Marc Tertre
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Billet de blog 5 juin 2013

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Norbert Wiener, père de la cybernétique et prophète oublié

Les années 1940 à 1955 (environ), ont été d'une extraordinaire richesse intellectuelle. Pourtant tous les débats qui ont eu lieu alors ont été complètement gommés de la mémoire collective. Aussi les discussions d'aujourd'hui, tant sur le plan théorique que sur social, reprennent-elles souvent des idées qui ont été exprimées dès le début de l'informatisation, en ignorant leurs sources. C’est pourquoi la personnalité et l’œuvre de Norbert Wiener [ 1894 - 1964], fondateur de la « cybernétique » qui est à l’origine de beaucoup de nos conceptions modernes de la communication mérite notre attention.Norbert Wiener en action

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les années 1940 à 1955 (environ), ont été d'une extraordinaire richesse intellectuelle. Pourtant tous les débats qui ont eu lieu alors ont été complètement gommés de la mémoire collective. Aussi les discussions d'aujourd'hui, tant sur le plan théorique que sur social, reprennent-elles souvent des idées qui ont été exprimées dès le début de l'informatisation, en ignorant leurs sources. C’est pourquoi la personnalité et l’œuvre de Norbert Wiener [ 1894 - 1964], fondateur de la « cybernétique » qui est à l’origine de beaucoup de nos conceptions modernes de la communication mérite notre attention.

Norbert Wiener en action

Norbert Wiener est à l’origine un mathématicien brillant ayant étudié a Harvard, mais aussi un « humaniste » ayant également un doctorat de philosophie. Pendant la seconde guerre mondiale, il refuse de participer à la mise au point de l’arme nucléaire mais collabore à l’élaboration d’un calculateur permettant un système efficace de DCA confronté à la vitesse croissante des aéronefs qui interdisent le tir à vue. La conception de systèmes régulés (le canon doit viser un objet en déplacement et ajuster le tir en fonction d’éventuels changements de trajectoire) lui permet de préciser ses idées sur la rétroaction, et en faire un concept clé d’une nouvelle discipline. Il fonde ainsi la cybernétique comme la science des systèmes autorégulés tant sur le plan technique, que dans le cas de systémes vivants et humains..

Les applications formelles, et concrètes de Norbert Wiener sont multiples, et s’intéressent à la fois à l’homme et à la machine. Dans le domaine de la communication, elle renvoie l’homme à une machine autorégulée d’information. La maîtrise de l’information nous entourant devient primordiale, car moteur d’une maîtrise de soi, et de maîtriser notre monde. Il propose alors à un ensemble de scientifiques venues de tout horizon disciplinaires de participer avec lui à la création de cette discipline. On peut ainsi y voir des psychologues, des ethnologues, des mathématiciens, des biologistes, et aussi des spécialistes de l’informatique, technique qui en était alors à ses balbutiements. C’est une intuition géniale de Norbert Wiener de considérer cette technique comme relevant de la communication et pas uniquement du calcul. Il ne faut pas oublié qu’a cette période, les ordinateurs n’étaient que de grosses calculatrices programmables, grosses comme des maisons, et d’une fiabilité douteuse.

Mais l’influence de la cybernétique se veut aussi politique. L’époque d’après guerre influe beaucoup sur ces réflexions. Le monde d’après- guerre ( la bombe atomique, la guerre froide) inspire une explosion de signaux inquiétants, propre à plonger le monde dans le chaos. Les recherches sur l’entropie, où le système physique finit dans un monde d’instabilité maximale, pousse N. Wiener à s’intéresser sur ce qui justement va réduire l’incertitude. La communication permettant les échanges entre êtres humains est primordiale, et la piloter efficacement permettra à une meilleure régulation entre les peuples et établir la paix

L’information est en ce sens l’inverse de l’entropie (et du chaos). On notera qu’on retrouve ainsi la définition actuelle de l’information, propre au développement de l’informatique « Information est un nom pour désigner le contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appliquons les résultats de notre adaptation. » Le processus consistant à recevoir et à utiliser l’information est le processus que nous suivons pour nous adapter aux contingences du milieu ambiant et vivre efficacement dans son milieu ». Cette définition entraine la conception d’une véritable utopie de la communication harmonieuse comme remède aux risques de chaos qui nous menacent. Cette utopie imprègne d’ailleurs à cette époque des conceptions politiques totalement différentes. La cybernétique se proclame au dessus des conceptions politique et tend a se placer au dessus de tous les systèmes idéologiques, comme science utile quelque soit le système de pensée au pouvoir.

On notera ainsi que l’information a un contenu (message), mais n’a d’intérêt que si elle permet de s’adapter au monde : Efficacité d’une information s’oppose ainsi au « bruit parasite ». Mais il se passe alors sur le champ de l’humain la même difficulté que dans le domaine mathématique de la « théorie du signal », ou la différentiation d’un signal pertinent par rapport à du « bruit » parasite n’est absolument pas trivial. Vivre c’est communiquer ou échanger. L’homme en ce sens n’a plus de substance, mais il est remplacé par des modèles stables sous le flot d’information et d’énergie.

C’est peut être cette conception fonctionnaliste, ou il n’y a pas de place pour le rêve ou pour le « jeu » (dans tous les sens du terme) qui mettra la cybernétique en difficulté et signifiera pour toute une époque sa perte de visibilité auprès du monde intellectuel. Mais si on ne cite plus la cybernétique, on continue néanmoins de la pratiquer sans le dire, en reprenant les concepts élaborés par la « deuxième cybernétique » et ses mots clés de « systémique », « complexité » « émergence », paysage post humain.

Les conférences macy

1° rang (de gauche à droite)
T.C. Schneirla, Y. Bar-Hillel, Margaret Mead, Warren S. McCulloch, Jan Droogleever-Fortuyn, Yuen Ren Chao, W. Grey-Walter, Vahe E. Amassian.

2° rang (de gauche à droite)
Leonard J. Savage, Janet Freed Lynch, Gerhardt von Bonin, Lawrence S. Kubie, Lawrence K. Frank, Henry Quastler, Donald G. Marquis, Heinrich Kluver, F.S.C. Northrop.

  3° rang(de gauche à droite)
Peggy Kubie, Henry Brosin, Gregory Bateson, Frank Fremont-Smith, John R. Bowman, G.E. Hutchinson, Hans Lukas Teuber, Julian H. Bigelow, Claude Shannon, Walter Pitts, Heinz von Foerster

Pour fonder la cybernétique comme une véritable discipline, Norbert Wiener va réunir des conférences annuelles, les « conférences Macy » du nom de la fondation qui les organisait. Elles étaient placé sous l’égide de Norbert Wiener et du psychiatre Warren McCulloch. Elles eurent lieu de 1946 à 1953 et rassemblaient des centaines de chercheurs venus de tous horizons. En France, Claude Lévy Strauss participera aux travaux de la conférence, et rendra un hommage appuyé a Norbert Wiener, en particulier dans son article fondant le courant de pensée « structuraliste » qui allait marquer les années 60

L’école de Pablo Alto

Gregory Bateson et Margereth Mead

L’école de palo alto regroupe un certain nombre de cybernéticiens issu de l’université de Palo Alto dont l’influence s’est surtout effectuée en psychiatrie via l’importance du Mental Research Institute, ou ils sont à l’origine des thérapies brèves et des thérapies familiales, ainsi que de la notion de « double contrainte ». Ils vont avoir une importance décisive en traduisant le paradigme fondamental de la cybernétique dans le langage des sciences sociales et historiques. Entrainé par l'ethnologue de renomée mondiale Margareth Mead, ils vont appliquer la méthode cybernétique a des domaines d'application extrémement variés.

Le chercheur le plus connu de ce courant est Grégory Bateson, lui aussi ethnologue,  mais qui s'intéresse également aux problémes de "santé mentale", C'est lui qui va  être à l'origine de l'appellation "collége invisible" (dans la mesure ou leurs relations sont tout autant épistolaires que directes. C'est à Palo Alto, en Californie, que Gregory Bateson, chercheur à la curiosité infatigable et inventive, a suscité des travaux dans des domaines aussi variés que la communication, les stratégies de changement ou la schizophrénie. Sa théorie du " double bind " à totalement renouvelé la compréhension de cette maladie mentale et lui a procuré une célébrité méritée. Bateson a su s'entourer de collaborateurs de talent et inspirer des continuateurs aussi prestigieux que Don D. Jackson, Jay Haley, Virginia Satir ou Paul Watzlawick.

La deuxiéme révolution cybernétique

Edgar Morin, penseur de la seconde cybernétique.

Après la mort de Norbert Wiener, une deuxiéme cybernétique nait dés la fin des années 60, en remplaçant l’importance de la notion de rétroaction par celle de l’auto organisation. Elle est particuliérement enrichie par l’apport des biologistes, a partir de la découverte de la structure en double hélice de l’ADN. En France, ses représentants les plus connus sont Henri Altan, un biologiste réputé, et le phylosophe Edgar Morin, dont les conceptions se résument par le concept de « complexité » Mais les concepts d'émergences ainsi que les mathématiques qui leurs sont associés (les mathématiques de la complexité ainsi que la "théorie du chaos" issus à l'origine des travaux de Pointcarré) sont aussi utilisés, ainsi que les notions d'auto organisation (dans le cadre de "l'émergence" de la vie)

Un autre penseur important dans ce contexte est un psychiatre, William Ross Ashby. C'est un psychiatre et ingénieur anglais qui s'est tourné vers la cybernétique,l'informatique et a contribué à la théorie de l'intelligence artificielle. Il est entré en concurrence avec Ludwig von Bertalanffy, car il a avancé des conceptions proches de celles de ce dernier à partir de la cybernétique, au moment où Bertalanffy tentait de promouvoir sa théorie générale des systèmes.

Ashby appartient à la seconde génération cybernétique. La première génération s'était penchée sur le maintient de l’homéostasie par des mécanismes d'auto-régulation. La deuxième cybernétique du psychiatre William Ross Ashby et des biologistes Humberto Maturana et Francisco Varela étudie comment les systèmes évoluent et créent des nouvelles structures (morphogénèse). Ashby parle d'auto-organisation, Varela d'autopoïèse. Ashby est l'inventeur du concept de "variété" qui correspond au dénombrement des comportements et états d'un système.

Cette seconde cybernétique, encore créative aujourd'hui mérite presque un développement à part, avec un foisonnement de recherches sur la notion qu'elle a contribuée a rendre actuelle de "systémique" (c'est a dire l'étude de systémes "complexes", qui soient plus que la somme de leurs parties)

La cybernétique et la naissance de l’ordinateur moderne

John Van Neumann, mathématicien, physicien, ingénieur

Si Norbert Wiener n’a pas participé directement à l’épopée de la fondation de l’informatique, on connait le rôle éminent qu’y a joué Julian Bigleow, un de ses principaux collagorateur Ce dernier est par exemple un des cossignataires d’un des articles scientifiques fondateur de la cybernétique, intitulé "Behavior, Purpose and Teleology", publié en 1943. Cet article explique comment mécanique, biologie et système électronique peuvent interagir. Il mène à la formation de la société téléologique, et aux conférences Macy. Bigelow était un membre actif de ces deux organisations. John von Neumann lui propose la conception du tout premier ordinateur à l'Institute for Advanced Study de Princeton, et il en devient l'ingénieur principal en 1946 sur les recommandations de Wiener. La primauté de cet ordinateur appelé "IAS," sur l'ENIAC est défendue par Dyson (1997) mais von Neumann ne l'a pas breveté. Ce n’est également pas un hasard si Norbert Wiener était professeur au Massachussert Institut of Technology, l’université ou fut créé et développé Internet. On sait également que de nombreux cybernéticiens s’intéressèrent aux réseaux informatiques et aux jeux vidéo dés leur origine.

Bibliographie

Michel Faucheux Norbert Wiener, le Golem et la cybernétique : Eléments de fantastique technologique Editions du sandre 2008

Flo Conway Héros pathétique de l'âge de l'information : En quête de Norbert Wiener, père de la cybernétique Editions Hermann 2012

Philippe Breton L'utopie de la communication : Le mythe du « village planétaire » Editions de la découverte 2004

Cécile Lafontaine L'Empire cybernétique : Des machines à penser à la pensée machine Seuil 2004

Evelyne Andreewsky Seconde cybernétique et complexité : Rencontres avec Heinz von Foerster L'harmattan 2006

Norbert Wiener Cybernétique et société L usage humain des etres humains Edition 10/18 1962

Norbert Wiener God & Golem inc. : Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion Edition de l'Eclat

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