J’aurais pu envisager, pour évaluer cet échec à ce que toutes et tous parviennent à une véritable émancipation individuelle, de porter le regard sur l’ensemble des êtres humains en cherchant la place de chacun vis-à-vis d’un indice d’émancipation. Par exemple, une représentation dans l’inégale répartition des biens et services matériels produits par le labeur de tous permettrait de trouver un indicateur de seuil qui signifierait l’accès à l’émancipation de ceux qui sont au-delà. Ou un classement en fonction des niveaux de capabilités à la Sen, pour repérer quels sont les individus qui peuvent « véritablement jouir de la liberté de choisir le mode de vie qu’ils ont de bonnes raisons d’apprécier[1] ». J’adopte ici un point de vue plus général tenant à la perception que le projet d’émancipation individuelle – quelle que soit le contenu plus précis qu’on lui donne- rencontre un échec évident et scandaleux pour ce qui concerne deux très grandes catégories de personnes que l’on peut repérer sans mobiliser d’outil sophistiqué, statistique ou autre. Un échec pour émanciper ces personnes et qui était déjà celui d’une tentative antérieure à la promesse libérale universelle.
Les exclus les plus nombreux d’une avancée vers l’émancipation sont les femmes, dans leur quasi-totalité dans tous les pays du monde. Seule une infime minorité de femmes sur cette planète sont sur un pied d’égalité avec les hommes sans subir une quelconque domination ou discrimination. Ce n’est pas pour autant que tous les hommes peuvent être considérés comme ayant accédé à une égale dignité et à l’absence de discrimination. Pendant longtemps n’y ont eu accès, presqu’exclusivement, que des Occidentaux blancs. Aujourd’hui, dans les pays occidentaux, les personnes racisées, hommes ou femmes, subissent massivement préjudices et discriminations. Des discriminations plus larges et systématiques sévissent également dans les pays où subsistent les pratiques d’un système de caste ou d’un système équivalent.
Par ailleurs nombre de pays, devenus indépendants après avoir connu un long et pesant joug colonial, souffrent d’une domination économique de la part des pays les plus industrialisés dont celle des Etats occidentaux. Cela entraîne pour l’ensemble de leur population une discrimination de fait vis-à-vis des populations des pays « riches » par exemple aujourd’hui pour l’accès à la lutte contre la covid. Cette exclusion d’une partie de la population du traitement égalitaire universaliste est ancienne, mais elle a été amplifiée par la mise en œuvre généralisée de l’esprit du capitalisme, un esprit lui-même antérieur à la montée en puissance de la pensée libérale, mais que celle-ci a libéré de toute entrave.
Cet universalisme tronqué s’est en outre empêtré dans une mondialisation de marché qui n’a pas trouvé, loin s’en faut, un équivalent politique. Bien au contraire, la pensée libérale nourrie des Lumières a suscité l’essor des nationalismes, forme modernisée des tribalismes ancestraux et source de relations belliqueuses plutôt que pacifiques. On est aux antipodes d’une éthique de solidarité humaine – nécessairement inclusive- et d’un esprit de solidarité démocratique universelle entre tous les êtres humains.
Ces apories de l’universalisme adopté par la pensée libérale sont des réalités qui préexistent aux Lumières. Leur persistance voire leur extension constituent l’échec, ou l’inaccomplissement du renversement de pensée qu’a constitué la Renaissance européenne au 15ème /16ème siècle qui fit naître l’humanisme et le rêve d’un monde en paix universelle entre tous les congénères de l’espèce humaine.
La révolution humaniste de la Renaissance.
La Renaissance est née au Quattrocento – les années 1400- en Italie, dont le grand public ne retient souvent que le renouveau des arts et des lettres, associé à celui des sciences, le tout symbolisé par Léonard de Vinci (1452-1519), sa Mona Lisa tout autant que son projet d’aéronef. Mais il y a aussi son illustration de l’homme de Vitruve qui traduit explicitement le changement que la Renaissance apporte dans la conception du monde. Adieu le naturalisme d’Aristote et la mécanique sur laquelle l’homme n’a pas prise mais que la théologie chrétienne attache à la transcendance divine. Après l’Italie, c’est au 16ème siècle l’Europe entière qui entre en Renaissance. L’homme devient le centre et la mesure de toute chose. La pensée européenne est bousculée par des faits bouleversants : le voyage de Colomb (1492) puis ceux de ses successeurs lui donnent à connaître des êtres humains aux mœurs étranges et lui livrent l’expérience concrète de la sphéricité de la Terre, une Terre que la révolution Copernicienne (1543) réduit au statut d’une des planètes tournant autour du soleil, au lieu d’être le centre du monde.
C’est, pour ceux qui en prennent conscience, l’avènement d’une humanité planétaire, une et universelle. Certes de très nombreux groupes humains continueront longtemps, certains jusqu’à aujourd’hui, à ne considérer qu’une fraction de ce tout, et resteront sans adopter ce point de vue humaniste universaliste qui naît alors. Erasme de Rotterdam (1469-1536), qui fut dénommé prince des humanistes, dialogue à travers toute l’Europe avec les têtes couronnées et tous les grands penseurs de son temps et se dit citoyen de l’univers. Son ami anglais Thomas More (1478-1535) expose avec L’Utopie (1516) ce que pourrait être une communauté égalitaire et solidaire, sans propriété individuelle. Mais patriarcale.
Michel de Montaigne (1533- 1592) a fait paraître à partir de 1572, des Essais, corrigés, peaufinés jusqu’à sa mort et dont la dernière édition, posthume, a été réalisée par sa fille d’alliance, Marie de Gournay. Cette femme de lettres, philosophe et féministe, a publié en 1622 un ouvrage intitulé Egalité des hommes et des femmes. Sans beaucoup de succès et sans équivalent car l’universalisme des humanistes est bien abstrait et ils n’ont pas brillé par leur soutien à l’émancipation des femmes.
Montaigne est certainement l’un des rares que l’on peut citer pour montrer qu’il y était favorable malgré un environnement très patriarcal. Il affirme par exemple que « les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie du monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles ». Et il précise[2], en s’appuyant sur la conception de la cité idéale de Platon « je dis que les mâles et les femelles sont jetés dans un même moule : à part l’éducation et la coutume, la différence entre eux n’est pas grande. Platon appelle les uns et les autres, sans discrimination, à la communauté de toutes études, de tous exercices, de toutes charges et professions de guerre et de paix, dans sa république. Antisthène, lui aussi supprimait toute distinction entre leur vertu et la nôtre ». Montaigne est sur ce point en butte à l’esprit de son temps, où, de manière générale, l’homme ne consent pas à reconnaître dans la femme son égale.
Montaigne montre aussi son humanisme universel en dénonçant – certes sans engager là non plus un combat contre l’opinion dominante- l’accusation de barbarie à l’égard des amérindiens, qui excuserait en quelque sorte les crimes inexpiables que l’Espagne, l’Europe a commis en Amérique. A été déniée aux Indiens leur humanité. Leur massacre, leur mauvais traitement et leur exploitation ont été poursuivies, malgré les harangues incessantes d’un Bartolomé de Las Casas (1484 ? – 1566). Montaigne écrit « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas dans ses coutumes » et il ajoute en commentant les férocités rapportées sur les amérindiens « Nous pouvons donc bien appeler ces hommes barbares eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie[3] ». C’est que Montaigne a en particulier vécu les guerres de religion, impliqué qu’il a été dans les efforts de négociations entre camps opposés, il est également contemporain du massacre de la Saint Barthélémy en 1572 et a vécu en habitué critique les pratiques de tortures légales par les tribunaux et par l’inquisition.
Ce bref rappel montre que l’humanisme de la Renaissance[4], n’a finalement apporté qu’un universalisme abstrait qui concrètement a laissé à l’écart de l’humanité pleine et épanouie, les femmes et « les races inférieures ». Deux siècles plus tard, les Lumières ne feront pas mieux. Au temps de la Révolution Française, Olympe de Gouges (1748-1793) se montrera en vain une ardente militante de l’égalité des femmes, de la fin de l’esclavage et de la traite des noirs. Là encore, sans suite. Elle tombera même dans l’oubli jusqu’après la deuxième guerre mondiale.
Les Lumières ne permettront pas non plus de suivre l’avertissement qu’un François Rabelais (1483-94, 1553) introduisait dans la lettre de Pantagruel (1532) à Gargantua « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». La science va prendre son essor pour elle-même, poussant au plus haut degré l’avancée des connaissances, l’absence de limites menant à mettre en péril notre humanité. En ce domaine la prise de conscience de l’être humain comme sujet capable d’agir sur le monde et de le connaître a été une révolution de la pensée produisant des effets considérables. Pourquoi n’a-t-il pas été possible que l’universalité de la pensée de l’humain se traduise par l’application générale de l’approche exprimée de différentes façons par Montaigne, refusant toute discrimination tant vis-à-vis des femmes que vis-à-vis des autres nations ? Citons le, par exemple lorsque – employant le terme « homme » au sens d’« être humain », sans distinction de sexe ou de nationalité - il affirme « j'estime tous les hommes mes compatriotes, et j’embrasse un Polonais comme un Français, en faisant passer ces liens nationaux après les liens universels et communs [à tous les hommes] » ou encore, « Chaque homme porte [en lui] la forme entière, de la condition humaine[5] » ? Montaigne pointe là que si la composition du monde en nations est un bienfait du potentiel de la diversité humaine, l'humanisme universaliste est incompatible avec la perversion qu'apporterait la montée des nationalismes.
A suivre…
[1] Amartya Sen (1996) Inequality Reexamined, Cambridge, Harvard University Press.
[2] Montaigne (2009) Les Essais – en français moderne, Paris, Gallimard, p. 1033 et 1087.
[3] Montaigne, op.cit., p. 255 et p. 261.
[4] Je n’ai pas la prétention d’avoir présenté ici un panorama complet des personnages et des idées qui ont marqué la pensée à l’époque de la Renaissance. J’ai puisé ce qui sert l’analyse du thème traité.
[5] Montaigne, op.cit., p. 1176-77 et p. 975.