Il n’est pas facile de convaincre de la nécessité d’une alternative à la philosophie libérale car elle est célébrée comme l’inestimable apport des Lumières. Son hégémonie a été renforcée par l’échec du communisme soviétique et n’est contestée principalement que par de nouveaux féodalismes ou des extrémismes. Outre l’évocation de ces repoussoirs, l’argument de ceux qui veulent la sauvegarder bien qu’ils reconnaissent l’étendue des méfaits perpétrés en son nom, est toujours le même : il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Ne pas jeter le libéralisme avec le néolibéralisme. Mais ce « bébé » n’est pas un angelot. C’est bien lui qui chante telle une sirène ensorceleuse, la liberté douce à nos oreilles mais toujours attendue : on est loin de voir tout un chacun en bénéficier pour accéder à une pleine émancipation ; c’est aussi cet angelot qui a libéré des démons, le néolibéralisme, le capitalisme financier et le rêve prométhéen qui nous emmènent à la catastrophe. Pour l’éviter il faut dénoncer la logique libérale, lui substituer la logique solidaire et pratiquer le convivialisme.
Les sirènes ensorceleuses de l’émancipation libérale
Les pratiques politiques qui se sont réclamées de la philosophie libérale n’ont pas établi l’émancipation universelle promise par le discours de cette philosophie politique. Elles en sont restées bien loin, malgré le Bill of Rights de 1689, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou plus récemment, la déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. Rappelons brièvement quelques-unes de leurs hypocrisies historiques.
Il faut se souvenir de l’interminable maintien jusqu’au milieu du 19ème siècle de la traite atlantique des esclaves et du caractère légal jusqu’à cette époque de l’esclavage aux Etats-Unis, un pays cependant loué pour sa démocratie par Tocqueville[1] et qui va se proclamer le chantre du libéralisme et de la liberté alors qu’y est pratiquée la ségrégation raciale jusque 1965. Il ne faut pas oublier le colonialisme qui a réservé la liberté aux occidentaux, aux blancs, avec par exemple la belle 3ème République française de Ferry qui vante les bienfaits du colonialisme et organise jusque 1930 des expositions où des Africains sont montrés en spectacle, comme dans un zoo. Les Algériens devront attendre 1962 pour être indépendants et enfin pleinement citoyens. Il faut se rappeler que le suffrage universel ne devient presque général dans les pays occidentaux coloniaux qu’au début du 20ème siècle, mais que les citoyennes de France n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1946. Les discriminations raciales sont restées générales bien après le refus du président Wilson d’inscrire, dans les accords de Versailles de la fin de la guerre 14-18, le principe de l’égalité des races alors réclamé par le Japon. Ces discriminations persistent aujourd’hui comme persistent également celles entre les sexes. Les Lumières ont bien apporté quelques éléments en matière d’émancipation des femmes mais elles subissent encore de nos jours, même dans les démocraties auto-proclamées libérales, des discriminations systématiques et même un patriarcat encore trop souvent meurtrier.
Le libéralisme, la logique libérale, ne permettent pas comme tels, de supprimer toutes ces discriminations inadmissibles. Pour y parvenir, il faut s’appuyer en premier sur une éthique de solidarité humaine qui doit amener à considérer tout être vivant comme une sœur ou un frère à travers toutes les frontières, quelles que soient la couleur de sa peau, sa religion, son orientation sexuelle…Et en outre sur une éthique de solidarité démocratique c’est-à-dire non seulement prendre soin de tout être vivant mais aussi au sein de chaque communauté et entre communautés, entrer en dialogue, en délibération, pour décider ensemble et équitablement de l’organisation de la vie commune. Pour y parvenir et éviter tout écart, il est évidemment nécessaire de recourir au droit, d’organiser la justice. Car nous sommes naturellement inégaux, et certains sont plus puissants que d’autres. L’exercice de la liberté pour être subordonné à la solidarité doit être encadré par le droit. Car il est moins que certain que le puissant pratique en tous lieux cette éthique de la solidarité humaine et de la solidarité démocratique. Bien au contraire, les quelques rappels historiques que je viens de faire montrent que le puissant continue d’écraser le faible, plus de 250 ans après les belles proclamations de la philosophie politique libérale.
Les Lumières ce n’est pas seulement l’idéal philosophique de l’émancipation individuelle qui promet à tous la liberté vis-à-vis d’un pouvoir « royal » absolu et qui fait du peuple – la collection de ceux qui étaient ses assujettis – le titulaire de la souveraineté, l’entité dépositaire du pouvoir légitime. C’est en même temps une émancipation revendiquée vis-à-vis de tout pouvoir arbitraire, comme le pouvoir religieux souvent associé jusqu’alors à celui des souverains.
Mais les Lumières c’est aussi un formidable retournement de la position de subordination de l’homme vis-à-vis de la nature.
A suivre….
[1] Alexis de Tocqueville (1835) De la démocratie en Amérique, Paris, C. Gosselin, (t1, t2, 1840).