L’histoire de ces deux hommes, l’ouvrier Jésus Villabriga Migueliz et le médecin Isaac Puente Amestoy, nous fut révélée lors de nos longues divagations dans la montagne basque.
Afin que les choses soient claires, je précise qu’il ne s’agit pas d’un récit historique mais bien d’une Esthétique reclusienne.
N’ayant aucune légitimité pour parler d’histoire, j’ai contourné ce soi-disant handicap en étudiant des scientifiques-autres comme Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, ou des anthropologues anarchistes comme David Graeber. Pourtant cette science sociale, l'anarchie, est parfaite pour identifier les spasmes conflictuels du capitalisme d'hier comme ceux d'aujourd'hui !

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Mais pour compléter cette introduction avec l'Histoire, lorsque je vois des horreurs s’étaler dans les premiers rayons aguicheurs de certaines librairies, je repense à ce livre qui fut pour moi un révélateur, Les assassins de la mémoire de Pierre Vidal-Naquet.
« […] Face à un Eichmann de papier, il faut répondre par du papier. Nous sommes quelques-uns à l'avoir fait et nous le ferons encore. Ce faisant, nous ne nous plaçons pas sur le terrain où se situe notre ennemi. Nous ne le "discutons pas", nous démontons les mécanismes de ses mensonges et de ses faux, ce qui peut être méthodologiquement utile aux jeunes générations.»
Les choses étant précisées, allons sur le terrain voir comment le fascisme a plongé l’Anarchie dans un oublié de l’Histoire de la Guerre d’Espagne.
I Cette première Reclusienne dévoile l'enquête de notre camarade Thierry pour retrouver la mémoire perdue de son grand-père
Jésus Villabriga Migueliz fut assassiné le 4 octobre 1936 à Saragosse par les fascistes du Tercio de Sanjurjo au tout début de leur croisade mortuaire bénie par la très réactionnaire église espagnole !
C’est donc en compagnie de Thierry et de Xebo, le géographe reclusien valdoisien d’hier devenu aujourd'hui un euskal maisu ttipia, que nous avons lancé nos recherches sur les premières collines basques en Gipuzkoa.
C'est ici que les requetés fascistes ou les soldats navarrais du Christ-roi avaient lancé les premières attaques dès le mois d'août 1936 pour couper la frontière avec la France. Ils étaient commandés par des colonels aux ordres de ce général binoclard complètement fêlé, Mola. Il avait prévenu qu'il tuerait tous les gens qui se mettraient en travers de sa route et il a tenu parole !
Parvenus au sommet du plateau, une immensité paysagère déroulait son infinie douceur sur 360 °. Nous traversions la ligne de front d’août 1936 qui se situait entre Pikoketa, Pagogaina et Erlaitz à l'endroit même où les miliciens fidèles à la République avaient repoussé ces hordes fascistes fanatisées.

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Hélas deux jours plus tôt, le 11 août 1936, la défense de Pikoketa avait flanché car un brouillard intense avait masqué l'attaque surprise des requetés.
Et comme le binoclard Mola ne voulait pas de prisonniers, les soldats du Christ-roi assassinèrent les miliciens républicains, comme ces deux gamines de 16 et de 17 ans qui étaient venues porter le ravitaillement ou ces deux jeunes de 17 et 18 ans.
Juste rappel pour comprendre comment des êtres humains peuvent brusquement se transformer en monstres inhumains ; ça fait froid dans le dos lorsqu'on détaille la liste des fusillées de la stèle !
C’est aussi ça la banalité du fascisme qui se dissimule aujourd’hui en France sous les traits hideux d'une pseudo-respectabilité.
Notre déshérence historique avait poursuivi sa route au pied des Peñas de Haya devenues aujourd'hui Aiako Harria.
Ici aussi, un paysage de rêve dispensait des images étonnantes au-dessus d’une mer de nuages. Au loin, je repérais ma montagne préférée le Mendaur qui domine Ituren, le village natal de ma grand-mère, Juana Lanz.
De l’autre côté, on apercevait les fantômes désarticulés des jeunes miliciens morts qui hantaient encore les ruines du fort d'Erlaitz depuis 1936.

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Pour évoquer sereinement la mémoire de notre premier camarade cénétiste, Jésus Villabriga, nous avons déniché un promontoire au-dessus des cascades d'Aitzondo.
Encore un endroit de l’imaginaire à vous couper le souffle avec ce vautour fauve qui s’était posé au sommet du rocher pour vérifier que tout allait bien !
Mais avant de tourner les premières pages de cette histoire qu’allait nous raconter Thierry, on a commencé par déboucher une bonne bouteille de " Navarre ".
Après avoir trinqué à l’Utopie réaliste comme il se doit lorsqu’on est en sortie reclusienne, nous l’avons écouté évoquer la figure encore floue de son anarchiste de grand-père.Jésus Villabriga était un ouvrier syndiqué à la CNT. Il avait 32 ans, il était marié, il avait deux enfants.
Et même si Thierry a déjà entamé des recherches du côté de Sangüesa (Zangosa en basque), il progresse doucement car ce passé familial longtemps dissimulé est encore bien douloureux pour sa maman. .
Pour compléter les informations qu’il possédait, nous avons interrogé les fameux Giménologues, association spécialisée dans l'histoire autre de la Guerre d'Espagne.
Comme dans le cadre de la méthode reclusienne, on doit citer ses sources, j'indique simplement que c’est bien mon camarade Roberto de l’ACER qui m’avait vivement conseillé la lecture ou plutôt l’étude des Fils de la Nuit, réalisée par les Giménologues.
Je pensais que Jésus et ses compagnons d’infortune avaient intégré une colonne libertaire avant de se diriger vers Saragosse mais trois jours plus tard, cette hypothèse fut infirmée par les Giménologues :
« Jésus Villabriga a été fusillé le 4 octobre 1936 avec Enrique Lores Bambo, German Palacin Campaña (CNT), Primitivo Palacin Campaña (CNT), et Juan Villacampa Sanchez. Il pourrait aussi s'agir d'un des groupes de militants "de gauche" ayant gagné les collines (huidcos) pour tenter d'échapper à la répression fasciste comme ce fut le cas pour bon nombre d'adhérents de la CNT ou de l'UGT de Sangüesa. »
Quant à nous, après cette longue page d'histoire déclinée au dessus des cascades d'Aitzondo, nous avons chargé les sacs à dos.

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Et nous avons définitivement abandonné Jésus et ses compagnons près des anciennes mines avant d’aborder la très longue descente vers la colline qui domine Irún et la baie de Txingudi.
L'histoire oubliée du premier cénétiste assassiné par les fascistes s'arrêtait au niveau de l’ermitage de San Marcial.
II Cette seconde reclusienne raconte l’histoire du communiste libertaire, Isaac Puente Amestoy
Lorsque j’avais étudié la composition de l'armée basque d’Euzkadi, l’Euzko Gudaroztea constituée en octobre 1936, j’avais noté que les bataillons anarchistes de la CNT portaient les noms de figures de l’Anarchie comme Bakounine (Bakunin en basque), Malatesta, Sacco y Vanzetti, Durruti, et enfin Isaac Puente !
Et c'est en lisant le livre El médico anarquista de Francisco Fernández de Mendiola que j’avais su que le médecin Isaac Puente Amestoy avait été assassiné le 1 septembre 1936 dans le défilé de Pancorbo.
Toujours en compagnie de Thierry et de Xebo, nous avions choisi un cadre idyllique qui court le long du sentier des douaniers du Cabo Higuer ou Higer lurmuturra, jusqu’à la pointe Bioznar pour évoquer cette histoire inconnue de l'anarchie au Pays basque en 1936.

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Et c'est devant une mer déchaînée que nous avons ouvert le dossier du médecin anarchiste "Isaac Puente".
Il était né le 3 juin 1896 à Las Carreras, quartier d'Abanto-Zierbena (Biscaye).
En lisant le livre de Francisco Fernández de Mendiola, on comprend qu’Isaac Puente était un homme assez exceptionnel.
Il était aussi courageux pour avancer dans la vie avec un engagement pareil. Il aurait pu tout aussi bien choisir la voie de l’opportunisme avec l’avènement de la République.
Durant la période républicaine de 1932 à 1934, notre médecin fit même quelques séjours en prison. Il fut même accusé d'avoir fomenté un complot contre la République. Rien que ça !
Isaac Puente était alors considéré comme un docteur aux idées extrémistes, un toubib communiste par les habituelles plumes serviles.Daniel Orille, le jeune ouvrier métallurgiste, qui lui avait inspiré l’anarchie, en brosse un portrait remarquable :
« Le connaître, c'était l'aimer. Homme modeste, honnête, solidaire sans affectation et courageux avec ostentation. Tout ce qu'il avait, il l'a donné, il n'a jamais rien demandé à personne. Il croyait que tout le monde était débiteur et il ne comprenait pas que personne ne pouvait rien lui devoir. »
Dans son folleto, El Communismo Libertario, Isaac Puente écrit :
« L’obéissance réduit l’homme à l’abjection et l’autorité déforme ses sentiments.
[…] Toute l’histoire est pleine des crimes et des tortures commises par l’autorité.
[…] L’accumulation de richesse ou l’accumulation de pouvoir aux mains de quelques-uns, ne peut s’accomplir qu’en dépouillant les autres.
[…] pour empêcher la servitude, il n’y a qu’à s’opposer à l’accumulation de propriété et de pouvoir, de manière que personne ne puisse prendre au-delà de ses besoins, ni s’arroger le droit de commander son semblable. »
Enfin :
« Le communisme libertaire est l’organisation de la société sans État et sans propriété privée. Pour le réaliser, il n’est pas nécessaire de rien inventer ni de créer aucun organe social nouveau. Les noyaux d’organisation autour desquels s’organisera la vie économique future, sont déjà présents dans la société actuelle : ce sont le Syndicat et la Commune libre. »
Et si aujourd'hui même si nous sommes aujourd’hui au creux de la vague, rien ne dit que le flot ne remonte tôt au tard comme cet océan qui a parfaitement ciselé nos indestructibles paramoudras.

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Isaac Puente avait établi un programme détaillé pour parvenir au communisme libertaire.
Bien sûr, il faut lire ce document majeur de l’histoire de l’anarchie en faisant l’effort intellectuel de se projeter dans l’Espagne de 1936.
La population était alors partagée entre strates sociales extrêmement clivées.
Mais ce texte avait le mérite d’être clair car tout le monde en 1936 ne s’appelait pas Maria Zambrano ou Federica Montseny ! Il avait aussi une haute opinion de l’essence sociétale de l’Anarchie :
« Toutes les autres activités culturelles, artistiques, scientifiques, doivent rester en marge du contrôle de la collectivité et entre les mains des libres groupements mettant en œuvre les diverses passions et tendances. »
Suivi de ces remarques ô combien pertinentes comme :
« ... la journée de travail obligatoire n’épuisera pas […], la capacité de travail du producteur, il y aura place dans la vie en marge de la production contrôlée, pour une activité complètement spontanée, fruit de la joie et de l’enthousiasme, et qui trouvera en elle-même satisfaction et récompense. Dans cette production joyeuse est en germe une vie nouvelle : celle que l’anarchisme exalte et propage. »
Ce dangereux théoricien aux yeux des fascistes mais aussi praticien de l’anarchie fut assassiné par les petits soldats décervelés du dégénéré Millán-Astray !
Après ces échanges de haute tenue, il nous fallait remonter à présent vers la Tour de Santa Barbara pour achever cette histoire magnifique mais tragique de l’Anarchie en Euzkadi 36-37.

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Sans oublier de se retourner de temps à autre dans la montée pour se régaler de ce formidable paysage que les fascistes avaient décidé d’ensanglanter avant de l'asservir durant plus de quarante ans !
Jésus et Isaac furent des authentiques, c’est pour cette raison que les fascistes ne les ont pas loupés !
Tuer l’intelligence est chose aisée, il suffit de prendre une arme et de tirer.
En revanche, construire de l’intelligence en devenir est une autre tâche, bien plus difficile !
C’est celle qui est dévolue à l’Anarchie.
Certes il est difficile de ramer à contre-courant de la gangrène fasciste qui pollue l’atmosphère actuelle en France mais ce n'est pas une raison pour capituler.
Et nos deux anarcho-syndicalistes ont payé de leur vie leur engagement courageux.
Pour connaître la suite de leur histoire tragique, nous prendrons bientôt deux directions reclusiennes prioritaires, l’une vers Sangüesa/ Zangoza pour aller saluer Jésus Villabriga et ses compagnons et l’autre vers Maestu/Maeztu pour retrouver la mémoire courageuse d’Isaac Puente Amestoy.
Pour conclure ces deux reclusiennes, nous nous sommes arrêtés dans la première auberge rencontrée dans la descente de Guadalupe pour honorer une autre des qualités du médecin anarchiste. Car en effet, Isaac Puente fut aussi un formidable mendigoizale, et un sérieux alpiniste comme certains de nos copains harmonistes.
Et on n’oubliera plus ces hommes lorsqu’on traversera les montagnes basques depuis que nous avons commencé à reconstituer leur histoire.