A raison d'un par semaine, 20 mots (un par lettre de l'alpabet, ou presque) pour commencer à penser les sciences, ou du moins certains de leur aspect, ceux qui intéressent tout le monde...
L’autonomie des sciences ne peut se comprendre que comme projet « politique ». Pour paraphraser Lacan « la science ne se revendique que d’elle-même ». Donc autonomie vis-à-vis des églises et des Princes. Mais autonomie des sciences ne veut pas dire indépendance. La science existe à coté d’autres domaines qui lui sont indispensable, et elle s’étiolerait si elle s’isolait. Reste à savoir autonomie vis-à-vis de quoi. L’église, les églises ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles ont été en tant qu’autorité fixant les règles de toutes vérités, et même elles sont forcées (en résistant) de succomber aux faits prouvés et aux démonstrations incontestables.
Mais si « le prince » a disparu, l’état l’a remplacé. Longtemps, les usages fixés pour cette cohabitation ont satisfait les deux parties : l’état y gagnait un surcroit d’efficacité et de prestige, et les scientifiques un moyen de subsister et de mener des recherches de plus en plus couteuses. Mais aujourd’hui, les normes de fonctionnement ont changées, et se sont scindées entre un état soucieux de ses deniers, et le marché toujours avide de retour sur investissement. L’ère de la « techno science », qui signifie précisément ce nouveau régime et ce nouveau partage se met laborieusement en place, d’autant que si les « chercheurs entrepreneurs » pensent avoir tout à y gagner, d’autres scientifiques pas moins légitimes peuvent légitimement penser qu’ils ont tout à y perdre.
Or ce régime nouveau de fonctionnement entre la science et la société ajoute un nouveau partenaire avec lequel avoir à négocier, et non des moindres, et c’est « le public ». Du temps de l’état centralisateur, le public était tenu soigneusement à l’écart des négociations multiples qui s’engageaient entre les institutions (d’état et scientifiques) et les partenaires hétérogènes et changeants. On pouvait alors imposer le nucléaire (civil et militaire) à des populations qui le refusaient mais qui n’avaient de toute façon rien à dire. On pouvait aussi casser tout le système d’une agriculture ancestrale, procéder aux remembrements, recourir de façon incontrôlée aux intrants de toutes sortes sans que la contestation puisse infléchir le discours « du progrès ». L’alliance de l’état fort et des scientifiques étaient alors une force, une puissance qui ne souffrait de contestation qu’à la marge.
La privatisation partielle de la science qui est en train de s’effectuer à changé profondément la donne de ce point de vue. L’état pouvait rester sourd a ces formes (d’ailleurs variées et pas spécialement convergentes) de contestation, mais les entreprises sont dans une situation différente. Le public, c’est la clientèle, et il convient de ne pas la fâcher trop, sinon elle se détourne des linéaires où vous proposez vos produits chimiques déguisés en aliments « classiques ».
Ce nouveau partenaire implique de redéfinir la question de l’autonomie à nouveaux frais. Déjà le « public » en science, on s’en méfie depuis toujours. Trop velléitaire, trop changeant, trop ignorant aussi. Gaston Bachelard définissait ainsi la science « contre l’opinion » « La science dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort » La pensée de Bachelard n’avait rien d’original, c’était « l’opinion courante » de la plupart des scientifiques, réécrite avec plus de talent et de force persuasive. « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. » Et pire que tout, l’opinion est ignorante. « L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. »
Bref, au lieu de négocier en position de force (ou de refus) avec les nouveaux partenaires qu’on lui propose (et qu’on lui impose) la « tâche principale » serait de se débarrasser d’une opinion publique qui dérange et qui ne semble d’aucune utilité. Au lieu de répondre à des questions légitimes, il est préférable de tonner contre l’irrationalisme du public, et de se sentir des « mal aimés » sans comprendre pourquoi on est passé si vite du rire aux larmes…
Pourtant le public pourrait être un allié redoutable pour sauvegarder une autonomie menacée non pas par lui, mais par un état à la recherche d’économie, et des forces vive d’un capitalisme aux abois. Mais pour cela conviendrait il de ne pas prendre le public pour d’éternels enfants, pour d’éternels rouspéteurs (sans raison) et d’éternels ignorants…