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Ils étaient annoncés. Il ne sont pas venu. Rien moins que le Président de la République et son Premier Ministre devaient honorer de leur présence la première des deux journées du Colloque « La pensée politique de Georges Clémenceau », organisé, vendredi 20 et samedi 21 novembre, au Sénat, salle… Clemenceau. Sur le programme était annoncé « Ouverture : François Hollande » Mais aucune animation fébrile à 9h30. Et en introduction, Marcel Wormser (le fils de Georges Wormser, qui fut secrétaire du cabinet de Clemenceau, son premier biographe et son intime) indique que « Manuel Valls s’est fait excuser et regrette de ne pouvoir marquer l’actualité de la pensée, qui par bien des points, inspire son action. »
Un peu plus tard dans la matinée, c’est Jean-Noël Jeanneney (dont le grand-père, Jules, avait été sous-secrétaire d’Etat à la Guerre dans le gouvernement du Tigre, de 1917 à 1920, chargé des questions d’Alsace Lorraine à partir de 1918) qui se félicite de la nomination d’un « grand clemenciste à Matignon », laissant entendre avec humour que les « Amis de Clemenceau » n’y sont pas pour rien.
Un tel colloque, organisé sous les ors feutrés d’un des trois plus hauts-lieux de la République, avec des invités aux horizons politiques révélateurs, résonne d’une brûlante actualité. En cette année du centenaire de 1914, du 85è anniversaire du décès de Georges Clemenceau. Et du centième anniversaire de l’assassinat de Jean Jaurès. Il y eut d’ailleurs, début juillet, au même endroit, un colloque d’une petite demi-journée, consacré à Jaurès. Deux poids, deux mesures – très différentes.
C’est dire s’il n’est pas inutile de savoir ce qui se disait, en hommage à cette icône républicaine, honorée et citée à foison par François Hollande, brandie comme « modèle » par Manuel Valls. On aurait pu s’attendre à 2014 année Jaurès ; la voici muée en l’année d’un homme qui fut certes de tous les grands combats de la IIIè République, mais plus que contesté historiquement par les gauches françaises. Celui qui déclarait : « Il faut que la justice devienne la seule devise et tout le programme de la République » est aussi resté comme le « briseur de grèves » des années 1906-1909. Commencée à l’extrême gauche à l’aube de la IIIè république, la carrière républicaine de cet ardent défenseur du Capitaine Dreyfus se termine en radical à poigne, « Père la Victoire » marqué par la fameuse déclaration : « Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c'est tout un. Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre. Je fais toujours la guerre. »
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D’emblée, un constat révélateur : le colloque ne prévoyait rien sur les relations entre Clemenceau et le monde de la finance et de l’économie. Rien sur ses liens étroits, éclairants et essentiels avec les milieux d’affaires dirigeants. Liens dont l’évolution, le resserrement, permettraient de comprendre sans doute bien mieux l’évolution « radicale » de son action que de prétendues contradictions relevées pour en sourire et les absoudre d’une pirouette.
En introduction, Marcel Wormser, banquier dont le frère André a créé le premier Colloque « Clemenceau et la justice » en 1979, l’annonce clairement : « Nous ne visons pas à glorifier le grand homme », le citant avec délectation : « J’ai la gloire du refus de la gloire… J’ai passé, j’ai dit, c’est assez… Je veux être à moi-même ma seule rémunération. » Est-ce si simple ?
« Clemenceau est celui qui soustrait la patrie au contrôle de la raison… » disait de lui Jean Jaurès. Mais pour Clemenceau, Patrie et République sont synonymes. « C’est la communauté des passions » ; la patrie étant « l’espoir du progrès régit par les sentiments. » C’est par la foi républicaine que s’explique la carrière de Clemenceau. Dixit Marcel Wormser.
Débutent alors les contributions sur « Clemenceau et la République. » L’historienne Sylvie Brodziak commença par dresser le portrait d’un Clemenceau farouchement attaché à cette l’idée, qui est pour lui populaire et démocratique, d’une valeur universelle. Le jeune Clemenceau refusait le capitalisme libéral « meurtrier » (pas sûr que Manuel Valls approuve ce Clemenceau là…) et s’opposait au « chacun pour soi », lui, l’individualiste assumé qui reçut en 1917 l’appui des nationalistes et des droites libérales. Lui qui proclamait ensuite qu’il fallait « maintenir au dessus de tout la liberté de l’initiative individuelle. » Contradictions ? Evolution…
Jean-Noël Jeanneney, évoquant « Clemenceau et le Parlement », notait qu’il avait pensé un projet de décentralisation dans ses années de gouvernement de 1906-09. Dans sa contribution qui s’interrogeait sur « Clemenceau girondin ? », Samuel Tomei parle ensuite du fait que le tombeur de ministères pensait à la suppression des départements, qu’il trouvait inutiles à l’heure du chemin de fer et du télégraphe. Car Clemenceau militait bien pour une décentralisation « plus économique. » Inutile d’insister sur les résonances actuelles.
Qui était-il donc, celui qui aimait l’Angleterre et que les anglais voyaient comme un communard ? L’historien britannique David Watson évoqua d’ailleurs « Clemenceau vu par les anglais » en citant et réfutant le portrait qu’en fit Keynes, dans son livre « Les conséquences économiques de la Paix » en 1919. Il le décrit, lors des négociations du Traité de Versailles, « cynique, silencieux et à l’écart… Il pensait de la France ce que Périclès pensait d’Athènes. Mais sa politique était celle de Bismark. Il avait une illusion, la France et une désillusion, l’humanité. »
Qui était-il donc, celui qui a blagué férocement ses contemporains et que les caricaturistes n’ont guère épargné pendant cinquante ans ? Automate, ventriloque, cuisinier, camelot, assassin, oiseau de mauvais augure, médecin, duelliste, tigre ou retraité voyageur.… Une cible vivante qui ne s’en offusquait (presque) jamais . « Clemenceau, sujet de caricatures et de réclames », malicieusement évoqué par Bertrand Tillier, donnait des pistes : en fait, Clemenceau détestait ses portraits. Il craignait d’être enfermé dans une image figée, qui lui interdirait de changer de peau. Seule la photo lui paraissait acceptable – par défaut. Maillol rêvait de faire son portrait, Rodin l’a fait. Il ne lui plaisait pas : « Il m’a toujours raté ». Et devant son buste par Troubetskoy, le « Rodin russe » : « Je savais que j’avais une sale gueule, mais tout de même peut-être pas à ce point là »
Qui était-il donc, celui dont l’imaginaire pris racine, enfant, dans la geste fondatrice de la Révolution française ? Dans la maison familiale, devant les portraits de Saint-Just et de Robespierre, « mon père me disait que c’étaient des dieux. » Dans son intervention sur « Clemenceau et Jules Ferry » , Mona Ozouf rappela que l’affrontement entre les deux républicains se fit avant tout sur la Révolution Française. On connaît bien la phrase fameuse « La Révolution est un bloc dans lequel on ne peut rien retrancher » Là encore, ni Hollande ni Valls ne diraient aujourd’hui une chose pareille, eux qui préfèrent tant Clemenceau à Jaures. Alors, pensez, Saint-Just et Robespierre !
Les mots, la pensée et l’action de Clemenceau, dans les dernières décennies du XIXè siècle, sont farouchement républicains, de tendance éminemment sociale, prenant la défense des communards, des droits des ouvriers. Michel Winnock disséquait, dans son intervention à charge, « Clemenceau, la question sociale et le socialisme. » A charge – et sans nuance – contre Jaurès et le socialisme du collectivisme. C’est sans doute à ce moment que se révélait le plus le fossé qui sépare les clemencistes d’hier et d’aujourd’hui de ceux qu’ils appellent immanquablement « l’extrême gauche », soit tous ceux à gauche de Clemenceau…
Car Winnock a commencé par citer « L’Humanité » du 25 novembre 1929, lendemain de la mort de Clemenceau : « le dernier représentant politique de la petite bourgeoisie est mort. » Le lendemain : « Les titres qui méritent au vendéen défunt la gratitude de la bourgeoisie sont autant de raisons pour que les prolétaires ne s’inclinent pas devant sa dépouille. » Et l’historien d’enfoncer le clou en évoquant le champion de l’amnistie en faveur des Communards. Avant d’aborder ce « Briseur de grève », dont les communistes accablent la mémoire de Clemenceau, en lien avec les grèves de 1906-09. « Pour le moins un malentendu », d’après Michel Winnock, qui revient sur les combats militants d’un Clemenceau mettant à son programme le syndicalisme ouvrier, s’insurgeant, au moment des grèves des mineurs d’Anzin en 1884, que l’Etat soit toujours du côté du patronat.
Il était intéressant d'entendre la présentation faite de la grève des mineurs qui éclate après la catastrophe dans les mines de Courrières (plus de 1000 morts) en mars 1906. Clemenceau, qui vient d’être nommé Ministre de l’Intérieur, se rend sur place. « La grève est un droit qui ne peut vous être contesté. Vous C’est la première fois que le Gouvernement n’envoie pas de soldats. Soyez-en digne. » Quelques jours après, il envoie la troupe. 30.000 hommes… Violences. Un officier de dragons est lapidé ; des logements de non-grévistes sont saccagés. Clemenceau fait arrêter des leader de la CGT, préventivement, avant le 1er mai.
Ce que retient donc Michel Winnock, c’est la nécessité de maintenir l’ordre face aux violences contre les non-grévistes, insistant sur l’antagonisme entre « réformisme républicain » et lutte des classes. Clemenceau est présenté en rempart au collectivisme face aux grèves nombreuses de ces années (mines, viticulteurs de Montpellier en 1907, carriers de Draveil en 1908…) Pas un mot sur les ouvriers tués par l’armée, ni sur les répressions.
« La conjoncture a joué contre Clemenceau en 1906 comme en 1917 », dit-il. Il y a aussi une toute autre lecture possible : un discours de gauche avant d’être au pouvoir ; des pratiques de droite en y étant. Cela rappelle un contexte beaucoup plus actuel… De fait, dans ce colloque d’historiens les plus en vue, c’est bien une ligne idéologique qui se dégage. Celle qui est évoquée par Michel Winnock, justement, en conclusion de son intervention. S’interrogeant sur les étiquettes que l’on accole à Georges Clemenceau, social-démocrate et social-libéral, il insiste sur le fait qu’il s’agit bien de deux anachronismes historiques. Mais qui, au final, lui vont bien.
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L’ombre de Jaurès a donc plané, déformée, caricaturée, sur cette première journée de Colloque. Et avant la Table ronde qui, avec un film, clôturait la journée, la parole fut donnée à la salle pour quelques questions et interventions. Dont celle que je formulais ainsi :
Le 19 février 1919, Emile Cottin, un ouvrier charpentier libertaire, tire dix coups de revolver sur Clemenceau, qui est légèrement blessé. Le 14 mars, Cottin est condamné à mort par le conseil de guerre. Le 29 mars est rendu le verdict au procès Raoul Villain, l'assassin de Jaurès ; il est acquitté. C’est à ce moment que Clemenceau, en fin analyste politique qu’il était, déclarait : « Je ne songe jamais sans un frisson à la première, toute première cause de la victoire. Elle porte un nom dramatique !... Le meurtre de Jaurès !... Si Jaurèsn'avait pas été tué, je serais peut-être arrivé au pouvoir, mais ce dont je suis sûr, c'est que je n'y serais pas resté. J'étais debout, et je criais aux Français : Je fais la guerre ! Lui se serait traîné à genoux, sanglotant : Faisons la paix ! Le monstre ! En une séance, il m'aurait renversé ! Voilà de quoi dépend le sort d'une nation : d'un assassin ! »
Alors une question : comme nous venions d’entendre un exposé sur « Clemenceau et Ferry », n’aurait-il pas été judicieux d’en prévoir un pendant ce colloque sur « Clemenceau et Jaurès » ? Jean-Noël Jeanneney remarqua que la peine de Cottin a été commuée. Le Tigre, lui, disait : « Je n’ai pas eu la chance d’être assassiné. »
Jean-Pierre Chevènement ajouta : « Clemenceau a eu des formulations très variables à propos de Jaurès. Il a dit qu’il avait manqué pendant la guerre. Jaurès a eu beaucoup de chance d’être assassiné (sic !) ; il serait devenu ministre d’Etat. »
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Puis suivit une Table ronde qui rassemblait, en l’absence donc de Manuel Valls, trois personnalités politiques, trois anciens ministres : au côté de Jean-Pierre Chevènement il y avait deux UMP, Roselyne Bachelot-Narquin, Hervé Gaymard. Cet ancien ministre de l’Economie expliquait leur présence par ces mots : « Nous avons quelque chose de Clemenceau. » Alors que Jean-Pierre Chevènement parlait en ancien Ministre de l’Intérieur de l’ordre public, de sa mise en cause, avec l’exemple actuel du « barrage de je ne sais pas quoi… », Roselyne Bachelot-Narquin, plusieurs fois ministre, dont le frère est maire FN (mais nul n’est responsable de sa famille – sauf de sa famille politique) se demandait : « Pourquoi Clemenceau est-il encore d’actualité ? » et insistait sur le fait qu’il revendiquait les partis, qui sont d’abord pour lui « un groupement d’idées. » Ce que ne sont plus de nos jours les partis politiques, précise-t-elle. Est-ce si sûr ?
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Le programme du Colloque Clemenceau (20 et 21 novembre 2014)
http://www.herodote.net/_agenda/clemenceau.pdf (Les actes du Colloque sont à paraître.)
Manuel Valls parle de « Clemenceau le rebelle » au Rendez-vous de l’Histoire de Blois (octobre 2014)