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Historien de la musique - Producteur à Radio France (1985-2014) - Conférencier, auteur et dramaturge.

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Billet de blog 14 décembre 2025

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Ariodante en feu d’artifice à Versailles

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Dans son écrin unique, l’Opéra de Versailles proposait une mise en scène colorée des plus classiques mais efficace, loin de toute réinterprétation, avec décors de toiles peintes qui changent à vue, tour à tour jardin, palais ou ruines, costumes chatoyants à la façon XVIIIè siècle, pas de danse baroqueusement agencés, le tout dans de subtiles éclairages. Ce plaisir des yeux sans cesse renouvelé tournerait à vide sans une distribution plus que royale : impériale.

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S’il est un compositeur qui a bénéficié des avancées de la révolution baroque, c’est bien Haendel. Écouter l’enregistrement d’Ariodante dirigé en 1978 par Raymond Leppard avec un English Chamber Orchestra empesé, nous ramène dans un temps oublié, malgré une bouleversante Janet Baker et un rayonnant James Bowman, contre-ténor que le chef osait grâce au mouvement baroque. Puis vint Marc Minkowski et ce moment inoubliable en répétition générale du concert donné au Festival de Poissy le 15 janvier 1997. Outre la tension dynamique et la sensibilité poétique de l’orchestre des Musiciens du Louvre, il y eut ce moment stupéfiant : Minkowski étirant le tempo du grand air d’Ariodante  Scherza infida (acte II), amenant la voix d’Anne-Sofie von Otter aux limites extrêmes du souffle et de l’incarnation désespérée. Les micros étaient là et le disque a suivi.

Ce qui étonnait devint une évidence et une mode. Et chaque chef emboîte désormais le pas dans celui, halluciné de douleur, que Minkowski inventait. Stefan Plewniak ne déroge pas à la nouvelle doxa. Lui aussi étire le tempo à l’extrême. Mais ici, pas de voix féminine mais celle de la star de cette distribution, le contre-ténor Franco Fagioli, dans une forme éblouissante, au souffle inépuisable, qui suspendit le temps dans ce très grand moment de musique. Ici comme dans chacune des reprises de ses airs, il sait varier, inventer, avec des vocalises vertigineuses et une intensité dramatique passant par toute la palette d’une science vocale à son acmé.

Illustration 2
Ariodante et Ginevra - Photo Edouarde Brane

Ariodante y chante son désespoir absolu, celui d’avoir été - croit-il un peu trop hâtivement - trompé par celle qu’il aime, Ginevra, qu’il devait épouser le lendemain. L’amant vient d’être faussement berné par son rival, Polinesso, amoureux éconduit, inventant un jeu d’artifices convainquant Dalinda, folle de lui, de porter les vêtements de sa maîtresse afin de tromper le héros. Et le rideau tombe, laissant Ariodante au bord du suicide.

La seconde partie s’ouvre dans le plus sombre désespoir - celui de Lurcanio, le frère du héros, celui du Roi, le père de Ginevra puis celui de la belle qui veut mourir à l’annonce de la perte de son futur époux tant aimé. D’autant que Lurcanio révèle à la cour le motif du suicide d’Ariodante : la trahison de Ginevra. Son père la répudie et la condamne à mort, la rendant folle de douleurs multiples. Une lice est dressée afin que celui qui voudrait la défendre le fasse en se battant dans le Jugement de Dieu. Polinesso se présente - double forfaiture - espérant ainsi obtenir la main de sa belle et donc la succession du trône. Il affronte Lurcanio à l’épée et meurt sous ses coups. Un second chevalier se présente et se dévoile : il s’agit d’Ariodante en personne. Ayant d’abord choisi la vengeance que la mort, mais rencontrant en route Dalinda qui lui confessa son forfait, il vient sauver l’honneur de celle qu’il avait injustement accusé. Joie générale. Et double mariage à la clé : celui du couple royal et aussi celui de Lurcanio qui obtient le consentement de Dalinda.

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Photo Edouarde Brane

Mais derrière cette histoire, il y a des moments très sombres, nous faisant plonger dans les tréfonds de l’inquiétude humaine face à la confiance amoureuse, aux affres de la trahison et au sens de la vie. La musique de Haendel fouille ces failles et les interprètes les subliment.

L’Orchestre de l’Opéra Royal reste encore un peu jeune. Malgré de beaux moments et quelques intentions marquées, la direction de Stefan Plewniak ne convainc pas totalement. Outre une gestique perpétuellement agitée, malgré une réelle tendance à se modérer depuis ses premières apparitions en ce lieu, l’ensemble très dynamique, ou d’une réelle poésie, manque parfois de chair, d’attention aux climats et à la finesse de l’écriture instrumentale exigée par Haendel.

Sur scène, il n’est pas un chanteur qui détonne. Et si le Roi de Nicolas Brooymans ne bénéficie pas de l’éclat des autres tessitures, la responsabilité en incombe au compositeur. Car cette vraie basse profonde impressionne par la noblesse de ton comme pas ses abysses vocaux. Il fait de son grand air de déploration un moment aussi touchant que majestueux.

De fait, tous les autres personnages se mesurent à l’aune de vocalises plus ou moins démonstratives. Seul ténor de la partition, Laurence Kilsby incarne un Lurcanio amoureux qui emporte les suffrages avec la rare élégance de sa ligne de chant totalement fluide, poétique et claire. La Delinda de Gwendoline Blondeel montre une légèreté qui se meut en détresse au fil de l’action. Sa voix a gagné en facilité depuis ces dernières années et elle nous offre de beaux aigus, de délicats moments de grâce.

Illustration 4
Polinesso et Dalinda - Photo Edouarde Brane

Le méchant Polinesso de l’autre contre-ténor, Théo Imart, a plus d’un atout dans son personnage. Crédible, jamais forcé, il est surtout époustouflant de facilités vocales, dans une ample tessiture qu’il déploie avec un rare abattage jusqu’à des vocalises confondantes de naturel et de facilité. Lors de son air de séduction et de rouerie du premier acte, ses vocalises ne font pas que mettre Dalinda en extase. Chacune de ses interventions est un modèle de style, d’élégance, de phrasé et de pyrotechnie.

On le voit, les solistes étaient de très haut niveau, avec une Ginevra bouleversante de bout en bout, dès son premier air où Catherine Trottmann développait le charme d’un timbre profond, charnu, enchainant sur un air de fureur aux aigus légèrement forcés mais avec un engagement dramatique total. La suite de son engagement vocal n’a cessé de déployer une personnalité enflammée, de son Volate amori aérien au déchirant désespoir de l mio crudel martoro, le deuxième plus grand moment de la soirée avec le Scherza infida. La suite ne cessa de nous mener sur les ailes du chant le plus suave (Io ti bacio). Et le duo final des deux amoureux signe une connivence vocale en majesté. Car ce sont bien deux étoiles qui se répondent.

Illustration 5
Ginevra - Photo Edouarde Brane

Après un déchirant début d’acte III, Franco Fagioli électrisa littéralement le public d’un incroyable Dopponotte. A-t-on jamais entendu telle virtuosité, de telles couleurs changeantes, un tel bonheur de chanter faisant oublier la stupéfiante difficulté de cette partition ? Les vocalises fusaient comme des bulles de champagne, évoquant une certaine Cecilia Bartoli - qu’il connait bien pour avoir d’ailleurs si souvent chanté avec elle. Et derrière sa silhouette, semblait planer l’ombre du créateur, le castrat Carestini qui déchainait les passions en cette année haendelienne de 1735 qui le vit triompher à Londres dans Alcina trois mois après Ariodante. Public en délire et Fagioli offrit en bis la reprise de la coda. Unique !

Illustration 6
Ariodante - Photo Edouarde Brane

D’une telle soirée, il reste donc plusieurs moments inoubliables pour les spectateurs chanceux. Heureusement, la captation en direct annonçait un DVD à venir . C’est bien le moins pour un tel feu d’artifice vocal !

Illustration 7


Georg Friedrich Haendel : Ariodante
Franco Fagioli, Ariodante - Catherine Trottmann, Ginevra
Théo Imart, Polinesso - Gwendoline Blondeel, Dalinda
Laurence Kilsby, Lurcanio - Nicolas Brooymans, Le Roi d’Écosse
Antoine Ageorges (Membre de l'Académie de l'Opéra Royal), Odoardo Académie de danse baroque de l'Opéra Royal
Orchestre de l’Opéra Royal - Stefan Plewniak, Direction
Nicolas Briançon assisté d’Elena Terenteva, Mise en scène
Pierre-François Dollé, Chorégraphie - Antoine Fontaine, Décors
David Belugou Costumes - Jean-Pascal Pracht, Lumières
Albert Goldberg assisté d’Adrien Garcia, Chorégraphe des combats
Laurence Couture, Maquillages et coiffure

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