Les polémiques sur les graves violences connues lors des manifestations de 2019, avec des milliers de blessés de part et d’autre, avaient contraint le gouvernement à promettre de réviser fondamentalement sa stratégie de maintien de l’ordre, tant celle-ci avait pu les attiser et s’était avérée incapable de les prévenir comme de garantir un droit de manifester en toute sécurité. Après des mois d’attente et encore de nombreux débordements, Gérald Darmanin, devenu ministre de l’Intérieur, l’a enfin dévoilée en septembre.
Ce nouveau schéma national est finalement un ajustement sans innovation ou inflexion majeure, qui tire faussement les leçons des désastreuses expériences passées. Il renforce une logique d’affrontement et de militarisation préjudiciable aux libertés publiques. Les propositions des associations, dont la LDH, sur l’abandon d’armes et de pratiques offensives et dangereuses sont volontairement écartées, comme les recommandations du Défenseur des droits dans son avis de juillet 2020 (1). Ainsi, les grenades à main de désencerclement (GM2L), remplaçant en moins puissantes les GLI-F4 désormais interdites, restent autorisées. Il en va de même pour les lanceurs de balles de défense (LBD), dont l’usage a fait tant de victimes, avec comme pseudo-concession un superviseur pour les encadrer pour toutes les équipes mobilisées, comme cela est déjà le cas pour les CRS et les gendarmes mobiles. La technique de nasse, condamnée notamment par le Défenseur des droits, est maintenue mais serait règlementée, en dépit de ses effets pervers sur les atteintes aux biens et aux personnes, largement dénoncés. La question de la « désescalade des tensions » est volontairement ignorée, alors qu’elle est un volet important du maintien de l’ordre dans de nombreux pays européens, avec des expériences intéressantes en Allemagne ou en Grande-Bretagne.
L’ensemble laisse un amer goût d’occasion manquée et porte plusieurs menaces sérieuses sur les libertés fondamentales, ce qui augure mal de l’apaisement attendu. L’utilisation de drones que la loi devrait autoriser s’inscrit dans le projet d’une société de surveillance généralisée de l’espace public, où chacune et chacun serait sous contrôle. Les abus et l’arbitraire restent prévisibles par les arrestations préventives qui sont confirmées dans ce schéma. Imposer que les ordres de dispersion de manifestations soient sans exception risque d'empêcher la presse de faire son travail d’information et les associations de témoigner d'éventuelles violences. La LDH appelle l’opinion publique à s’emparer de ces enjeux qui nous concernent toutes et tous, et à s’opposer à des dispositions qui sont lourdes de conséquences pour notre démocratie et notre Etat de droit, au mépris des textes internationaux et nationaux protecteurs des libertés. Avec ses partenaires, la LDH agira en ce sens. Elle poursuivra son travail de vigilance, d’observation des pratiques policières et de propositions, avec les observatoires citoyens mis en place lors des manifestations de rue.
La transparence sur les actions des forces de l’ordre est plus que jamais nécessaire pour aider à rétablir la confiance atteinte entre la police et la population. A cet égard, la volonté de G. Darmanin d’obtenir le floutage de l’image de policiers sur les vidéos prises par les habitants, outre sa légalité douteuse, vient à contrecourant. Des faits de violences abusives ont été utilement éclairés, et des procédures judiciaires ont été ouvertes grâce à la diffusion publique de ces témoignages audiovisuels sur leurs circonstances, en identifiant leurs auteurs. Les policiers doivent continuer à agir au grand jour, au vu et au su des citoyens, sauf à renforcer un sentiment d’impunité et d’arbitraire contraire aux attentes de justice et de vérité.
Le ministre de l’Intérieur préfère communiquer sur des statistiques mensuelles de la délinquance, ressuscitant la politique de Nicolas Sarkozy d’il y a presque vingt ans. Elle vise à replacer le thème de l’insécurité au cœur de l’actualité politique, au grand plaisir de l’extrême droite, dont G. Darmanin va jusqu’à reprendre les termes avec « l’ensauvagement d’une partie de la société », comme le dit régulièrement Marine Le Pen depuis 2013. Le poison de la peur est distillé pour toujours plus de stigmatisation, de répression et de sanctions. La publication de telles statistiques conduira irrémédiablement à une politique du chiffre, particulièrement en matière de lutte contre les stupéfiants ou sur l'immigration, avec des pratiques discriminatoires envers les étrangers et tous les abus dénoncés à l’époque où elles étaient mises en place. Même les syndicats de police comme Alliance s’inquiètent de cette course aux résultats. Si, pour les violences conjugales, intrafamiliales et sexuelles ou les signalements de dérive sectaire, cela pourrait enfin aider à une meilleure prise en compte des victimes et des plaintes, sur les autres champs suivis, les risques de dérives, d’injustice et de tensions sociales sont importants. Déjà, certaines préfectures ont émis des instructions écrites d’objectifs concernant les amendes forfaitaires délictuelles pour usage de stupéfiants, poursuivant une politique de prohibition depuis cinquante ans autant inefficace que discriminatoire, visant plus certaines populations ou quartiers. En même temps, le ministre de l’Intérieur refuse de s’engager sur la prévention des discriminations, des contrôles au faciès et sur le racisme dans la police, dont pourtant l’actualité imposerait une action forte de l’Etat.
Le choix du gouvernement de placer en ces termes les questions sécuritaires sont des coups bas contre la paix sociale et l’égalité des droits. En pleine insécurité sanitaire, sociale et environnementale, la question de l’ordre public est encore plus un sujet démocratique majeur. S’il pose un volet répressif, il ne peut faire l’impasse sur les droits et libertés, sur le rôle de l’Etat pour les garantir et les protéger. Les citoyennes et les citoyens doivent être impliqués dans ces décisions qui ne peuvent s’imposer d’autorité sans débat public. La LDH sera pleinement mobilisée pour le faire vivre.
Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l'Homme (LDH)
(1) Décision du Défenseur des droits n° 2020-131 du 9 juillet 2020 (www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/decision_cadre_maintien_de_lordre_-_defenseur_des_droits.pdf).