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Billet de blog 5 septembre 2017

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Gabon : Le musicien Kaki Disco et la célébration dionysiaque du corps

L’oriengo, "inventé" par Kaki Disco, est une danse qui a su transformer le geste claudicant en une signature esthétique. A la manière des danseurs hip-hop, les handicapés gabonais de l’oriengo jouent avec leur corps, proposent au public des postures variées et spectaculaires en exécutant des pirouettes avec leurs bras et leurs jambes.

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Dans un chapitre de mon dernier ouvrage, Méditations senghoriennes : vers une ontologie des régimes esthétiques afro-diasporiques, j’ai proposé une analyse sommaire de la danse oriengo, ce qui était aussi un hommage à son inventeur Kaki Disco :

Pages 180-81, on peut lire : 

« Au sujet de la vitalité gestuelle des arts populaires afri­cains, nous allons examiner deux danses contemporaines du Gabon : l’oriengo et le djazzé (déformation du mot jazz). A première vue, l’’oriengo serait une variante du soukouss congolais, lui-même déri­vé de la danse traditionnelle kwasa-kwasa. Quant au djazzé, il semble plutôt une adaptation de la danse populaire ghanéenne azonto, à laquelle l’on a adjoint des chorégraphies hip-hop. A propos de l’oriengo, la légende rapporte qu’un han­di­capé physique aimait les bars populaires et se trouva désem­paré le jour où il fut privé de sa canne. Il s’agrippa alors à un arbre pour s’en servir comme sup­port. Quelqu’un l’avait re­joint, avait posé les mains sur ses hanches, puis une chaîne s’était formée derrière le danseur. L’oriengo serait donc né d’une impro­visation individuelle et collective. Au­jourd’hui, cette danse connaît un franc succès dans les clubs pari­siens bien que les contorsions lascives de sa gestuelle aient été ex­purgées sous l’influence de l’esprit pudibond des sociétés euro­péennes où elle s’exécute désormais par simple balan­cement des jambes et par des pirouettes stéréotypées.

Une belle démonstration de la danse oriengo est visible sur Youtube à travers un vidéo-clip tourné au Gabon — « Petit modèle » du chanteur Kaki Disco. Le film montre en arrière-plan un arbre dressé sur des racines ramifiées. L’arbre a valeur de témoi­gnage historique. Il rappelle le contexte dans lequel la danse oriengo serait apparue. Il recouvre aussi un sens méto­nymique car les mouvements chaloupés des danseurs épousent et décrivent les mêmes courbes que les racines. Les corps en deviennent le prolon­gement grâce à la magie de l’art. On remarque aussi la présence de deux handi­capés physiques dans le clip. Ceux-ci parviennent à sur­monter les limites de leur mobilité grâce à une extraordinaire performance. Ils sub­vertissent le geste claudicant, lequel cesse d’être une marque de difformité et se transforme en une signature esthétique inté­grée à l’ensemble de la choré­graphie. A la manière des danseurs hip-hop, les handicapés jouent avec leur corps, pro­posent au public des postures va­riées et spectaculaires en exé­cutant des pirouettes avec les bras et les jambes. Ainsi peuvent-ils explorer de nouvelles possibilités de spatialisation et laisser s’exprimer des apti­tudes insoupçonnées de leur corps. Leur danse, d’une vitalité surréaliste, orgiaque (d’où sa déconstruction dans la version européenne, qu’on peut qua­li­fier d’apollonienne), découvre une belle élasticité kines­thésique Léopold Sédar Senghor avait donc raison de sou­li­gner que l’expression du sublime dans la culture africaine ne se réalise pas sur le mode contem­platif, mais par un langage dyna­mique. C’est un logos par lequel l’Être se trouve trans­porté, corps et âme, dans un rite purificatoire, une quête de nou­velles possibilités de jouis­sance et de célébration de la vie. En effet, la maîtrise du corps désarticulé, moqué, rejeté, déconsidéré sonne comme une revanche sur la société. Ici, la mise en scène du difforme fait penser à l’art sur­réaliste où la dislocation des formes devait donner lieu à un nouveau canon artistique. L’esthé­tisation du « grotesque » dans l’oriengo renvoie également au concept que le critique afro-américain Houston Baker, Jr qualifie de « maîtrise de la déformation », propre au langage vernaculaire noir et dont cer­tains poètes de la Renaissance de Harlem, en particulier Langston Hughes, s’étaient appropriés dans leur effort de création d’un genre littéraire alliant mo­dernisme euro­péen et génie afro-américain. »

Marc Mvé Bekale

Maître de conférences, Université de Reims

Chef de département TC

Essayiste

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