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Billet de blog 8 mai 2022

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Avatars de l’idéal d’émancipation issu des Lumières

Pour comprendre la situation présente il faut réinterroger les principaux moments de la longue histoire mouvementée qui depuis les Lumières ont cherché à mettre en application sa promesse d’émancipation. Autant de difficiles efforts pour mobiliser massivement autour d’une vision commune. Dressons en premier la liste des cinq visions idéales ayant tenté de forger un monde « moderne », enchanteur...

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Les Lumières invitaient à quitter l’ordre du monde ancien, des intrépides s’y sont attelés, puis d’autres ont corrigé, provoqué de nouvelles transformations, et le tout a évolué jusqu’à ce système aujourd’hui globalement dominant. Tentatives d’application des visions idéales portées non seulement par l’acquis intellectuel des lumières mais aussi par de nouveaux apports philosophiques, intellectuels, politiques. Elles ont été à l’œuvre successivement et pour partie simultanément, les suivantes étant suscitées par, et destinées à corriger, ce qui paraissait les défauts et les insuffisances portés par les institutions ou les projets que les précédentes ou les autres avaient contribué ou contribuaient à mettre en place.

L’idéal d’émancipation des lumières a bien été révolutionnaire. Il est tenu pour avoir apporté la modernité. Son bilan général est clair. Il a visé et a réussi à mettre à bas des systèmes parfois millénaires, totalitaires, et obscurantistes. En ce sens, il a été promesse d’émancipation pour ceux qui ont ressenti une espérance de libération vis-à-vis de l’enserrement par les liens qui contraignaient leur vie et qui avait été le leur de générations en générations. La diffusion de cet idéal a convaincu du bien-fondé de l’usage de la raison et de la confiance qu’elle permettait dans le progrès humain, moral et scientifique.

Indubitablement il faut commencer avec un des premiers essais de mise en application de l’idéal des Lumières, celui des révolutionnaires français, avec ses succès mais aussi avec les difficultés rencontrées – au cœur d’une Europe restée pour l’essentiel féodale- pour réaliser la promesse d’émancipation. La libération vis-à-vis du totalitarisme du passé met l’accent sur la Liberté qui est au cœur de la révolution libérale et qui est la première des valeurs dites républicaines. Il faut continuer en rendant compte de la montée immédiatement concurrente de l’idéal anarchiste, bien en phase avec la nécessaire Liberté, mais qui pointe l’insuffisance d’Égalité entre tous, en raison des institutions mises en place par la révolution française. Cet idéal n’a été en fait retenu par aucune société pour guider son organisation politique, mais ici et là des mobilisations anarchistes ont fait trembler des sociétés modernisées. Le libéralisme politique, l’anarchisme vont bousculer bien des pays, bien des peuples, mais d’autres visions idéales vont surgir par la suite, qui elles aussi sont originaires de, et destinées à, divers pays, d’abord en Europe, visant à améliorer l’organisation sociale et permettre l’émancipation de toutes et de tous.

Pour poursuivre il faut rappeler l’idéal communiste de Fraternité universelle. Cet idéal se place dès sa naissance au-delà d’un cadre national, visant à la mise en commun de ce qui permet de perpétuer la vie humaine. Mais la mise en marche vers cet objectif, non pas d’un petit groupe, mais de toute l’humanité, exige une réorganisation sociale générale. Elle doit aller au-delà de la seule rupture des liens de domination féodale ciblée par le Bill of rights anglais et par la Déclaration des droits française. Il faut libérer le peuple de l’oppression par l’économie bourgeoisie qui s’est substituée à l’oppression par les privilèges de la noblesse. L’idéal communiste a attendu cent cinquante ans avant de pouvoir envisager une concrétisation, celle qu’a laissé espérer la révolution russe en 1917, espérance étendue ensuite, peu à peu, dans plusieurs pays. Cet espoir de faire naître le communisme, ici et là, a perduré environ soixante-dix ans, avant de sombrer.

Cet idéal communiste a été considéré comme la forme grandiose du socialisme, terme englobant de nombreuses autres conceptions qui se sont développées au 19ème siècle ; certaines visaient à des expérimentations à mener par de petites communautés, d’autres à tout renverser de fond en comble, ou encore à infléchir fortement l’évolution en cours dans les pays où l’idéal des Lumières se mettait en application. Là, il s’agissait de tempérer les effets de la domination toujours plus forte exercée sur le peuple par la bourgeoisie qui surfait sur l’essor scientifique et industriel au nom de la liberté, celle des marchés et de la libre contractualisation. L’idéal à poursuivre est devenu celui de la mise en place d’un État Social, autrement dit une social-démocratie. On peut repérer différentes tentatives puis une quasi-mise en application dans les pays « riches » après la crise de 1929. S’y forme un type d’organisation de la société dit État-providence (Welfare-State) qui offre à chacun l’espoir d’accroître son bien-être matériel grâce à la croissance et à un ensemble de contre-pouvoirs accordés au petit peuple au travers des syndicats, des partis politiques et des élections au suffrage universel. Toutefois, le modèle en place, comme celui des États dits socialistes (et qui espèrent le communisme), se heurte- certes moins brutalement- à des limites et s’évanouit progressivement depuis la fin des années 1980. C’est, disent alors certains, la fin de l’histoire et, de facto, on observe depuis lors une tendance générale au retour à une plus grande « pureté » du libéralisme tel qu’il était conçu avant le tournant de 1929.

Cette régression concrète éloigne évidemment de la réalisation de la promesse d’émancipation des Lumières. Certes n’est pas remis en cause le principe de l’égalité de tous à la naissance et de l’accès universel aux droits civils et politiques, c’est-à-dire à toutes les libertés et au droit de vote dans un régime démocratique. Ce retournement a été justifié par la reconfiguration mondiale technico-économique qui rendait inopérantes les mesures « keynésiennes » ou sociales et incapables de permettre la croissance et l’emploi du plus grand nombre. Quoiqu’il en soit, l’abandon plus ou moins total et progressif des interventions collectives qui corrigeaient la répartition des richesses issue de la compétition de tous contre tous a inversé la tendance qui avait été celle de la réduction de l’ampleur des inégalités et de la misère, au moins dans les pays occidentaux. Ces inégalités retrouvent des niveaux tels que réapparait un clivage fort entre des riches, des très riches et des classes populaires qu’ils dominent et qui sont de plus en plus nombreuses avec le délitement de l’État social.

L’État reste cependant assez massif, mais géré avec des méthodes d’entreprise, et ambitionnent de gérer cet État non seulement des coalitions politiques de conservateurs libéraux mais aussi des leaders de partis dit socialistes voire communistes, qui partagent avec les oligarchies économiques l’objectif d’une plus grande efficacité pour maximiser la croissance ; et à laquelle il faut essayer de faire participer le plus de travailleurs possible, pour qu’ils en récupèrent un peu de fruits : travailler plus (et plus efficacement) pour gagner plus. Les masses populaires tendent à se détourner de ce socialisme là et les ex-social-démocraties sont en crise, les populations en situation matérielle difficile étant tentées par l’extrême droite. On voit cependant pointer une vision idéale qui se cherche mais qui n’est pas connectée sur un projet explicite de meilleure émancipation individuelle et sociale. Elle alerte sur la situation dramatique de l’environnement naturel dont la dégradation est le résultat de l’activité humaine d’exploitation démesurée de la Nature. Et elle invite tout un chacun à s’en préoccuper. C’est à certains égards le dernier avatar de l’idéal d’émancipation des Lumières bien qu’il puisse sembler en opposition avec certains de ses fondements. C’est avec l’examen mis en contexte de ce qu’on peut appeler l’écologisme et de son impasse que je terminerai ce panorama.

Pour en tirer les principales leçons, ces cinq visions idéales méritent un examen un peu plus précis, ce que je vais entreprendre à suivre….

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