« Tu vois la grande tour, là-bas ? Et bien, Fodé, Malek et moi habitons tout en haut ! ». Mon bras était encore tendu et mon regard toujours fixé sur la direction que mon doigt indiquait, que j’entendis un gros « boum » à côté de moi. « La vieille » venait de s’écrouler à mes pieds. Pendant une fraction de seconde, j’ai crû avoir assassiné la maman de mon pote Fodé. Vieille, Mokhontafé ne l’était pas tant que ça. Elle est devenue grand-mère à un âge où beaucoup d’autres femmes deviennent mère pour la première fois, puisqu’elle a eu son premier enfant alors qu’elle avait à peine quinze ans, après avoir perdu les jumeaux d’une première grossesse.
« Aaaah, Sadio, mon fils Sadio, tout la haut ! ». Je ne sais pas si c’est spécifique à mes potes sénégalais, mais ils ont tous un prénom en Europe et un autre en Afrique, Fodé ici, Sadio là-bas, Diègo ici, Bass là-bas… Quand à Mokhontafé, tout le monde l’appelait Yaye. À la base « Yaye » veut dire « Maman » pour toutes les mamans. Pour Mokhontafé, Yaye était devenu son prénom usuel, tant elle était perçue comme la maman parmi les mamans.
Jusqu’à ce rude choc, rien n’avait beaucoup impressionné Yaye depuis que j’étais allé la chercher à l’aéroport, alors qu’elle arrivait tout droit de Tambacounda. Ni les transports en commun, ni la dimension de la ville, son grouillement, sa densité, son bruit permanent, sa foule. Tout avait avait glissé comme l’eau sur les plumes du canard. Elle observait, décryptait, et esquissait de temps à autre un sourire en coin. Pourtant, même en faisant escale à Dakar comme antichambre de ce qui vous attend en Europe, passer de Tambacounda à Paris, c’est passer de l’âge de pierre à l’ère nucléaire, en un éclair. « La seule chose à voir à Tambacounda, c’est le rallye Paris-Dakar, qui d’ailleurs ne s’y arrête pas », indiquait le « Guide du Routard » de l’époque. C’était en 1989, depuis les choses ont bien changé.
Ce long voyage aurait éreinté n’importe qui de normalement constitué. Je pensais benoîtement qu’en cette fin de matinée la priorité de Yaye serait de se poser à la maison et de déjeuner. Pas du tout. Elle tenait absolument à aller directement à ce qui fait figure de Mecque dans toute l’Afrique francophone, Barbès. C’était pour elle une priorité, rien ne l’interdisait, puisque sa valise était plutôt légère, ce qui était vrai. Pour son retour au pays deux mois plus tard, ce fut une autre histoire. Il a fallu louer un container pour envoyer au Sénégal ses 450 kilos d’excédent de bagage, soit pas loin d’une demi tonne, alors qu’elle est parvenue à embarquer avec elle dans l’avion le triple du poids autorisé, soit pas loin de cent kilos.
J’ai pu la détourner de sa destination initiale au profit de Stalingrad, ce qui nous déroutait moins par rapport à notre destination finale, la maison, avec un argument tout simple, « À Stalingrad, tu trouveras mieux et moins cher qu’à Barbès ». Yaye était une commerçante dans l’âme. Mieux et moins cher qu’à Barbès ? Allons-y tout de suite !
À l’époque, ce qu’on appelait l’îlot Stalingrad était en grande partie constitué d’immeubles insalubres, où cohabitaient celles et ceux qui qui n’avaient d’autre choix pour se loger, toxicomanes, clandestins solitaires ou en famille, prostitué(e)s divers et variés, et autres pauvres de tout acabit. C’était plutôt interlope.
Des appartements en rez-de-chaussée des immeubles et des petites échoppes sur rue étaient aménagés en ateliers de confection, où on pouvait se faire tailler des vêtements sur mesure, en choisissant son tissus. Ces ateliers étaient tenus par des hommes pour la plupart d’âge mûr, sénégalais ou maliens. Les couturiers avaient beau être des commerçants qui plus est africains, ils n’en demeuraient pas moins des parisiens. Les mecs n’avaient pas trop de temps à perdre en palabres et en salamalecs. Ils te le faisaient comprendre d’entrée. Quand tu arrivais pour discuter le bout de gras, ils levaient à peine le nez de leur machine à coudre, plus par politesse que pour savoir le pourquoi du comment de la raison qui t’amenait là. En un mot, les gars étaient durs à la « négo".
Yaye est entrée dans la première échoppe qui s’est présentée. Elle a jeté un regard circulaire, et rapidement scruté un à un les hommes présents qui la calculaient à peine. Yaye avait un regard particulier. Vous dire qu’elle avait un regard perçant serait banal, ce qui était pourtant le cas, mais pas comme on l’entend en général, tant il était paradoxal. C’était un mélange de curiosité et d’humanité, couplé à un scanner qui vous découpait en tranche jusqu’au plus profond de votre être. Un mix de chaleur humaine et de dureté, qui reflétait bien ce qu’elle était, une entrepreneuse, femme d’affaire redoutable, négociatrice hors-pairs au flair imparable, le tout grâce à sa sensibilité humaine. Yaye avait le regard des combattants qui avec la guerre étaient revenus de tout. Elle a eu onze enfants, en a perdu quatre, pris en charge une vingtaine en plus des siens, ce qui fait qu’elle en a élevé une bonne trentaine. Autant vous dire que ce n’est pas une pas sinécure, et à Tamba, cela s’appelle une dure guerre pour la survie. À la différence du regard éteint tant il est blasé de beaucoup de combattants aguerris éprouvés par les combats du passé, au fond des pupilles de Yaye, il y a toujours eu une étoile qui scintille.
Si Yaye a pu élever autant d’enfants, c’est aussi grâce à son mari, le vénérable El Hadj Boubacar Sylla. Le couple avait une caractéristique pas si courante pour sa génération, et exceptionnelle à Tamba. Il était monogame. Avec Yaye, son mari avait dix femmes en une. Il aurait fallu être fou pour charger plus encore sa barque, ou plutôt sa maison, et Monsieur Sylla était réputé homme de raison. Il n’a jamais cédé à la pression de la tradition, ni à l’invitation de la tentation.
Yaye avait une arme fatale, son art de conteuse, sa facilité à vous embarquer dans une histoire, à vous emmener dans un univers… ou une équation. Plantée au milieu de l’échoppe, elle a prononcé quelques mots dans je ne sais quel dialecte, et tout s’est ralenti. Les couturiers ont tous levé la tête au-dessus de leur machine pour la regarder. L’un d’eux parmi les plus jeunes s’est approché d’elle l’air intimidé, et une discussion s’est engagée. Quand nous sommes sorti au grand air, Yaye était particulièrement satisfaite. Elle m’a regardé affectueusement, et m’a dit « Tu as raison, Malik-le-blanc, Stalingrad c’est bien mieux que Barbès ! ». J’ai su qu’à ses yeux, j’avais gagné mes galons. J’ai également compris que depuis Tambacounda, elle connaissait parfaitement la grille des tarifs pratiqués à Barbès pour les différentes coupes de vêtements et qualités de tissus.
Nous nous sommes enfin mis en marche en direction de la maison. Nous remontions la rue d’Aubervilliers en devisant tranquillement, quand Yaye s’est arrêté brutalement, comme un prédateur à l’odeur du gibier. Sur le trottoir opposé, un homme très frêle dans un costume gris légèrement trop grand pour lui, et qui lui donnait un air de souris, descendait la rue pour nous croiser. Yaye le suivit du regard. Quand il est arrivé à notre hauteur, elle l’a interpellé. L’homme s’est pétrifié, comme transformé en statue de sel. Yaye a traversé la rue pour lui déverser un flot de parole dans l’oreille. Il semblait s’affaisser au fur et à mesure que Yaye parlait, il rapetissait dans son costard au point de s’y engloutir tant celui-ci paraissait de plus en plus grand. En conclusion de son propos, elle me sembla lui donner des consignes auxquelles l’homme acquiesçait au fur et à mesure qu’elle les énonçait.
En arrivant à la maison, je rapporte la scène à Fodé. Il me répond que l’homme était de Tamba, et que cela faisait vingt-cinq ans qu’il n’avait pas donner de nouvelle au village. Yaye l’a reconnu, et lui a raconté tout ce qui c’était passé depuis dans sa famille et son entourage.
Dans l’après-midi, coup de sonnette à la porte. Je me retrouve nez-à-nez avec trois très jolies mamans qui se ressemblent tant qu’on aurait dit des soeurs, dans de magnifiques boubous tellement bien assortis qu’ils en formaient une trilogie, accompagnées d’une joyeuse ribambelle d’enfants en bas-âge, tous plus mignons les uns que les autres. Yaye était derrière moi, prête à les accueillir. Elles étaient envoyée par l’homme-souris qu’elle avait apostrophé quelques heures auparavant. Une logistique digne de l’armée américaine s’est déployée. Tous les mâles ont été diplomatiquement invité à aller prendre l’air pour que l’appartement puisse être nettoyé de fond en comble, sans qu’il y passe aussi. La cuisine a été lancée, sans qu’apparemment rien ne puisse l’arrêter. Durant tout le séjour de Yaye, j’ai eu l’impression qu’il s’y passait toujours quelque chose.
Yaye était une femme d’une énergie folle, avec une nouvelle idée à la minute. Son cerveau était en éveil permanent. Il était également très singulier. Au point de départ, elle ne venait pas en France pour faire des affaires, mais pour se soigner. Elle avait de grosses douleurs au ventre. Elle avait subi toute une batterie d’examens médicaux dans un grand hôpital parisien, mais les médecins ne trouvaient rien qui puisse l’expliquer. J’avais remarqué qu’elle buvait énormément d’eau pendant ses repas, trois ou quatre litres au moins. Je lui ai dit que c’était peut-être cela la cause de ses douleurs. Je lui ai proposé d’essayer de manger sans boire d’eau ni pendant, ni juste après pour voir si cela avait un effet. Elle a accepté, et ça a marché. Plus de douleurs au ventre Je suis devenu « Malik-le-Sorcier ». Son cerveau a enregistré l’information, elle s’est remise à boire de l’eau pendant les repas, deux fois moins qu’auparavant, mais trois fois trop à mon goût, sans ne plus jamais avoir mal au ventre. Quand le cerveau sait, il régule, et le reste suit plus facilement.
Elle avait une incroyable sensibilité aux gens. Je ne sais comment le dire. Un flair, une intuition, un sixième sens, une grande humanité, de la sagesse. Elle savait diriger, c’était une innovatrice, une créatrice. Connaissant sa mère, Fodé savait qu’il serait rapidement sur les genoux à devoir exécuter tout ce qu’elle allait lui demander de faire pour elle. Vu la forme dans laquelle elle était, le burn-out de Fodé était une affaire de jours. La Providence l’a sauvé.
On lui a proposé un job beaucoup plus reposant, et bien payé. Aller camper sur une base de loisir du Val d’Oise avec une quinzaine de mineurs délinquants de Seine-Saint-Denis. C’est comme si vous emmeniez des Sioux s’installer sur un territoire Cheyenne. Cela pouvait très bien se passé. Ou très mal. Fodé a sauté sur l’occasion. Il a dit à sa mère qu’avec l’argent qu’il allait gagner, il pourrait l’aider à financer ses divers business. Imparable. Malek s’est engouffré dans la brèche. Il s’est tout d’un coup senti en danger de chute dans la délinquance. Il a argué que pour prévenir une telle éventualité, il valait mieux qu’il accompagne Fodé. D’autant qu’il y avait aussi Pierre N’Doh dans le plan, pour aider Fodé à encadrer les jeunes. Pour Malek, c’était une promesse de parties d’Échec, et de barre de rire. Pierre aussi a craqué sur Yaye. Avec Wahid, il s’est en grande partie chargé de trimballer sa demi-tonne d’excédent de bagage. Yaye n’était pas plus inquiète que cela de ce que je considérais personnellement comme une désertion de mes deux potes. Normal, puisqu’il lui restait moi…
À l’époque, j’avais monté un truc que mes amis, le plus souvent mi-moqueurs, mi-dubitatifs appellent « Un Plan Malik ». J’étais vendeur à la sauvette, spécialisé dans le Coca-Cola. Je cherchais une opportunité pour profiter des festivités populaires du bicentenaire de la Révolution française, et c’est l’idée qui m’est venue. Les débuts ont été laborieux, tout ne s’est pas passé comme prévu, il y eu quelques péripéties et autres mésaventures, mais j’ai fini par trouver une bonne zone de chalandise, avec à la clé un bon accord avec les flics en civil du coin. Contre la promesse de leur signaler le moindre pickpocket, ils fermaient les yeux sur mon activité de « sauvette ». Quand Yaye est arrivée, mon affaire roulait déjà depuis un moment. C’était éprouvant physiquement, mais je gagnais très bien mon pain quotidien.
À la maison, au milieu des femmes sous la baguette de la Reine-Mère, j’étais comme un coq en pâte. À un détail près. Les courses. Il fallait y aller tous les jours. Je ne comprenais pas comment elles pouvaient partir à un tel rythme. Je suis allé jusqu’à ouvrir le frigidaire pour vérifier qu’il ne s’était pas transformé en puit sans fond, ou en tonneau des Danaïdes. Mon boulot de vendeur à la sauvette était épuisant. Tôt le matin, il fallait que j’aille à bicyclette à Aubervilliers chercher 20 kilos de glaçons pour rafraîchir les cinquante canettes de Coca-Cola que pouvait contenir le caddie que je fixais au porte-bagage du vélo, pour me rendre ensuite au centre de Paris retrouver mes meilleurs clients, les touristes. Je n’en pouvais plus de me taper en supplément les courses tous les jours. J’ai décidé de prendre de la marge. Je suis allé acheter un agneau entier chez les bouchers semi-grossistes de la Villette.
Je me revois allongé dans le salon après avoir livré l’agneau à la cuisine de la maison, avec la satisfaction du devoir accompli, livré à la joie qui m’emplissait à la perpective de quelques jours de répit sur le front des courses. Une première énorme assiette est arrivée. Je l’ai liquidée avec plaisir. L’agneau était délicieux. Repu, je m’apprêtais à faire une petite sieste digestive, quand une deuxième énorme assiette s’est présentée, avec un plat différent du premier. Ne pas faire honneur serait vexatoire. Je ne sais comment, mais mon estomac parvint à faire de la place à ce nouveau plat. Pour le coup, la sieste s’imposait vraiment, et je commençais à m’y glisser, quand apparue la troisième énorme assiette, avec une nouvelle recette. J’ai été héroïque, je suis parvenu à la finir.
À la quatrième énorme assiette, j’ai hissé le drapeau blanc, ma panse étant au bord de l’éclatement. J’ai compris que Yaye avait décidé de débiter l’agneau en entier, d’un coup, comme on le fait pour la fête de l’Aïd, où tout le mouton est cuisiné dans la journée. J’ai mis ça sur le facteur culturel, en imaginant qu’à Tamba, ce devait être compliqué de conserver de la viande à l’abri de la chaleur, donc on la cuisine tout de suite, avant qu’elle ne se détériore. En désespoir de cause, j’ai fait comme tout le monde. J’ai filé l’argent à Yaye pour qu’elle s’occupe des courses, et je n’en n’ai plus entendu parler. Il ne me restait que deux tâches essentielles à effectuer à la maison, manger et dormir.
Yaye s’occupait de tout, ainsi que de ses affaires. Celles-ci grossissaient à vue d’œil, et à l’oreille également, avec le retentissement de plus en plus fréquent de la sonnette de la maison. Ça n’arrêtait pas. Au début, je n’étais pas spécialement inquiet. Déjà, avec Fodé qui invitait tout le temps plein de monde à passer quand ils voulaient sans que lui même soit toujours là, Malek et moi étions rodés. Ensuite, parce que vu le profil de notre tour, le va-et-vient de familles nombreuses maghrébines, africaines, asiatiques, « cathos tradis », séfarades, gitanes, loubavitchs et j’en oublie, était permanent. Il fallait pousser le bouchon pour ne pas passer inaperçu. C’est justement ce que nous avons fait.
Comme je démarrais ma journée tôt et que le plus souvent je rentrais en fin d’après-midi, je n’ai pas vu la vague venir. Quand je m’en suis aperçu avec la formation d’une file d’attente, d’abord dans le hall de notre appartement, puis dans celui de notre étage, il était bien tard, nous étions pas loin d’être submergé. Au train où allait les choses, il était à craindre que la queue ne finisse par s’étirer jusqu’au hall de la tour, devant la loge de la gardienne…
Quand la file a atteint la porte de notre ascenseur, j’ai commencé à dresser la liste des infractions que pourrait relever un contrôleur des impôts irascible à partir des activités de Yaye. Il y avait, en vrac, l’import-export de toute marchandise possible et imaginable, l’organisation de mariages et autres médiations ou conciliations de tout ordre, le conseil en investissement au bled, l’exercice illégal du métier de banquier à travers des tontines avec des partenaires divers et variés, et celui de la médecine. Les mamans lui amenaient leur nouveau-né, que Yaye triturait dans tous les sens pour vérifier que tout était bien en place, tout en les massant, sans oublier l’ethnopsychiatrie. Une mère est venue la voir, désespérée par son fils adolescent complètement toxicomane. Yaye lui a dit de le lui envoyer pour quelques jours, durant lesquels elle lui a raconté son histoire, qui était sa famille, d’où venait le nom qu’il portait, ce qu’ont fait ses ancêtres, qui il était. Le mec a décroché et n’a pas replongé depuis. Vous l’aurez compris, elle avait également une activité de Marabout, et je vous en passe et des meilleures. D’après mes calculs au vu de mes revenus de l’époque, il y en avait au moins pour deux décennies en amende fiscale.
Fort heureusement, Yaye a rencontré Wahid, le frère de Malek. Wahid aussi est commerçant. C’est un spécialiste du bazar, les magasins où on trouve de tout et de rien. Ce fut un coup de foudre mutuel. Ils prenaient plaisir à discuter des heures de commerce, d’idées, de produits, d’exemples de réussite. Wahid lui a expliqué les ficelles des grossistes locaux, donné les bons plans de fournisseurs et de marchandises. Yaye est passé à une autre échelle. Pour avoir du temps, elle a fermé petit-à-petit le robinet de la file d’attente. Elle s’est naturellement résorbée au fur et à mesure qu’approchait la date de son retour à Tamba.
Chère Yaye, je n’ai jamais fait le voyage jusqu’à Tamba pour te voir, alors que je pensais souvent à toi, et que je savais que ne pas le faire me resterait comme un regret. Malek, lui, l’a fait. C’est un des plus beaux voyage qu’il ait fait. Quand il le raconte, ses yeux brillent et ses lèvres sourient. Il est revenu avec deux gris-gris, un autour du haut du bras gauche, et un autre autour de la taille. Il nous a dit qu’il fallait dorénavant l’appeler Samba. La vie moderne a vite repris ses droits, Samba est redevenu Malek, mais il a gardé ses gris-gris très longtemps.
En 2017, Yaye a fait un AVC à Tamba. Fort heureusement, Fodé est arrivé à la transférer à Dakar. Elle était totalement paralysée. Les médecins, la mine sombre, expliquèrent à Fodé que si elle ne parlait pas, la suite risquait d’être problématique. Yaye s’est mise à psalmodier des versets du Coran, des « Daouas », sorte de formules que vous prononcez pour apporter chance et miséricorde à celle ou celui à qui vous vous adressez. Les médecins étaient stupéfaits. Ça leur mettait tellement la pêche, que tous les matins les toubibs défilaient dans la chambre de Yaye pour prendre un « shoot » de « Daouas ».
Je suis allé la voir à sa clinique, entourée de ses enfants et petit-enfants. Elle était pâle, et avait les traits tirés. Son visage n’avait plus son éclat d’antan, ses yeux étaient légèrement vitreux, l’étoile n’y scintillait plus de mille feux, mais elle était là, bien présente, flageolante mais brillante, au fond de sa pupille.
En ce triste début de mois de mars 2021, cela faisait quelques semaines qu’elle était hospitalisée à Paris. La Covid aussi. Elle est partie.
La Covid, cette même saloperie qui nous a empêché de nous retrouver autour de Bass alias Diègo, foudroyé brutalement, sans crier gare, il y a quasiment un an jour pour jour.
Une bibliothèque et son immense savoir ont disparu. Chère Yaye, nulle doute qu’au fond de la trentaine d’enfant que tu as élevé, tu as semé des petites et petits Mokhontafé.
Chère Yaye, chère Mokhontafé, pour ton Sadio de fils, j’ai publié un petit mot de faire-part pour prévenir les amis que tu nous avais quitté, afin qu’ils t’accompagnent de leurs pensées. Beaucoup ont témoignés. Je te livre les mots de l’un d’eux qui devrait te faire plaisir, ceux de Yann Galut: « Mon Fodé, mon ami, mon frère, j’ai encore le souvenir de sa venue en France… Elle s’était installée dans l’appart que tu partageais avec Malik et Malek. Le lendemain de son arrivée, déjà plein de visiteurs et elle nous avait accueilli au salon pour un repas formidable. Elle était formidable. Je suis de tout cœur avec toi. P.S: Autre chose qui m’a marqué à vie. A chacun d’entre nous elle avait remis un cadeau ». Chère Yaye, chère Mokhontafé, « longue vie et bonne chance" aimais-tu répéter, ton sourire, ta bienveillance, ton intelligence vont nous manquer. Repose en Paix.
Mokhontafé Macalou (1 er janvier 1946 - 1 er mars 2021), veuve Sylla, est la maman de Fodé Sylla, ancien président de SOS Racisme.
Bassirou Dieng dit Diègo ((23 janvier 1957 - 20 février 2020), artiste-peintre, membre fondateur et figure emblématique de SOS Racisme