Rosenkavalier (Le Chevalier à la Rose), Comédie en musique de Richard Strauss sur un livret d’Hugo von Hofmanstahl (1911)
Théâtre des Champs Élysées, le 5 juin 2025
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Cet opéra a une place bien particulière dans l’histoire de la musique. Après Salomé puis Elektra, portant érotisme et violence à l’acmé d’un post-romantisme explosif, ce Rosenkavalier est une forme de satire de l'aristocratie viennoise décadente, celle du monde d’hier qui court à sa perte en regardant vers un passé mythifié, celui d’un Ancien Régime d’avant la chute, soit avant la Révolution Française, évoqué ici avec un extrait projeté du film Der Rosenkavalier réalisé en 1925 par Robert Wiene.
C’est aussi une réflexion douce-amère sur le temps qui passe, implacable. La musique de Strauss y est capiteuse, enjôleuse, capricieuse, d’une sensualité brûlante et explicite mais ambigüe. Ce que l’on voit sur scène en est le total contre-sens. A force de tordre le livret et ses didascalies pour faire genre et genderfluid, l’ennui gagne devant tant de laideur affichée. Ce n’est pas un hasard si, aux saluts de cette dernière des cinq représentations, malgré l’insistance appuyée de Véronique Gens, le metteur en scène et ses acolytes ont refusé de monter sur scène. Trop de horions les précédentes représentations sans doute…
Pourtant la mise en scène de Krzysztof Warlikowski possède de vrais atouts, à commencer par sa clé de la lecture qui tient dans le personnage d’Octavian, ici vraie femme qui se travestit parfois en homme - et non le contraire. Pourquoi pas ? Cela rend le spectacle en phase avec l’air du temps et le mouvement LGBT… mais modifie l’intrigue en inversant totalement le propos de l’opéra. Car Strauss joue avec subtilité sur le travestissement comme sur la référence au Chérubin mozartien des Noces de Figaro. Le metteur en scène polonais choisit de plonger au cœur des non-dits de l’œuvre en en faisant un manifeste dédié à l’amour saphique et cela se tient.

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En video, au début du spectacle : La nuit d’amour de La Maréchale et d’Octavian
Le Théâtre des Champs Élysées accueillait donc une production à des années lumières de celle donnée en ses murs en septembre 1937, lors de la Semaine de l’art allemand dans le cadre de l’Exposition Internationale des Arts et Techniques, dans des décors on ne peut plus conventionnels de la Vienne de l’Impératrice Marie-Thérèse, sous la baguette de Clemens Krauss (Richard Strauss malade avait du se faire remplacer par son ami nazi) De fait, la production de Krzysztof Warlikowski tourne totalement le dos à cet opéra dont on oublie trop le côté purement réactionnaire. En cela, en cela seulement, son travail est une réussite.
Car que voit-on sur scène ? Le moment le plus poétique et le plus attendu est la présentation de la rose mettant face à face la toute jeune Sophie Faninal et Octavian. La musique suspend le temps, le duo sublime les voix. Mais l’instant est vain avec une Sophie affublée d’une minable robe jaune canaris et d’un chapeau qui cloche et un Octavian pas mieux croqué. Nulle noblesse d’allure, au contraire. Où est la magie de l’image et du moment ?

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La présentation de la rose : Sophie (Regula Mühlemann) et Octavian (Niamh O’Sullivan)
À la fin de ce deuxième acte, lorsqu’Octavian est censé blesser à l’épée le Baron Ochs, il ne fait que lui donner une claque. Ce qui n’empêche pas Ochs de saigner et d’avoir le bras en écharpe pour le reste du spectacle. Cohérence quand je vous tiens…
Non, les costumes n’ont aucune inventivité délirante mais sont d’une rare laideur et confusion, entre autrichiens traditionnels et défilé de mode d’une faune habillée Gucci, couleurs voyantes version strass et paillettes. Le pire étant dévolu à la Maréchale : Strauss magnifie ce personnage de femme ; la production lui impose des accoutrements ridicules, comme ce déshabillé du plus mauvais effet, si loin du chic parisien inhérent à cet émouvant portrait. Quel contraste avec la ligne de chant et l’interprétation impériale de Véronique Gens !
Non, le chanteur italien n’a rien d’irrésistible en slip rouge mimant une séance lascive de musculation. Non, les danseurs de breakdance n’ont rien d’idoine pour cette musique (malgré tout le talent de Djeff Tilus). Téléphones portables filmant en direct sur les réseaux sociaux, micro pour capter les moments intimes : pourquoi tant d’accumulations superflues et, de fait, peu lisibles ? Trop de détails anecdotiques surchargent une action et un texte déjà bien remplis et l’on perd le fil de l’intrigue comme de la musique. C’est peu dire qu’il manque l’épure, dans un décor, unique, vide de sens mais pas de fauteuils, miroirs de loge ou canapé, inévitable lavabo, mur de carreaux de verre inspirés par la « Maison de verre » du 7ème arrondissement de Paris, le tout sur une scène qui se veut la réplique inversée du Studio des Champs-Élysées voisin.

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Bref, rien ne va visuellement. Comme disait un spectateur entendu au sortir de la soirée : « je n’ai jamais vu un Chevalier à la Rose aussi laid ».
Quant aux personnages noirs sur scène, valet, danseur ou servante aguicheuse, tous muets, leur présence est plus que problématique. Car loin de dénoncer le racisme comme le souhaite Warlikowski, cela ne fait que reléguer cette « minorité visible » dans les archétypes raciaux.
Quel dommage et quel hiatus avec le spectacle musical ! Dès le prologue, l’Orchestre National de France rayonne de tous ses feux, des cors aux clarinettes, des violons à tous les pupitres, sonnant plus parisiens que viennois. La direction du chef Henrik Nánási, vivante, fluide, dramatique, montretout au long du spectacle, de vrais raffinement des timbres et un engagement sans faille accompagnant un plateau vocal superlatif. Les « petits » rôles prennent une vraie dimension scénique avec l’Annina ravageuse et vocalement parfaite d’Eléonore Pancrazi, comme avec le chant conquérant et très deuxième degré du ténor italien Francesco Demuro, ou le vrai souffle du Valzacchi bavard de Krésimir Spicer. Le Faninal du baryton Jean-Sébastien Bou, très en voix, est parfait en bourgeois fasciné par cet aristocrate de la vieille noblesse qui tape l’incruste chez lui et se conduit avec une incroyable grossièreté. Et ce Baron Ochs auf Lerchenau n’a ici rien de caricatural car la basse Peter Rose, habitué du rôle au point d’en être une référence, le joue naturellement mufle - version male gaze en roue libre. Son parlé-chanté comme ses graves et son aisance vocale font mouche.

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Restent les trois dames. La prise de rôle de Véronique Gens en Maréchale est une grande réussite. Celle qui fut une grande Comtesse des Noces de Figaro en garde l’écho mûri dans sa voix chaude, bouleversante, tour à tour amoureuse, pensive, mélancolique. Incroyable carrière que celle d’une Alceste lullyste, dont le grandiose enregistrement vient de sortir, capable d’évoluer des frontières du baroque aux tourments insondables de la Maréchale.

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La scène finale : Octavian, Sophie et La Maréchale
La Sophie de la soprano Regula Mühlemann possède des aigus cristallins, une ligne aérienne. Tout en manquant légèrement de charisme, ses duos avec Octavian furent d’une poésie enjôleuse. Car la mezzo Niamh O’Sullivan est quant à elle la révélation de la soirée. Depuis quand n’a-t-on pas entendu un tel Octavian solaire qui, dès sa première intervention, ouvrant l’opéra, impose par la couleur, l’autorité et les reflets multiples de sa voix un personnage touchant, irrésistible ? Et c’était une prise de rôle ! Les acclamations du public furent au diapason de cette réussite.
(Publié sur L’Horizon Musical)
Véronique Gens, La Maréchale - Niamh O’Sullivan, Octavian
Regula Mühlemann, Sophie - Peter Rose, Baron Ochs auf Lerchenau
Jean-Sébastien Bou, Monsieur de Faninal - Eléonore Pancrazi, Annina
Francesco Demuro, le chanteur italien - Laurène Paternò, Marianne
Orchestre National de France - Chœur Unikanti, Maîtrise des Hauts-de-Seine
Henrik Nánási, direction - Krzysztof Warlikowski, mise en scène
Małgorzata Szczęśniak, scenography, costumes
Claude Bardouil, chorégraphie - Felice Ross, lumières - Kamil Polak, video