L’humanité n’est pas une espèce d’individus isolés à l’image de Robinson sur son île
Un processus culturel mené à bien par quelques espèces d’hominidés les a transformées en espèces humaines voici, à ce que l’on pense en savoir aujourd’hui, environ 300 000 ans. Il ne reste plus qu’une seule de ces espèces, la nôtre, que nous appelons homo sapiens[1]. Depuis les origines, notre situation anthropologique a peu changé au regard de nombreux points de vue. Ainsi quand Edgar Morin[2] souligne l’importance pour l’humanité de la trinité [individu – espèce – société], il permet de repérer des invariants universels.
Cette trinité exprime des relations récursives entre ses trois constituants. L’humain caractérise une espèce biologique constituée par des individus qui disposent tous des caractéristiques propres à l’espèce. L’humain est également social – les individus humains vivent en groupe, ils agissent et interagissent, formant « société ». Il n’y a pas eu un état originel de nature où les individus auraient vécu isolés, comme Robinson sur son île. L’individuel ne peut être détaché du social, ces deux dimensions étant fondamentalement liées à la dimension biologique qui est celle de l’espèce. Morin nous incite à prendre en compte la récursivité de chacun des trois constituants sur les deux autres.
L’espèce est présente dans chaque individu doté d’un patrimoine génétique commun à l’ensemble des membres de l’espèce ce qui fait que tous les individus ont un fonctionnement organique proche, car ils disposent du même type de cellules, d’organes, cerveau inclus, ils sont producteurs d’artefacts, d’idées ils communiquant et interagissant entre eux. Les individus se reproduisent et ce faisant produisent l’espèce : « l’individu est donc à la fois produit par, et producteur de, l’espèce ». L’individu naît de l’existence préalable d’un groupe qui l’accueille et le forme, en lui inculquant le langage spécifique à ce groupe, à cette société, et en l’éduquant à suivre les normes propres à ce groupe, à son milieu de vie. Mais ce sont les actions et interactions des individus qui forgent les caractéristiques et les normes de la société.
Claude Lefort (1978) souligne qu’individu et société sont ainsi mutuellement transcendants, ce qui revient à dire qu’ils se fondent mutuellement et que ni l’un ni l’autre ne peut être tenu comme le pôle déterminant. Normes sociales et comportements individuels sont dans le même temps encadrés par les caractéristiques de l’espèce et par les relations typiques entretenues par elle avec le milieu naturel. Mais là encore les individus et les sociétés dans leurs actions font évoluer ces caractéristiques et ces relations. D’abord constituée de groupes nomades, chasseurs collecteurs, l’humanité après être entrée en agriculture et en élevage, a exercé peu à peu une pression toujours plus considérable sur la nature à tel point que l’on parle aujourd’hui d’Anthropocène.
Pour apprécier les implications de cette réalité trinitaire, il faut commencer par bien comprendre ce qu’est l’être humain – question que ne se sont pas vraiment posée les humanistes de la Renaissance. Quel que soit le groupe où il apparaît, quel qu’en soit le lieu, l’être humain, sujet individuel ayant soif de vivre, d’exister, affirme son Je comme centre du monde, par un égocentrisme vital. Mais il ne peut exister sans le Tu, sans l’autre dans le regard duquel il existe, l’autre qui, par le fait de le reconnaître, le fait naître pleinement. Et avec lequel il fait un Nous, nous dans lequel il ne doit pas se dissoudre ce qui se ferait au péril du maintien de l’autonomie de son Je.
Martin Buber[3] a été l’un des premiers à souligner l’attitude relationnelle fondamentale avec l’autre, en travaillant l’expression Je-Tu. La réciprocité interindividuelle est essentielle pour l’être humain. Au-delà de l’interindividuel constitutif immédiat de l’être humain, il faut comprendre comment un ensemble d’êtres humains peuvent faire groupe, faire société, faire Nous. C’est-à-dire comme peut se stabiliser dans le temps un groupe d’individus sans que les rivalités et des violences internes ne le menacent d’explosion et comment chaque groupe peut cohabiter, avec d’autres groupes d’individus, dans cet ensemble plus vaste que constitue l’espèce.
La violence entre humains conjurée par des alliances sexuées pérennisant les groupes
La violence n’a pas cessé de traverser nos sociétés et savoir comment la contenir est une question récurrente dans l’histoire de l’humanité depuis les origines. Aujourd’hui plus encore peut-être que dans le passé, la violence semble capable, sous différentes formes, de faire disparaître notre humanité de la planète. Cette violence originelle va au-delà de celle que l’on trouve aussi dans les groupes et entre groupes de grands singes qui sont assez proches de nos lointains ancêtres pré-humains. La différence tient peut-être à ce qu’elle nait et doit se gérer entre êtres humains dans un contexte où les interactions se produisent avec un langage et une culture qui sont devenus bien plus complexes. La conscience humaine sophistiquée de n’être soi que par l’autre, conduit en même temps à pouvoir percevoir l’autre comme potentielle « cause d’un empêchement à être[4] » qui peut déclencher un sentiment de haine violente. Et par ailleurs les outils au service de la violence sont devenus de plus en plus sophistiqués et dévastateurs.
Pour faire de ses ennemis des alliés, le meilleur moyen qu’ont trouvé les peuples premiers a été de recourir à une alliance sexuée au sens où elle repose sur l’organisation de mariages. Claude Lévi-Strauss[5] a montré de manière désormais incontestée l’universalité de la règle de l’exogamie ou de la prohibition de l’inceste. Pour que le groupe social, pour que la vie de l’humanité se perpétue, la contrainte de l’espèce oblige à différencier les individus en deux grands groupes, celui des femmes et celui des hommes, car il faut un ovule féminin et un spermatozoïde masculin pour que puisse naître un nouvel individu. Le rapprochement d’une femme et d’un homme est nécessaire mais les couples doivent se former hors de leur famille biologique. L’obligation d’alliance – qui est aussi obligation de réciprocité- entre groupes ennemis, est un moyen de préserver la paix. Vue de manière positive, selon Marcel Hénaff[6], cela permet de « recevoir d’autrui, ce que l’on attend le plus pour soi, à savoir la continuation de la vie […] L’espèce veut seulement le renouvellement de la vie. L’alliance fait de cette nécessité la naissance institutionnelle du groupe. On a là le cœur de la politeia ».
C’est-à-dire de la pérennisation du groupement humain, de la société comme res publica, qui se constitue en formant le lien politique institutionnel de reconnaissance publique par un pacte, par une alliance. Pour se lancer dans une telle alliance réciproque et pérenne, les partenaires s’engagent symboliquement dans la logique du « don », une triple obligation de donner-recevoir-rendre au sens de Mauss[7] qui, ayant mis cette règle générale en évidence bien avant l’apport de Lévi Strauss, n’avait pu considérer « que l’alliance exogamique en constituait la forme la plus complète et la plus forte[8] ».
La subordination des femmes
Il faut souligner que ce processus constitutif, commun à toutes les sociétés humaines et qui en font des sociétés politiques, s’accomplit, comme l’ont confirmé tous les anthropologues, en donnant universellement une place à la fois cruciale et subordonnée aux femmes. Ce sont elles qui sont l’objet d’échanges lors de l’alliance constitutive car universellement « les femmes ont été tenues pour le bien le plus nécessaire à la survie du groupe ». Ceci en raison d’une contrainte biologique préalable, certainement perçue comme un scandale, à savoir que « les femmes font leurs filles alors que les hommes ne peuvent faire leurs fils ». On ne peut imaginer que se reproduisent des sociétés faites exclusivement d’hommes, en revanche il semble qu’il faille moins de correctifs pour qu’une société de femmes se reproduise.
C’est pour parer à cet empêchement potentiel à être, à se reproduire, que les hommes ont exercé domination et violence sur les femmes et ont gardé la haute main sur la filiation, jusqu’à nos jours (voir F. Héritier[9]). Il est même possible d’ajouter que pour être sûr que la procréation ait lieu, les normes des sociétés imposent une coopération par une assignation sexuée de certaines tâches – au-delà de la spécialisation biologique de la grossesse, de l’accouchement et de l’allaitement- qui interdit à chacun des sexes de mener celles assignées à l’autre. Mais, là, pas d’universalité, comme l’a bien montré Margaret Mead[10], ce qui est une tâche réputée masculine ici peut être féminine là-bas.
Mais il reste que ce qui est en quelque sorte euphémisée par l’expression de « valence différentielle des sexes » (F. Héritier) constitue bien une discrimination et une infériorité reproduites d’âge en âge, et jusqu’à nos jours, de la femme vis-à-vis de l’homme. En effet jamais, nulle part la femme n’a été l’égale de l’homme et en particulier il n’y a jamais eu de société matriarcale. Quelques-unes ont été matrilinéaires, quelques-unes ont autorisé aux femmes des activités guerrières et de chasse, mais jamais elles n’ont été dirigées par des femmes. Dit autrement, il est inexact de laisser croire que ce seraient la transformation libérale, l’explosion du capitalisme et le mythe du développement qui auraient fait muter les sociétés vers le patriarcat.
En revanche la naissance du salariat et l’essor de la civilisation industrielle ont bouleversé la répartition sexuée des tâches et multiplié les lieux d’inégalités dans les activités économiques nouvelles. En outre, la transformation-destruction de l’environnement a inclus celle de l’espace dans lequel les femmes pouvaient exercer une certaine autonomie, en particulier dans leur relation avec les territoires et la nature comme le montre Vandana Shiva[11]. Mais les sociétés primaires n’ont pas été et ne sont pas des sociétés où les hommes considèrent les femmes comme leur égal et où le pouvoir est partagé solidairement entre tous, sans discrimination sexuée. Même dans les sociétés archaïques de chasseurs-collecteurs où il pouvait régner une sorte d’associationnisme libre sans « Etat », voire une monnaie fonctionnant comme un commun, l’interdépendance ne signifie ni « un fonctionnement démocratique » avec un partage équitable du pouvoir ni l’absence des règles d’alliance qui perpétuent la position subordonnée des femmes[12].
La leçon provisoire de ce qui précède est que pour en finir avec cette discrimination et cette subordination subies par les femmes, il faudra réussir un changement qui touche aux racines de notre humanité, c’est-à-dire une véritable mutation de l’humanité elle-même, telle qu’elle a été depuis 300 000 ans. C’est indispensable pour accomplir le souhait d’universalisme qui bute sur un autre écueil formidable, celui du nationalisme, lequel puise également ses racines dans un passé très lointain.
A suivre…
[1] Les espèces homo ont été qualifiées d’humaines à partir notamment de leur pratique de sépultures organisées qui semble liée à celle d’un langage et d’une vie sociale complexes, faite d’activités concrètes réfléchies et d’activités symboliques partagées. La mort est l’une des limites que tous les groupes de notre espèce se sont essayés chacun à leur manière de conjurer en imaginant toute une symbolique autour de leurs défunts.
[2] Voir par exemple Edgar Morin (2015) L’Aventure de La Méthode, Paris ; Le Seuil,
[3] Martin Buber (1923) traduction française Martin Buber (2012) Je et tu, Paris, Aubier.
[4]François Flahault (2020) « Le douloureux écart entre ce qui est et ce qui devrait être », Revue du Mauss, n° 55, 1er semestre, p. 227 – 239. Le passage cité se trouve p.238.
[5] Claude Lévi-Strauss (1949 Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF.
[6] Marcel Hénaff (2020) « Lien social, lien politique : alliance, violence, reconnaissance », Revue du Mauss, n° 55, 1er semestre, p. 329- 346, Cité ici p.334-335.
[7] Marcel Mauss (1872- 1950) a écrit en 1924 : « Essai sur le don – forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques »
, texte repris dans Marcel Mauss (1950) Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF.
[8] Marcel Hénaff, op. cit., p. 336.
[9] Françoise Héritier (1996) Masculin / Féminin - La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob et Françoise Héritier (2002) Masculin / Féminin II – Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob. Citation ici du vol. II, p. 20 et 23.
[10] Margaret Mead (1963) Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon.
[11] Vandana Shiva (2016) Staying Alive- Women, Ecology and Development, Berkeley, North Atlantic Books.
[12] Voir Jean-Michel Servet (2020) « Les origines de la monnaie comme « commun » », Etudes Celtiques, Vol XLVI, p. 257-270.