Ce beau projet a vu le jour dans le cadre de l’ARCAL, cet Atelier de Recherche et de Création pour l’Art Lyrique, structure qui depuis 40 ans travaille à développer « l’opéra pour tous » avec comme slogan : « pour un opéra vivant et actuel ». Créé l’an dernier, ce Don Giovanni a remporté le Grand Prix de la critique 2024-25 du meilleur spectacle musical de l’année (2). Heureusement repris cette saison, il a fait de nouveau chavirer le public du théâtre de l’Athénée à Paris avant de partir en tournée (3).
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Car c’est à une véritable course vers l’abîme que nous assistons, rendue encore plus forte par l’économie de moyens mise au service de la dramaturgie mozartienne comme par le choix de la version de Prague 1787 qui se termine par la damnation du séducteur, « l’impie puni », comme l’indique le sous-titre même de l’œuvre. Dans ce spectacle, tout est en total accord avec l’esprit mozartien de ce drama gioccoso. On sourit et l’on rit, comme lorsque Don Giovanni agite de façon burlesque les bras de son serviteur transformé en marionnette-sémaphore, lors de la scène de séduction renouvelée auprès de Donna Elvira (acte II). La référence à la Commedia dell’arte fait mouche et derrière moi, des enfants riaient à gorge déployée.
Jean-Yves Ruf a gagné haut la main son pari qui était de nous faire sentir tous les aspects, toutes les nuances de gris, noir et rouge sang d’un drame hors du commun. Tout sonne juste dans sa mise en scène où l’orchestre est sur le plateau, personnage à part entière, dont on se demande au début s’il ne va pas gêner l’action en occupant toute la place scénique. Or tout dans la fluidité de la direction d’acteurs, qui débute dès avant les premières notes par l’installation joyeuse des musiciens, vient donner une leçon d’intelligence dans l’utilisation de l’espace, avec des chanteurs se mêlant aux instrumentistes, leur servant même des flutes de champagne, s’asseyant aux côté du chef d’orchestre.
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Ce Don Giovanni prédateur, obsédé par son désir et « l’odeur des femmes », mi-héros, mi crapule, multiplie les agressions sexuelles et court à sa propre perte par ubris et refus de toute limite. Ce noble utilise son droit de cuissage et se pense au dessus de toutes les lois - humaines et divines. C’est Timothée Varon, à la voix tonnante, à la présence envoutante, au ton dramatique toujours aussi toujours juste que son impressionnante prestation vocale (de la séduction la plus suave dans sa sérénade, à la pétulance de son air du champagne, de sa rouerie face à Masetto aux allures bravaches face au Commandeur).
Son Leporello n’est pas en reste. Ici, il n’a rien d’un double du Don. Dès l’ouverture, il apparait comme une sorte de pierrot lunaire, étonné d’être (encore) là mais tout à son affaire lorsqu’habillé avec les costumes de son maître, il courtise Donna Elvira avec ardeur - et plus car affinité. Adrien Fournaison campe, lui aussi, un personnage au jeu en total adéquation avec une voix qui, dès l’air d’entrée Notte e giorno faticar, puis dans celui du catalogue, convainc et qui, par son timbre, se démarque nettement de celle de Don Giovanni.
Chacun des chanteurs habite avec force son personnage. Et si la Donna Anna de Marianne Croux semblait en retrait dans son air d’ouverture, cette impression fut vite oubliée par la suite, comme dans son fulgurant Or sai chi l'onore. Quant à Donna Elvira, ce fut une révélation : quelle fougue, quelle présence et quelle voix que celle de Margaux Poguet ! Chaque note, chaque inflexion sonnent justes dans un timbre très particulier, chaud et mordoré, qui convient absolument au personnage. Elle est Elvire et son Mi tradi le prouve, comme chacune de ses interventions.
Pour elles, pour eux tous, il n’y a pas de place pour un pur beau chant. Car Jean-Yves Ruf a su saisir et impulser à tout moment un investissement qui fait vivre sous nos yeux l’action haletante unissant diction parfaite, vocalita et présence d’une rare intensité. Le couple de la douce et ambigüe Zerline de Michèle Bréant et du Masetto très sanguin de Louis de Lavignère, en est un autre exemple, comme le Don Ottavio sincère et nullement fallot d’Abel Zamora qui fait de son Il mio tesoro un moment de grâce. Quant au Commandeur de Nathanaël Tavernier, il impressionne par sa voix d’airain qui nous fait frémir dans la scène finale.
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Le dernier - ou premier - personnage de cette incontestable réussite est donc l’orchestre, un Concert de la Loge en pleine forme, agile, tranchant, vif argent, poétique ou agressif, mené à un train d’enfer par Julien Chauvin. Etonnante disposition d’ailleurs que de voir deux pupitres trôner au milieu de la scène, la partie de violon jouxtant la partition intégrale pour orchestre.
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Car la plupart du temps, le violoniste donne l’impulsion depuis son instrument, se gardant les mains libres dans les ensembles. Les choix interprétatifs sont en totale adéquation avec la conception de Jean-Yves Ruf. L’incroyable énergie de Julien Chauvin est désormais légendaire. Elle se confirme, alliée à un sens dramatique et un souffle lyrique aboutis. Il y a une urgence dans cette vision menée à un train d’enfer (un peu trop rapide dans l’air de Zerline Batti, batti bel Masetto ?) et bien souvent toutes les cordes, d’une précision et d’une virtuosité confondante, frémissent et flamboient telles les flammes promises à Don Giovanni. Mais ce sont tous les instrumentistes qui s’ illustrent, sans oublier les interventions surprenantes de justesse et de pré-romantisme du pianofortiste Félix Ramos, jouant sur un superbe Broadwood.
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Après ce Mozart brûlant, il se dit que dans deux ans, la même équipe devrait se pencher sur Les noces de Figaro. De quoi rêver à d’autres soirées habitées et inoubliables.
(1) Voir mon compte-rendu du spectacle proposé en juillet dernier au Festival d’Aix en Provence : https://blogs.mediapart.fr/marc-dumont-md/blog/110725/le-double-et-l-inceste-relire-le-don-giovanni-aix
(2) Voir le compte-rendu d’alors signé de l’ami Stéphane Lelièvre sur Première Loge : https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2024/11/24/don-giovanni- athenee-critique-timothee-varon-margaux-poguet-marianne-croux-abel-zamora-nathanael- tavernier-adrien-fournaison-michele-breant-mathieu-gourlet-julien-chauvin-jean-yves-ruf/
(3) Car heureusement, le spectacle sera visible le 21 novembre au Théâtre de Colombes, le 29 à Compiègne, puis du 13 au 16 décembre à l’Opéra de Massy, les 17 et 18 janvier à l’Atelier Lyrique de Tourcoing, puis, en avril, dans l’Ariège à l’Estive, à L’Archipel de Perpignan et enfin à l’Opéra de Clermont
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Don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart - Livret de Lorenzo Da Ponte
Timothée Varon, Don Giovanni - Adrien Fournaison, Leporello - Marianne Croux, Donna Anna - Margaux Poguet, Donna Elvira - Abel Zamora, Don Ottavio - Nathanaël Tavernier, le Commandeur - Michèle Bréant, Zerline - Mathieu Gourlet, Mazetto - Le Concert de la Loge - Julien Chauvin, violon et direction - Jean-Yves Ruf, mise en scène (Théâtre de l’Athénée, le 18 octobre 2025)
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