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Billet de blog 28 mars 2024

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Jean-Louis Biget : en souvenirs (personnels) d’un maître à penser

L’historien médiéviste et grand pédagogue Jean-Louis Biget est décédé le vendredi 22 mars.

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Ce jeudi est un moment d’infinie tristesse. C’est le jour des funérailles de Biget. Comme l’écrit l’historien Patrick Boucheron, « de 1966 jusqu’à sa retraite en 1997, Jean-Louis Biget enseigna l’histoire médiévale à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, puis Fontenay-Saint Cloud (aujourd’hui ENS de Lyon). Il y veilla sur une belle couvée d’élèves qui se sentent aujourd’hui orphelins. » (1)

C’est exactement cela : orphelin d’un père spirituel. Car c’est un lien très particulier qui reliait ses étudiants à Jean-Louis Biget. Un lien fait d’admiration, d’affection, de complicité. Il est donc tout à fait logique que la couronne déposée ce matin à Albi soit ainsi rédigée : « A notre maître inégalable et ami très cher. Les cloutiers de l’E.N.S. »

L’homme n’était pas, n’a jamais été sous les feux des projecteurs médiatiques. Son aura est d’un autre ordre, comme le dit si justement  l’historien Philippe-Jean Catinchi dans son émouvant hommage publié Le Monde d’hier (2).

Illustration 1

Nous avons tous des souvenirs très marquants de telle ou telle personnalité qui a contribué à nous ouvrir au monde. J’ai personnellement trois images tutélaires, toutes trois liées à l’Histoire. 

Ce fut mon professeur de 3è, qui - sans que je le sache - poussa ma mère à me laisser avancer dans la voie de ma passion, celle d’une matière hors norme. Il lui apprit l’existence de l’Ecole Normale Supérieure comme un possible chemin pour la suite de mes études. Dans notre famille très modeste, personne n’en savait rien.
En khâgne, je rencontrais un professeur qui devint par la suite une amie et plus encore fut ma mère spirituelle : Germaine Willard me poussa en avant. Elle m’ouvrit au sens critique et me permit de comprendre qu’il n’y a d’Histoire que politique. Voilà plus de vingt ans que Germaine est décédée…

Ayant intégré Normale Sup, je fus immédiatement plongé dans une atmosphère inoubliable : au dernier étage mansardé, avec vue sur le parc, avaient lieu les cours d’histoire médiévale professés par Jean-Louis Biget. 

Illustration 2

L’École Normale Supérieure de Saint-Cloud

Du Moyen-Âge, j’avais développé une passion réelle, mais encore marginale, grâce aux émissions matinales des Lundis de l’Histoire sur France Culture, celles de Jacques Le Goff (qui fut un des professeurs de Biget) et à celles, télévisées, de Georges Duby sur Le temps des cathédrales. Inoubliables moments de découvertes artistiques, historiques et… pédagogiques. Le ton et la voix de Duby racontant le grand ébranlement de Souillac, les mondes merveilleux de la statuaire médiévale et tant de merveilles, sont toujours présents dans mon oreille. Il en est de même pour la voix de Biget.

Car la première surprise du premier cours auquel j’ai assisté fut sa voix de stentor qui résonnait dans notre classe avec un éclat joyeux, reflétant celui qui brillait dans ses yeux toujours pétillants. Sa faconde, sa bonhommie, sa culture, sa hauteur de vue, sa façon de parler, de dire… En écrivant ces lignes, j’entends encore cette voix et je revois son sourire, toujours narquois, complice, toujours heureux d’être là et de partager avec nous. Il me semble même sentir encore l’odeur de sa pipe.

Que de découvertes lorsqu’en 1976-1978 le sujet médiéval de l’agrégation portait sur Le Royaume de France, milieu XIVè-fin XVè. Et notre mentor de nous entraîner dans les méandres de l’histoire de la monnaie comme dans les fastes et symboles politiques du Banquet du faisan de 1454. Et puis, Biget savait s’entourer, invitant certains de ses pairs pour balayer ainsi toute la palette de l’époque au programme. La venue de Guy Bois et ses cours sur la crise du féodalisme furent ainsi de grands moments de stimulation intellectuelle.

Que de souvenirs de ces cours, qui se terminaient toujours au delà de l’horaire prévu (était-ce de 14 à 17 ou 18 heures ?), avec, dans un grand sourire, presque toujours les mêmes phrases, amusées plus que désabusées : n’étant pas parvenu à nous communiquer tout ce qu’il avait prévu de nous dire, il faisait alors mine de jeter le reste de ses préparations… qu’il nous communiquait la semaine suivante, parfois sous forme de polycopié.

Et puis, il y avait également les voyages d’étude, dont ces quelques jours à Noyon, Laon et Reims où se déployait in loco son sens historique et artistique mêlé à cette voix forte. Vraiment inoubliable.

Ces années là restent avant tout attachées à l’incroyable énergie que dégageait la personnalité de Biget et à sa rayonnante humanité, si respectueuse et proche de ses élèves. Un stimulant chaleureux, exigeant, toujours en éveil, qui a démultiplié ma passion pour l’histoire du Moyen-Âge mais aussi, au-delà, une certaine éthique du travail d’historien et de professeur. Il fut la seconde figure professorale qui compta, au plus profond.

Comment s’étonner alors que face à cet engagement de tous les instants, au pied du mur d’un travail colossal de préparation, toujours recommencé, il n’ait pas terminé sa thèse avant 1993 ? Il avait 55 ans.

Illustration 3

Ses travaux portaient sur Albi et l’Albigeois, lieux tant aimés, qu’il avait sillonné dans tous leurs chemins, de l’histoire de la ville féodale aux marques artistiques, des cathares aux problèmes de la féodalité. En dehors de multiples articles consacrés à son domaine de prédilection, Jean-Louis Biget a laissé de magnifiques odes à « sa » cathédrale, cette impressionnante bâtisse rouge brique au cœur de la cité. Comme l’écrivait Biget dans un livre somptueux, Sainte-Cécile d’Albi est « la seule cathédrale à conserver un chœur dans son état d’origine. Il n’en est pas de plus beau : une statuaire magnifique habite cette dentelle de pierre, effet d’une étincelante virtuosité » Quel contraste entre l’austérité extérieure, faisant penser à une forteresse militaire,  et les splendeurs intérieures !

Illustration 4

Ainsi, cette gourmandise pour ces lieux comme pour une recherche historique en perpétuelle évolution, son goût des mots et des jeux de mots, sa malice et sa rigueur, les œuvres et les souvenirs qu’il nous laisse - tout fait de lui un véritable maître à penser. Par les temps qui courent, c’est un héritage rare, plus que précieux.

Illustration 5

(1) Le bel hommage de Patrick Boucheron est publié dans L’Histoire : https://www.lhistoire.fr/hommage/jean-louis-biget-est-mort 

(2) A lire ici : https://journal.lemonde.fr/data/3641/reader/reader.html?t=1711625050829#!preferred/0/package/3641/pub/5115/page/19/alb/204177 

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