Disons-le d’emblée, quoi que l’on pense du résultat visuel et musical, il s’agit là d’un évènement, d’un spectacle hors norme, offrant des images et des souvenirs qui marquent. Assurément un choc, aux innombrables références.
Tout vient d’un pari un peu fou ; Leonardo Garcia Alarcon a d’ailleurs mis un certain temps avant de convaincre Sasha Waltz de se lancer dans une telle aventure. Quatre ans après, le résultat scénique de ce pari a été créé au Felsenreitschule de Salzbourg le 22 mars, repris une semaine après à Dijon, au cœur du week-end pascal, puis les 4 et 5 novembre, au Théâtre des Champs Élysées. Peut-on rêver meilleur timing en l’année du trois centième anniversaire de cette Passion selon Saint-Jean ? Mais peut-on rendre un tel monument musical visible, peut-on faire danser la Saint-Jean ?

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Leonardo Garcia Alarcon aime à rappeler son rapport privilégié avec les chorégraphes, en tissant un lien esthétique entre eux et les musiques baroques. Une passion qu'il cultive depuis sa plus tendre enfance d'ailleurs, marqué par sa sœur aînée, Mariana, devenue une étoile de la danse en Allemagne : « Le baroque, c’est l’espace. Toute frontalité était cassée. On installait des instruments dans les tribunes, les chapelles, partout. Alors, il faut utiliser l’espace de la représentation, casser les codes, avec la danse comme élément qui exacerbe la musique. En établissant une relation directe avec les danseurs. Avec l’objectif d’une œuvre d’art totale. La danse comme matière profonde de la nature humaine. Il ne faut pas se croire le patrimoine, ne pas croire que l’on respecte, que l’on sait ce qu’est le patrimoine. Les danseurs et chorégraphes sont plus directs que nous, ils se nourrissent de la pulsion d’aujourd’hui. Nous ne savons pas comment était exécutée une passion du temps de Bach. Eux, ils doivent être dans la vérité. J’ai été frappé, à Berlin, lorsque j’ai vu que les danseurs dans la chorégraphie de Sasha, se sont approprié le texte, la musique : ils disaient, par cœur, le texte en dansant la Saint-Jean ! Les chorégraphes sont le futur de la musique ancienne. Ils nous rappellent les pulsions de la vie. »
Lorsque Leonardo Garcia Alarcon dirigeait il y a deux ans déjà, pour la toute première fois la Passion selon Saint-Matthieu, il le faisait avec une subtile mise en espace donnant toute sa force à cette musique - rien que la musique. Moment rare d’intense émotion. Qu’allait-il en être avec cette Saint-Jean ? Le chef allait-il retrouver une (autre) forme de symbiose avec la partition ? Car le pari est osé. Simon Rattle et Peter Sellars avaient tenté un tout autre choix à la Philharmonie de Berlin en 2014, celui d’une mise en scène où nul autre que les musiciens n’était partie prenante. Cette fois, Sasha Waltz mène la danse et impose de nombreux danseurs pour imager - mais non pas illustrer - la plus intime des deux passions de Bach. Contradiction ?
Dans un travail longuement muri et mené en commun, Leonardo Garcia Alarcon a su faire vivre son intention initiale : « exposer, à travers la figure du Christ, la souffrance des êtres humains et des peuples. » Pari réussi : c’est d’emblée ce qui ressort de ces deux grandes heures dramatiques. Le chef nous offre de forts moments de musique et d’émotion, ménageant effets et vrais silences, creusant sans cesse la partition jusqu’à interpréter de façon très subjective le temps suspendu au cœur de tel air (« Mein teuer Heiland », « Mon fidèle sauveur » n°32).
D’emblée, le chœur introductif, ce portique bouleversant de questionnement et de déploration, est pris dans un tempo très vif, comme l’ensemble de la partition, avec un sens assumé des contrastes et de la puissance. Avec des basses profondes, des hautbois mis en avant, l’étoffe de l’orchestre est dense, riche, chatoyante.

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Les musiciens de la Capella Mediterranea y sont superlatifs, scindés en deux groupes placés à cour et à jardin afin de laisser le plateau central aux danseurs. Et les chœurs étonnent car au moment de la reprise des mots « Herr, unser Herscher » (« Seigneur, notre Seigneur », n°1), voilà que se lèvent la vingtaine de chanteurs disséminés au sein du public. Le ton est donné : les acteurs de la tragédie sont parmi nous, symbole de l’humanité du message de cette Passion. La foule, c’est nous. Nous sommes les protagonistes de cette tragédie humaine.
Il y a trois moments dans ce spectacle d’une profonde cohérence. Le premier est le plus court, mais impose des questions, une symbolique et une magie. Lorsque les musiciens s’installent, le plateau est presque nu, seulement habité d’une longue table sur laquelle reposent… des machines à coudre. Dans une musique électroacoustique s’amplifiant, devenant assourdissante, des corps nus viennent s’y installer et se mettent à coudre les étoles qui reposaient sur la table. Symbole d’une Cène décalée, celle qui d’emblée nous rend ce spectacle si proche. On sait que l’Évangile de Jean est celui qui donne le plus de précision sur la tunique du Christ, symbole d’un vêtement de gloire et de beauté ; une tunique idéalement sans couture. Ne dit-on pas, au Moyen-Âge, que l’Église est à l’image de cette robe sans couture du Christ, ce jusqu’à la Réforme de 1517 où cette robe là est désormais déchirée ? Bach le sait - et Sasha Waltz le montre : comment ne pas voir qu’ici, chacun de ces corps nus, corps d’avant la faute de l’Eden, est en train de tisser sa robe couturée, donc humaine.

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Puis les haut parleurs se taisent ; place à Bach.
Dès le chœur introductif, vivement scandé avec un dramatisme motorique impressionnant, faisant déjà entendre le choc du marteau sur la croix par une mise en valeur des cordes graves, jouant col legno, nous voilà questionnés. Cette pulsation, c’est celle de notre cœur, du battement du sang dans les tempes de notre angoisse existentielle. Et la musique invite à une danse quasi immobile : pendant ce chœur initial, la troupe s’avance vers nous, lentement, dans sa nudité d’avant la faute, jusqu’au devant de la scène - moment prenant qui nous place toutes et tous face à notre condition originelle et collective.
Mais ensuite, quelle danse et quelles images peuvent être en harmonie avec un tel sommet de la musique occidentale ?
L’esthétique de Sasha Walz semble a-priori si loin de celle, baroque, que les musées offrent aux visiteurs, des passions multiples visibles au Musée des Beaux-Arts de Dijon, à celles imaginées à la plume et à l’encre, signées Claude Gillot (4), quasi contemporaines de l’œuvre de Bach. En fait, cette torsion des corps, cette utilisation des linges est-elle si différente de celle demandée par la chorégraphe à ses danseurs ?
On le comprend d’emblée, les références auxquelles renvoie cette scénographie sont multiples. Sasha Waltz a su se nourrir d’un travail en profondeur sur le texte, le sens de l’Évangile selon Jean comme d’images et d’esthétique baroque, le tout en proposant une lecture humaine, très humaine. Références religieuses, mystiques, lorgnant ici vers les retables médiévaux, là vers le Caravage, la peinture ou la statuaire baroque, toujours avec une grande liberté d’imagination et une force de suggestion tellurique (5).
Sasha Walz dissocie ensuite fortement les deux parties de la tragédie christique. Dans la première, mettre en image les récitatifs parfois longs est une gageure difficile. Trop de danseurs, trop de mouvements et de scènettes multipliées simultanément pourraient nuire à la concentration, parfois dispersée par tant de micros évènements sur scène ; mais il s’agit d’un spectacle, non d’une grand messe confite en dévotion pour un monument de la culture religieuse universelle. Un spectacle, inventif et novateur, une « version scénique », non une écoute « religieuse » de la partition. Il y a bien un lien organique tissé, par le travail de Sasha Waltz et de ses danseurs, avec le texte et la musique. Il s’agit en somme d’un opéra dansé. Certains l’ont regretté, parfois bruyamment, au moment des saluts.
Il y a pourtant une indéniable unité dans ce spectacle qui est une véritable création collective, où le sens dramatique du formidable Évangéliste qu’incarne Valerio Contaldo est bien le héraut/héros du spectacle, donnant un poids à chaque moment, avec intensité, dans un registre totalement convainquant et une admirable ductilité vocale.
Dans les grands chœurs ou les chorals comme dans les scènes de foule, le Chœur de chambre de Namur, parfaitement secondé par celui de l’Opéra de Dijon, est fidèle à sa réputation d’excellence. Il se mêle très souvent aux danseurs sur le plateau, alors que chaque soliste apporte un engagement de chaque instant, vocalement et scéniquement. Les solistes sont tous remarquables d’engagement, où les voix d’hommes dominent, avec le Jésus impavide et impressionnant de Christian Immler, habitué de ce rôle, y compris dans d’autres passions, comme avec celle du compositeur Johann Sebastiani (6), le Pilate splendide Georg Nigel, le Pierre inquiet dans la voix de la basse Rafael Galaz Ramirez, et des airs contre-ténor poétiquement assurés par Benno Schachtner.

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Les choix du chef sont donc multiples, décidant de laisser le cœur de l’œuvre occupé par la chorégraphie qui, entre les représentations de Dijon et celles de Paris, a gagné en épure, comme lorsque le ténor seul, chantant son désespoir « car le disciple a renié son maître » (n°13). Il faut dire à quel point les danseurs étaient tous remarquables, fascinants de précision, d’incarnation, de naturel et d’humanité. Ensemble, tour à tour corps fluides ou dolents, agités ou inquiets, tendus ou défait, ils nous dérangent, nous interpellent par leur geste ou leur nudité, nous renvoyant le miroir de notre condition humaine. L’adéquation entre musique et danse se lisait par l’imbrication des chanteurs et danseurs, par le fait que les solistes venaient, eux aussi, souvent se fondre dans leur masse : c’est une communauté qui se trouve emportée dans une catastrophe où Pilate tient le rôle sombre d’un homme de pouvoir qui doute avant de céder à la foule hurlante.
Concernant la partition, Leonardo Garcia Alarcon emprunte à certain changement que fit Bach dans sa deuxième version de sa Saint-Jean, en 1725, avec l’air de basse « Himmel reiße… » (n°11+, « Je souffre avec Jésus »), auquel se joint un choral de la soprano chantant la joie de la Passion. Pendant ce temps, le regard des spectateurs est happé par les corps mouvants des danseurs qui déploient ici une fluidité, alors qu’à jardin, un, puis deux danseurs viennent enlever un violoniste qui se mêle à la chorégraphie, instrument et archet en main, dans un moment aussi surprenant que poétique.
Alors se clôt cette première partie, avec les sons dissonants via une seconde intervention électroacoustique stridente de Diego Noguera. Long moment qui voit de multiples danseurs investir le plateau frappant, avec leur marteau, à même le sol des morceau de bois dans une cacophonie réglée et hautement symbolique. Un moment insupportable à certains spectateurs, tant sa violence, inattendue, nous cloue sur notre fauteuil. Ce choix n’a rien d’un hiatus par rapport à la musique de Bach. C’en est le prolongement actuel.

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La seconde partie, celle de la crucifixion, plus épurée au fur et à mesure de l’avancement inexorable de la tragédie, s’accorde parfaitement à la musique de Bach, tant la torsion des corps se moule dans les affres de l’avancée de la Passion. Elle offre de multiples et fulgurantes images, sous des jeux de lumière, aussi subtils que magnifiques, signés David Finn. Bâtons, planches, étoffes ou miroirs s’invitent pour donner à voir musique et texte, pour symboliser, comme le fait cette fugace mais fascinante couronne d’épines.
Une des grandes forces du spectacle tient au choix de symboliser le Christ avec plusieurs danseurs, surtout des femmes. Le Christ, c’est elle ou lui, c’est Adam et Eve, c’est nous face à la violence et la haine. Et le message déborde les dogmes religieux ancestraux ressassés pour devenir pleinement humain.
Et puis il y a cette formidable idée scénique de la construction, sous nos yeux, d’un triptyque mouvant, prenant vie peu à peu, se figeant parfois, intégrant les musiciens comme avec cet air de ténor, le plus long de la partition, accompagné de deux violonistes qui dansent avec la troupe. « Erwäge… » chante Mark Milhofer avec un dolorisme bouleversant mais sans aucune ostentation, avec un soin du mot, ici comme ailleurs, lui comme tous d’ailleurs (« Regarde son dos ensanglanté… » n°20). Et le retable se construit sous nos yeux étonnés, convoquant toutes les références imaginables et décalées dans les souvenirs du spectateur.

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D’autant plus que la fin fatale approche. Ce sont alors de saisissants tableaux qui se succèdent. Jusqu’au noir total qui plonge la salle dans un moment stupéfiant, lors du « Es ist volbracht » (n°30), sublime air chanté par la voix bouleversante de Benno Schachtner en duo avec la viole en apesanteur de Margaux Blanchard. Et les musiciens de continuer à jouer dans ce noir d’encre, car tout est consommé. Puis la lumière revient, car la vie reprend : « Je suis la lumière et la vie ».
Après la crucifixion, lors de son second air, lorsque la soprano Sophie Junker, étendue par terre, mêlée aux danseurs, chante de façon extrêmement touchante « Zerfließe, mein Herze » (« Pleure, mon cœur », n°35). Elle est accompagnée par deux flûtes baroques et deux instruments au son bien particulier, puisque Leonardo Garcia Alarcon a fait appel à deux hautbois da caccia, comme demandé par Bach (7). C’est encore un des grands moments de ce spectacle qui compte de si fortes images. Car ce que l’on voit alors est particulièrement marquant, avec des jeux de lumières particulièrement étudiés et un jeu de miroirs réfléchissant le doux visage d’une Vierge entraperçu - subtil rappel que, sur la croix, Jésus confie sa mère à Jean.

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S’enchaine ensuite un choral où les danseurs esquissent quelques pas de danse joyeux, comme apaisés : la vie reprend, autre. Et le « Ruht wohl » du chœur final (« Repose en paix », n°39) voit la troupe des danseurs, revêtus de leur tunique blanche, occuper un plateau noir, vide et se prendre mutuellement dans les bras. Miroir inversé du tout premier tableau, passage de l’innocence inquiète au ré-enchantement après la violence extrême.
La cérémonie peut se clore, sur le tableau stylisé d’une descente de croix, sur une échelle prosaïque - à moins que ce ne soit une montée dans les cieux - après avoir exposé « à travers la figure du Christ, la souffrance des êtres humains et des peuples » comme le rêvait Leonardo Garcia Alarcon.
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1 - La presse ne s’y est pas trompée, comme Télérama qui l’annonçait en mars : https://www.telerama.fr/musique/la-passion-selon-saint-jean-de-bach-une-odyssee-de-trois-cents-ans-7019872.php?utm_term=Autofeed&utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR1N6GqsdqnXlXm1xVVoACYcr1uwbsy6P3eeZA4FdCrCjcd_YSkyp9D74LY_aem_AcsLIFlbSoZEsOnYcpYFGITQzmlNQMghefAhFE6ZBLT1D_7jiNoPmHRbq794TiaNOgcXDY4P1uN4deNpjwYBTOzD#Echobox=1711691211
ou Le Figaro à propos de la reprise de novembre : https://www.lefigaro.fr/culture/la-passion-musicale-selon-leonardo-garcia-alarcon-20241103
2 - Voir mon compte-rendu sur le site de Première Loge : https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/concert/2022/04/05/passion-selon-saint-matthieu-seine-musicale-alarcon-ana-quintans-dara-savinova-valerio-contaldo-fabio-trumpy-thomas-bauer-christian-immler-choeur-de-chambre-de-namur-cappella-mediterranea-maitrise-rad/
4 - Il y eut une superbe exposition Claude Gillot, comédies, fables et arabesques au Musée Magnin de Dijon au printemps dernier.
5 - Sasha Waltz connait-elle Le chant des canuts d’Aristide Bruant ? Référence inattendue ? Mais on peut aussi y voir une allusion : « C’est nous les canuts, nous allons tout nu » est-il chanté au début de ce texte, reflet du tout début du spectacle. Et la chanson se termine par « Nous tisserons le linceul du vieux monde car on entend déjà la révolte qui gronde. » Ne s’agit-il pas aussi de cela, d’une foule qui gronde, d’un linceul, d’un vieux monde ?
6 - L’enregistrement dede cette autre Passion fut publié en 2017 chez CPO.dans le cadre du Boston Early Music Festival.
7 - Il semble bien que cette Passion fut la première occasion d’emploi de ce hautbois da caccia, fabriqué par le facteur de Leipzig Johann Heinrich Eichentopf.

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