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Billet de blog 15 février 2022

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De l’accélération à la convivialité (Illich) -2

L’accélération mine nos sociétés, notre humanité, en raison d’outils de trop grande taille, trop nombreux, trop vite obsolescents. Illich a décrit, dans un ouvrage de 1973, les multiples composantes du gigantesque défi à relever pour instaurer une société conviviale. Son diagnostic a gardé toute sa pertinence et il est urgent de mettre en chantier la reconstruction conviviale qu’il propose.

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Le remède

La reconstruction conviviale[1]

Le remède que propose Illich pour échapper à l’accélération destructrice du corps social est de mettre en chantier une reconstruction conviviale. Il s’agit selon lui[2], de retrouver une situation où l’homéostase est rétablie ce qui caractérisera une société conviviale. Pour cela Illich identifie un préalable et trois conditions nécessaires pour combattre les six fléaux qui sont en train de détruire notre humanité. Tandis que la lutte à mener fait face à trois blocages.

(A) Le préalable est de nature politique. Pour Illich il convient de réaliser l’inversion à la racine de nos procédures de fonctionnement – révolution pour lui plus profonde que celle de la redistribution de propriété et de pouvoir souvent proposées - selon trois principes :

« (a) un conflit soulevé par une personne est légitime.

(b) la dialectique de l’histoire a le pas sur les processus présents de décision

(c) le recours à la population, à des pairs choisis entre égaux, scelle les décisions communautaires (p.75). »

(B) Les trois conditions sont de l’ordre d’une prise de conscience morale :

(i) Il est indispensable de reconnaître pleinement la profondeur du désastre et d’« établir par accord politique, une autolimitation (p. 153) ».

(ii) Il faut « que les gens saisissent qu’ils seraient plus heureux s’ils pouvaient travailler ensemble et prendre soin l’un de l’autre (p. 77) ».

(iii) Est nécessaire « la reconnaissance du caractère destructeur de l'impérialisme politique [les expansions nationalistes], économique [le déploiement des sociétés multinationales] et technique [la technocratie] (p.71) ».

(C) Les six fléaux à combattre sont les suivants :

(i) La dégradation de l’environnement qui en est au point où il peut être rendu inhabitable (p.76-79).

(ii) Le monopole radical (p. 79-88) exercé par de plus en plus de produits industriels. Illich emploie ce terme de monopole radical pour caractériser le fait que des outils super-efficients proposés par l’industrie renversent le rapport entre ce que les gens peuvent faire par eux-mêmes pour satisfaire un besoin et ce qu’ils peuvent tirer de l’emploi d’un objet industriel. Il cite l’exemple du monopole radical de la voiture automobile à Los Angeles où la ville a été façonnée pour écarter le transport à pied ou à bicyclette.

(iii) La sur-programmation (p. 57-67) est un fléau qui confine à une sorte de totalitarisme me semble-t-il, réduisant les hommes à des rouages, mais ce n’est pas le vocabulaire employé par Illich (il parle de « fascisme techno-bureaucratique (p. 145) »). Il dénonce ce qui tend à sur-outiller l’homme pour qu’il s’adapte à la société de production super-efficiente. Est en question l’équilibre du savoir entre d’une part celui qui provient de relations créatives entre l’homme et son environnement et qui est l’effet des nœuds de relations qui s’établissent spontanément entre des personnes, comme l’apprentissage de la langue maternelle. D’autre part le savoir réifié de l’homme agi par son milieu outillé et qui est le fait d’un dressage intentionnel et programmé comme l’ingestion des mathématiques à l’école. Cette programmation est devenue excessive, « transformant le monde en un centre de traitement où les gens sont en permanence enseignés, socialisés, normalisés, testés et réformés[3] ».

(iv) La polarisation et la concentration du pouvoir (101-108). « Sous la poussée de la méga-machine en expansion, le pouvoir de décider du destin de tous se concentre entre les mains de quelques-uns. […] Jamais l’outil n’a été aussi puissant. Et jamais il n’a été à ce point accaparé par une élite (102 et 105). » Derrière elle, dont sont membres par exemple les cadres d’entreprises dans les industries de pointe, courent les autres « répartis en une variété de classes « inférieures » : les sous-éduqués, les femmes, [les colorés], les homosexuels, les jeunes, les vieux etc. ». Illich dénonce la montée inhérente des inégalités au sein des pays et entre les pays industriels et le Tiers monde. Il précise que combattre ce fléau, n’est pas essayer de monter dans la hiérarchie, de gagner plus ou de se substituer au pouvoir en place « un tel pouvoir serait au plus celui de mieux gérer une croissance qui grâce à ces changements continuerait comme avant (p. 107) ». Pour Illich, il faut rompre avec le mode de production dominant car « une société, pour être viable, doit [en] faire coexister […] une pluralité [et ce qu’il faut exiger c’est] un travail également créatif pour chacun [ce qui suppose] une structure de production qui protège l’égale répartition du pouvoir (p. 108). »

(v) L’obsolescence ou l’usure programmée (108-113). On est ici au plus près du moteur de l’accélération. « Dans le schéma actuel d’obsolescence à grande échelle, quelques centres de prises de décisions d’entreprises privées imposent des innovations que l’ensemble de la société doit adopter[4], privant les communautés de base de [pouvoir] choisir leurs lendemains. De ce fait l’outil impose la direction et le rythme de l’innovation » ainsi que l’accélération du changement qui « menace de déraciner l’espèce humaine (p. 114) ».

(vi) La frustration ou l’insatisfaction (p. 114 -122). Illich souligne un dysfonctionnement qu’il dit plus subtil de l’outil qui est la perversion de son usage. « Lorsque l’outil asservit la fin qu’il devait servir, l’usager devient la proie d’une profonde insatisfaction. S’il ne lâche pas l’outil - ou si l’outil ne le lâche plus- il devient fou. […] Le rocher de Sisyphe est l’outil perverti ». Illich illustre son raisonnement avec le véhicule rapide immobilisé dans les embouteillages et ironise « le comble est que dans une société où ce type d’activité est la règle, on forme les hommes à rivaliser entre eux pour conquérir le droit de se frustrer eux-mêmes. Mus pas la rivalité, aveuglés par le désir, c’est à qui parmi eux sera le premier intoxiqué à l’outil (p. 117-118) ».

(D) Les trois blocages[5]

Pour mener la lutte contre ces six fléaux, il faut non seulement accomplir la démarche préalable et remplir les trois conditions nécessaires mais aussi parvenir à dépasser trois blocages qui nous font perdre le sens de nos actions.

(i) L‘idolâtrie de la science

« Nourrie du mythe de la science, la société abandonne même aux experts le soin de fixer les limites de la croissance. Or une telle délégation de pouvoir détruit le fonctionnement politique ; à la parole comme mesure de toutes choses, elle substitue l’obéissance à un mythe (p. 127) et finalement légitime en quelque sorte les expériences conduites sur des hommes. »

(ii) La perversion du langage

Pour Illich (p. 130 et 132) « le langage réfléchit la matérialisation de la conscience. […] Le glissement fonctionnel du verbe au substantif souligne l’appauvrissement de l’imagination sociale […] « Dans une société où le langage s’est substantivé, les prédicats sont formulés en termes de lutte contre la rareté dans le cadre concurrentiel « Je veux apprendre » devient  « je veux acquérir une éducation ». La décision d’agir et remplacé par la demande d’un billet à la loterie scolaire [un diplôme…]. A l’insistance sur le droit d’agir, on substitue l’insistance sur le droit d’avoir ».

(iii) La dégradation du droit

« Avec l’idolâtrie de la science et la corruption du langage, cette dégradation du droit est un obstacle majeur au réoutillage de la société. On comprend qu’une autre société est possible quand on parvient à l’exprimer clairement. On provoque son apparition quand on découvre le procédé par lequel la société présente prend ses décisions. […]. La bureaucratie du Droit s’est alliée à celles de l’idéologie et du bien-être général, pour défendre la croissance de l’outil. Bientôt ce sera à l’ordinateur de décider des idées, des lois et des techniques indispensables à la croissance. » Au contraire il faut que nous nous mettions « d’accord sur une procédure efficace, durable et conviviale, afin de contrôler les outils sociaux (p. 134-135). ».

Illich conclut sur ce point « S’agissant du Droit, comme du savoir et du langage, c’est à la structure régissant en profondeur la répartition du sens que nous nous attachons. C’est du plein recouvrement et du libre usage de cette structure que dépend l’éveil des forces capables de transfigurer « l’alliance pour le progrès (p. 137) ».

Épilogue

Illich diagnostique avec l’accélération excessive du changement, une rupture radicale de l’équilibre millénaire de la relation entre l’homme, l’outil et la société ; il présente une liste vaste et documentée de tout ce qu’il faudrait réformer, dépasser, remplacer pour y remédier en établissant une société conviviale. Il pose ainsi les termes d’un gigantesque défi sans laisser beaucoup d’indices sur les moyens permettant d'y répondre. Son pronostic sur le devenir de l’humanité est plutôt pessimiste.

(i) Il conjecture, dit-il, l’aggravation de la crise et « l’effondrement général du mode industriel de production […] Un évènement imprévisible et probablement mineur servira de détonateur à la crise. [...] A l’heure actuelle, on essaye de boucher les failles de chaque système. Aucun remède ne marche, mais on a encore les moyens de tous se les offrir, l’un après l’autre […mais] le coût du statu quo monte en flèche (p. 147-149) ».

(ii) Illich ne se réfère pas au vers souvent cité de Hölderlin « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » mais adopte une position qui l’illustre « l’évènement catastrophique peut être la fin de la civilisation politique ou même de l’espèce « homme ». Ce peut être aussi la Grande Crise, c’est-à-dire l’occasion d’un choix sans précédent […] A l’heure du désastre, la catastrophe se transformera en crise si un groupe de gens lucides gardant leur sang-froid sait inspirer confiance à ses concitoyens. Leur crédibilité dépendra de leur habileté à démontrer qu’il est non seulement nécessaire mais possible d’instaurer une société conviviale (p. 151 -152). »

(iii) « Une crise généralisée ouvre la voie à une reconstruction de la société [conviviale, mais] la même crise générale peut asseoir […] le pouvoir de prescrire le bien-être au despotisme technobureaucratique et à l’orthodoxie idéologique ». Illich est conscient que ceux qui lutteront pour cette reconstruction vivront des moments dramatiques et, écrit-il, « l’angoisse me ronge quand je vois que notre seul pouvoir pour endiguer le flot mortel tient dans le mot ou plus exactement le verbe, venu à nous et trouvé dans notre histoire. Seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en reconstruction conviviale (p. 156 – 157). »

Cinquante après que ses idées ont été exposées à la discussion, les maux qui gangrènent nos sociétés se sont aggravés et la tendance générale de l’évolution de notre humanité ne s’est pas infléchie dans le sens proposé par Illich[6]. Tout reste à faire.

[1] Sur cette idée d’Illich j’ai incité à imaginer comment faire passer les sociétés d’un objectif de croissance à un objectif de convivialité. Des premières réflexions a été tiré un ouvrage (Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret (2011) De la convivialité – Dialogues sur la société conviviale à venir, Paris, La Découverte).  Elles ont été poursuivies avec le mouvement convivialiste emmené par Alain Caillé. J’ai organisé dans ce cadre un nouveau colloque dont est issu un autre ouvrage : Marc Humbert (dir.) (2017) Reconstuction de la société- Analyses convivialistes, Rennes, PUR.

[2] Mes citations sont tirées de Ivan Illich (1973) La convivialité, Paris, La découverte et quelquefois de l’original anglais (réimpression de 2009), Ivan Illich (1973) Tools for Conviviality, London, Marion Boyars Publishers.

[3] Ma traduction du texte de la version anglaise, p. 76.

[4] Jusqu’ici, texte anglais p. 73 puis version française (p. 109).

[5] Ceci correspond à l’avant-dernier chapitre presque totalement nouveau en version française.

[6]Je n’ai pas repris sa préconisation de ralentir la croissance démographique, de fait divisée par deux, de 2% en 1970 à 1% aujourd’hui.

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