En quelques jours, le Palazzetto Bru-Zane offrait aux parisiens deux raisons de s’échapper de la noirceur du monde à travers deux spectacles quasi-contemporains, le Robinson Crusoé d’Offenbach datant de novembre 1867 et le Petit Faust d’Hervé, un an et demi après, en avril 1869. Deux opéras-comiques dans deux genres d’humour différents. Mais avec un librettiste commun, un grand habitué du comique, Hector Crémieux, qui avait déjà signé de très nombreux succès pour Offenbach, d’Orphée aux Enfers à Monsieur Choufleri et au Pont des soupirs. Ajoutons que le travail de fond du musicologue Jean-Christoph Keck n’est pas pour rien dans le travail minutieux d’exhumation des œuvres d’Offenbach dans leur version originale. Robinson en profite et nous aussi.
Musicalement, les références échappent parfois à nos contemporains. Offenbach cite par exemple le grand chansonnier Béranger dans son Robinson, alors qu’Hervé ne cesse de brouiller les pistes, amorçant quelques notes du chœur des soldats du « vrai » Faust de Gounod pour immédiatement dévier, sans parler de sa parodie d’Offenbach avec son inénarrable « Pif, paf, pan, en avant » évoquant immédiatement le « Et pif et pouf et taratataboum, oui c’est moi le général Boum Boum » de La Grande Duchesse de Gerolstein créée en avril 1867. Tout se tient…
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Robinson retrouvé - Jacques Offenbach : Robinson Crusoé - (Livret d’Eugène Cormon et Hector Crémieux)
(Théâtre des Champs Élysées - Le 10 décembre 2025)
Il flottait un air de fête et de bonne humeur au Théâtre des Champs Élysées, comme une effervescence joyeuse autour d’une œuvre rarissime de Jacques Offenbach. Comme toujours, quel que soit son sujet, le compositeur et ses librettistes dynamitent l’action. Ainsi, ne cherchons pas de cohérence dramatique dans ce Robinson farfelu où tout fini par s’arranger, même sur une île déserte qui se trouve finalement très peuplée. Jugez-en :
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Tout commence en famille, celle des Crusoé. A Bristol, Robinson rêve de grand large, de Brésil et de richesse (Il espère sans doute revenir en pouvant chanter à son tour « Je suis brésilien, j’ai de l’or». Le clin d’œil vers La vie parisienne et son succès foudroyant l’année précédente n’échappait alors à personne et ajoutait aux rires). Le père lit la parabole de l’enfant prodigue, la cousine Edwige se consume d’amour pour son cousin dont l’ami Toby s’apprête à partir avec lui, au grand dam de la servante Suzanne qui en pince pour lui. Finalement, Toby renonce au voyage sans avoir réussi à convaincre Robinson de faire de même. Même Suzanne lui avouant son amour n’arrive pas à changer l’envie irrépressible de Robinson - qui part, car « tout voir, c’est tout conquérir ».
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Six ans après, nous retrouvons notre aventurier SDF sur une île transformée en ville moderne tentaculaire, lieu des hautes solitudes où il échoue lamentablement, affublé d’un Vendredi un peu benêt mais dévoué.
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Robinson, désespéré, ne peut oublier Edwige - et ne peut imaginer qu’elle n’a pas renoncé à retrouver son amoureux. Oh, hasard ! La voici donc échouée à son tour sur l’île, en compagnie de Toby et Suzanne. Tous sont capturés par les sauvages anthropophages dont le grand cuisinier n’est autre que l’aventurier Jim Coks, parti lui aussi, quelques années plus tôt, faire fortune. Le voilà désormais en charge du pot-au-feu très spécial puisqu’il annonce au couple qu’il va les couper en morceaux, alors que le sort d’Edwige est d’être unie à Saranha, le dieu de ces sauvages.
Passant par là, Vendredi observe tout et au moment fatal, tire un coup de revolver qui effraie les sauvages. Il peut ainsi libérer la petite troupe - et tombe amoureux d’Edwige la blonde.
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Mais voici que des pirates débarquent, pourchassent Robinson dont on dit qu’il a accumulé des richesses. Lui-même l’avoue, avant de les lancer les uns contre les autres et de s’emparer de leurs fusils. Dans ce final très hypothétique, Robinson et ses amis volent leur bateau et les laissent aux prises avec les anthropophages de l’île perdue…
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Face à une telle histoire emprunte d’un racisme débridé, la mise en scène de Laurent Pelly transforme tous les écueils en drôlerie d’actualité. Ainsi, le sabbat des anthropophages se transforme en transforme en fast-food avec une chaine d’équarrissage très spéciale puisque Toby et Suzanne sont les prochaines victimes. Les « sauvages » affamés deviennent alors une horde de clones de Donald Trump, moments proprement hilarants. Une fois encore, la verve offenbachienne de Pelly fait mouche, après Orphée aux enfers (1997), La belle Hélène (2000) et La grande duchesse de Geroldstein (2004)
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Dans ce maelström de coups de théâtre, la distribution se montre aussi éclatante vocalement que scéniquement. Les ensembles sonnent juste, alignant au premier acte un quatuor (Taisons-nous) puis un quintette comiques (Un baiser sur le front) et un sextuor déjanté (Debout, c’est aujourd’hui dimanche). Le quatuor suivant (Ne le voyez-vous pas ?) ne l’est pas moins : du pur Offenbach jouant sur tous les tableaux du comique musical et vocal.
Habitué de longue date des équipées offenbachiennes du tandem Minkowski-Pelly, Laurent Naouri convainc toujours autant avec verve et humour dans le rôle du père, alors que la mezzo Julie Pasturaud rend sa femme Deborah touchante. La soprano Emma Fekete nous pique au jeu de la servante Suzanne à l’abattage canaille dans son ariette Tom, Tomy, Thomas, jouant de quelques vocalises bien venues. Loin de son répertoire baroque de prédilection, Marc Mauillon campe un Toby peu aventureux (Mon bon ami, j’ai réfléchi) mais très chantant et désopilant dans son duo avec Suzanne (La mort approche mais bravons la ! La même broche nous unira…). L’irrésistible Chanson du pot-au-feu de Jim Coks permet à Rodolphe Briand de briller dans son unique air.
Le Vendredi d’Adèle Charvet est quant à lui aussi jovial et vaillant (Tamayo, mon frère) que tendre et touchant (Beauté qui vient des cieux air qui ouvre le troisième acte). Alors que dès son premier air (Si c’est aimé, eh bien, je l’aime), Julie Fuchs donne à Edwige une tendre fragilité poétique que confirme ensuite son duo des aveux amoureux avec Robinson. Et son air du délire au deuxième acte (Conduisez-moi vers celui que j’adore), parodiant les airs de folie du grand opéra alla Donizetti, la trouve hallucinée comme une Lucia di Lamermoor perdue dans ses vocalises stratosphériques - fabuleux moment.
Dans ses airs de bravoure (Voir c’est avoir) ou de désespoir inquiet (Au seul bruit de mes pas, ce grand air qui ouvre le deuxième acte) le Robinson de Sahy Ratia déploie un timbre clair, léger et séduisant.
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Rodolphe Briand, Jim-Cocks - Julie Fuchs, Edwige - Marc Mauillon, Toby
Sahy Ratia, Robinson - Emma Fekete, Suzanne -Adèle Charvet, Vendredi
L’orchestre des Musiciens du Louvre était en grande forme comme l’ouverture ou l’entracte du deuxième acte le montraient, menés avec son énergie coutumière par Marc Minkowski, attentif à tout ce que l’écriture d’Offenbach recèle de petits trésors : ici tel trait de clarinette ou de cor et toujours une place de choix faite aux violoncelles, comme dans la Symphonie de la mer ouvrant le deuxième acte avec leurs long thrènes sombres et leurs envolées ardentes. Et dans le troisième acte, le violoncelle est bien l’instrument de l’amour - premières amours du compositeur, amour de Vendredi pour Edwige (Beauté qui vient des cieux avec violoncelle concertant), duo d’amour des retrouvailles pour Edwige et Robinson (Mon âme ravie renait à la vie, avec violoncelles en contrechant - Bizet s’en souviendra dans Carmen). De fait, la richesse d’instrumentation et d’invention d’Offenbach est confondante, parodiant comme dans la péroraison alla Berlioz de cette même Symphonie de la mer, ou inventant comme cette préfiguration en quelques notes d’un thème développé douze ans plus tard dans la mélodie de la Barcarolle des Contes d’Hoffman.
Robinson Crusoé ? Il a tout d’un grand opéra-comique, surtout dans cette configuration scénique et musicale. L’œuvre rarement donnée sera reprise à Angers le 10 mai puis à Nantes du 29 mai au 4 juin, avant Rennes, du 16 au 24 juin, où aura lieu une captation du spectacle. Heureusement !
Sahy Ratia, Robinson - Julie Fuchs, Edwige - Adèle Charvet, Vendredi - Laurent Naouri, Sir William Crusoé - Marc Mauillon, Toby - Rodolphe Briand, Jim-Cocks - Emma Fekete, Suzanne - Julie Pasturaud, Deborah - Matthieu Toulouse, Atkins - Accentus - Louis Gal, chef de choeur - Les Musiciens du Louvre - Marc Minkowski, direction - Laurent Pelly, mise en scène, costumes - Agathe Mélinand, adaptation des dialogues, dramaturgie - Chantal Thomas, scénographie - Michel Le Borgne, lumières
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Faust et Madame Mephisto ? Irrésistibles - Hervé : Le petit Faust - (Livret d’Hector Crémieux et Adolphe Jaime)
(Théâtre de l’Athénée - Le 13 décembre 2025)
Changement de décor et d’ambiance pour ce spectacle d’autant plus attendu qu’il restait jusqu’ici un nom dans les livres. Dix ans après le fulgurant succès du Faust de Gounod, l’année même de son entrée au répertoire de l’opéra de Paris, cette pochade résonnait avec une évidence joyeuse aux oreilles des contemporains, dans une intrigue totalement déjantée.
Comme il n’est pas certain qu’il en soit de même aujourd’hui, le parti pris d’actualisation de la mise en scène inventive, décalée et réglée au cordeau par Sol Espeche s’impose. Et les chorégraphes Aurélie Mouillade et Karine Girard multiplient les danses endiablées - c’est bien le moins pour un Faust.
Transposer l’action délirante dans le cadre du tournage d’un jeu télévisé, La classe de Faust, sous les auspices du chauffeur de salle Patrick Lepion (excellent Maxime Gall) aurait pu lasser. Justement, lorsque le spectateur se met à douter, l’intervention outrée de l’un d’eux vient casser la mécanique en la relançant. Il s’agit en fait de Valentin (Igor Bouin, d’un dynamisme inépuisable) qui vient s’intégrer au spectacle après son esclandre. Autre rupture, au second acte lorsque l’ineffable Patrick annonce la modernisation de la formule par un changement de management à l’américaine qui a supprimé son poste, remplacé par des visuels agressifs. Comme il faut être polyvalent (« on est toujours au four, au moulin et au poulailler »), le voilà devenu danseur dans les jeux qui se succèdent.
Champs Déguisés, Tournez ma chaise, On achève bien le show… Les références sont partout : anciennes avec ces titres ou des masques avec les visages de Philippe Bouvard, Patrick Sébastien ou Thierry Ardisson ; bien plus actuelles avec des chorégraphies aux échos beaucoup plus proches, telle cette gestique empruntée à la K-pop, particulièrement avec Gangnam style, le premier titre a dépasser le milliard de vues en 2012…
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Tout bouge, tout vit, tout amuse. La parodie est partout, et l’excellent orchestre des Folies Parisiennes n’y est pas pour rien, sous la conduite entrainante de Sammy El Ghadab. Tous les comparses jouent et chantent avec un entrain jouissif.
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L’apparition de Méphisto surprend car le diable s’habille en Prada puisque le rôle est tenu par une femme ! Mathilde Ortscheidt, de grande classe dans la prestance et la voix, y joue les Fregoli, ne cessant de changer de costumes. Le Faust de Charles Mesrine, joue d’abord l'empoté du village avant de se muer en faux-crooner maladroit et même en improbable catcheur qui tue le frère de Marguerite.
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Marguerite, c’est l’incroyable Anaïs Merlin, qui sait changer de style et de caractérisation de son personnage d’une façon confondante : jeune niaise (« Je suis la petite Marguerite… et les allemands m’appelle Gretchen ») guère effarouchée par les filles comme par les garçons, la voici transformée en vulgaire chef de bande en tenue légère se glissant parmi les spectateurs du premier rang, les apostrophant et bousculant les codes : elle a vraiment le diable au corps et la gouaille ravageuse. Avant d’incarner une mariée trop sage pour être honnête.
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Du Faust de Gounod, s’il reste la Chanson de la puce, le Chœur des soldats ou des buveurs, les airs de Faust et Marguerite, bref la trame originelle, le livret et la musique dynamitent tout cela. Et Faust ne cherche pas ici la figure féminine éternelle, juste un mariage petit bourgeois. Entrainante, frénétique avec ses galops, parfois bucolique, la musique sait varier les climats de l’opéra-comique. On y chante les « Vaillants guerriers sur la terre étrangère… » comme « Le printemps de l’amour ». Le comique d’allitération y a toute sa place, avec des paroles absurdes, « Tra-la-la-ou-la-ou, Oh Vaterland ! ». Et certaines allusions étonnent par leur sous-entendu, « Non, monsieur, je ne suis ni demoiselle ni belle » et plus encore par leur crudité : « Laisser mouiller une femme »…
Et puis il y a ce final du premier acte, repris en chœur en fin de spectacle : « Vive l’amour, la jeunesse, plus d’école, plus de pion, c’est la révolution ! »
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Car chanter les joies de « la révolution » dans le Second Empire finissant, mais toujours autoritaire, ne cesse de surprendre. Deux ans après, c’était la Commune. A la fin de l’ouvrage, une sentence s’impose : « Riez, chantez, un jour tout finira ! »
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Charles Mesrine, Faust - Anaïs Merlin, Marguerite - Mathilde Ortscheidt, Méphisto - Igor Bouin, Valentin - Maxime Le Gall, Patrick Lepion - Les Frivolités Parisiennes - Sammy El Ghadab, direction - Sol Espeche, mise en scène, costumes - Aurélie Mouillade et Karine Girard, chorégraphies
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