédiction. Avant lui, partant du principe que pour avoir une action efficace, les problèmes écologiques devaient être traités sur l’ensemble de la planète, on flottait dans une sorte d’indolence tout en proclamant sa conscience de l’urgence. Avec lui, nous ne sommes plus dans l’anticipation de la catastrophe, mais dedans, puisqu’il met d’emblée sur la table la question cardinale : tous ensemble ou les uns contre les autres ? Sa réponse est claire : chacun pour soi, Dieu pour tous et malheur aux plus faibles. Ce faisant, il met l’Europe au pied du mur, qu’avons-nous à proposer pour nous même et pour les autres ?