La sérendipité est un concept à la mode : elle consiste à trouver une découverte scientifique ou technique à partir du hasard ou d’un incident judicieusement exploité : c’est la sérendipité (mot crée vers 1750 par Horace Walpole, un écrivain anglais contemporain de Voltaire en s’inspirant des Aventures des trois Princes de Serendip (ancien nom de Ceylan, l’actuel Sri-Lanka). De ce conte vient l’expression anglo-saxonne serendipity, dont l’équivalent français (sérendipité) ne figure pas encore dans nos dictionnaires. Elle désigne l’action qui consiste à trouver quelque chose qui n’était pas initialement prévu par la recherche
Horace Walpole, le créateur du conte à l'origine du mot "sérendipité"
Pendant fort longtemps le nom (et le concept) ont eu fort mauvaise presse dans le petit monde rabougri de la recherche scientifique française. Nous ne sommes pas les enfants du cartésianisme pour rien. Penser qu'on pouvait faire des découvertes « par hasard » était insuportable dans la patrie du positivisme triomphant. Mais comme il est commun d'adorer ce qu'on a brulé (et vice versa) la sérendipité est devenue furieusement revendiquée à l'heure même ou elle tend à disparaître du paysage de la recherche. En effet de plus en plus, la recherche scientifique est corsetée par de pesantes procédures administratives, d'évaluation des recherches, qui rendent ce genre de pratiques de plus en plus inimaginable...
La sérendipité n’est pas le hasard
La sérendipité est un phénomène complexe, et on peut en distinguer plusieurs types. Il y a d'abord les inventions de la « culture populaire », comme par exemple la légende de la pomme de Newton (dont la chute inopinée lui aurait permis de découvrir la loi de la Gravitation Universelle ! La légende est belle, mais l’histoire des science nous apprend qu’elle est fausse. Le savant aurait inventé ce récit dans les dernières années de sa vie, apprend-on. Mais il y a des exemples de sérendipité bien plus probants : pensez à la découverte de l’Amérique par Christophe Collomb, par exemple. Et dans un domaine plus proche des sciences modernes, la découverte des antibiotiques par Alexander Fleming. La découverte accidentelle de la pénicilline en 1928 est un exemple classique de sérendipité. Alexandrer Fleming était connu pour être négligent et peu soigneux. Il serait parti en vacances en laissant à découvert ses boîtes de cultures de bactéries qui auraient alors été infectées. Le génie de Fleming à son retour a été de remarquer, sur les bords de ces moisissures, une zone dans laquelle les bactéries cultivées ne s’étaient pas développées. Conscient de l’importance de sa découverte, il identifia le champignon responsable comme étant de la famille du pénicillium. La découverte de la pénicilline a révolutionné le monde de la médecine en ouvrant l’ère des antibiotiques modernes.
Alexander Fleming découvre la pénicilline
La découverte de médicaments ou de nouveaux traitement est d'ailleurs un domaine ou la sérendipité trouve pleinement à s'exercer.
Le premier agent anti-cancéreux jamais développé,le Mustargen, en est un exemple classique. . Ce nom vous fait penser à quelque chose ? C’est probablement parce qu’il est dérivé du gaz moutarde, funestement célèbre pour l’utilisation qu’en ont faite les allemands puis les alliés dès 1915. Un accident de bateau transportant de grandes quantités de gaz (83 marins décédés) puis des recherches pour la conception d’un médicament pour traiter les effets du gaz moutarde menèrent à l’utilisation de ses dérivés pour réduire la croissance de tumeurs. . Le Modafinil, quant à lui, est un excitant qui fut découvert alors que le Dr Lafon, directeur du laboratoire du même nom, cherchait à développer un sédatif! Sa rencontre avec le professeur Jouvet, spécialiste du sommeil, lui permit de développer un médicament pour la narcolepsie et l’hypersomnie. C'est tellement vrai que des techniques de "scannages" de médicaments ont été mis au point afin de profiter de ce phénoméne. C'est ainsi qu'on a découvert les propriétés anticancéreuses de l'aspirine, par sérendipité. Mais la technique du "scenning" ou ciblage, mis au point pour la recherche phamaceutique a montré assez vite ses limites et on assiste aujourd'hui aux limites de cette technologie prometteuse.Il est vrai que le terrain est immense, celui de toutes les molécules synthétisées par la chimie combinatoire, le problème est alors d’identifier parmi toutes ces molécules celles qui sont pourvues des propriétés biologiques intéressantes. Le gain de temps et l’augmentation de la productivité apportés par la chimie combinatoire l’auraient été en vain si la productivité de cette phase appelée « criblage » ou « screening » n’avait pas été améliorée. Aux essais longs et limités de la pharmacologie expérimentale classique, a succédé une technique qui permet d’essayer dans le minimum de temps des milliers de molécules.
Le test consiste à mettre en présence la substance à tester et un système biologique (une enzyme par exemple) et de mesurer l’importance de la réaction éventuelle. L’essai peut être fait simultanément avec un grand nombre de systèmes, de significations très diverses. En fait, tout est miniaturisé et robotisé. Les opérations se déroulent sans intervention humaine et les résultats sont lus sur imprimante.
Il importe tout d’abord d’éviter de confondre trop facilement la sérendipité et le “hasard”. D’ailleurs, le conte éponyme nous montre plutôt des ancêtres de Sherlock Holmes (dont les méthodes sont d’ailleurs largement analysées dans le livre) que des découvreurs guidés exclusivement par la chance. Louis Pasteur l’expliquait déjà : « le hasard ne favorise que les esprits préparés » Il ne suffit pas d’etre confronté à une situation étonnante, encore faut il savoir l’interpréter et lui donner sens dans la situation de recherche.
la sérendipité, se rattacherait alors à un mode de raisonnement peu connu : l’abduction. La plupart des textes d’épistémologie mentionnent avant tout la déduction et l’induction. L’induction consiste à déduire de grands principes à partir d’une série d’observations. La déduction est la démarche contraire : il s’agit, à partir d’un loi connue et considérée comme vraie, d’en tirer toutes les conséquences. L’abduction élabore des hypothèses à partir de faits étonnants. Pour le philosophe américain Charles Peirce : “l’abduction est le processus de l’imagination d’une hypothèse explicative. C’est la seule opération logique qui introduit une idée neuve quelconque ; parce que l’induction détermine une valeur, et la déduction dérive seulement les conséquences inévitables d’une hypothèse pure. La déduction prouve que quelque chose doit être. L’induction montre que quelque chose marche de facto. L’abduction suggère seulement que cela serait possible”. L’abduction est utilisée largement dans deux domaines, l’enquéte policiére et le diagnostic médical. Quand un médecin cherche à diagnostiquer une maladie, il raisonne par abduction en interprétant les symptômes d’un patient. De même, un détective, un policier, un juge instruisent l’affaire dont ils sont saisis en faisant des inférences qui sont souvent des abductions.
Charles Peirce
Comment apprivoiser un tel phénomène, qui par définition échappe aux méthodes et ne s’accommode pas de mode d’emploi ? On ne peut bien sûr maitriser la sérendipité, mais au moins on peut créer des contextes, des environnements, où elle a le plus de chances de se manifester. C’est ce qu’on appelle la “sérendipité institutionnalisée”.
Comment favoriser la sérendipité ?
La sérendipité n’est pas contrairement à ce qu’on pourrait croire une donnée immanente a toute recherche ni une pratique basée sur l’improvisation (bien que bien entendu l’inatendu a forcément sa part dans cette pratique. Danièle Bourcier, coordinatrice du « colloque de Cerisy » sur le théme de la Sérendipité explique ainsi les pratiques pouvant favoriser la découverte scientifique impromptue
Colloque de Cerisy
“Dans certains instituts d’études avancées, on réunit des chercheurs venus de disciplines diverses et pas forcément en rapport, et on leur dit “et bien maintenant pensez !” jusqu’à ce qu’ils interfèrent les uns avec les autres. Ces instituts ont pour but de mettre des gens en relation et surtout de créer un bouillon de culture d’où sortira éventuellement un nouveau paradigme”, explique Danièle Bourcier, qui d’ailleurs a vécu l’expérience : “dans un institut dépendant de l’académie des sciences aux Pays-Bas, après avoir été sélectionnés sur dossier, on s’est retrouvé à 40 chercheurs au bord de la mer du Nord, avec pas un chat aux alentours, on nous a donné 6 mois, et on nous a dit “just think”.”
Pour Danièle Boursier, “c’est une question de management, mais aussi une question personnelle, car si on donne un temps de liberté à des gens qui n’ont rien à trouver, ils ne trouveront rien. C’est donc la conjonction d’un type de management plus flexible, qui donne confiance aux gens pour qu’ils puissent poursuivre ce qu’ils ont envie de faire et la capacité de celui qui se pense impliqué dans un projet d’innovation ou de recherche à prendre sa chance à un moment donné pour aller plus loin ou à côté de ce qu’on lui demandait de faire. Une certaine forme de désobéissance productive.”
Evidemment le développement de ce type de pratique se heurte à la culture de la rapidité et de la « fast science » qui était l’objet d’un précédent billet. Le refus de la sérendipité, ce mot qui amuse tout le monde, qui ne fait pas sérieux et qui est pourtant à l'origine de la plupart des innovations, est un des principaux obstacles au développement de la créativité dans la science. Pourtant celle-ci n’est pas UNIQUEMENT question de rationalisme et de rigueur exacerbée, mais aussi d’imagination et de créativité. Le probléme n’est d’ailleurs pas uniquement une conséquence des structures de plus en plus bureaucratique de la recherchen en particulier française. Les chercheurs n'en veulent pas : ils ne vont pas laisser la paternité de leurs inventions à la chance ! On en a même vu un, Wallace Carothers, qui a inventé le nylon par hasard chez DuPont de Nemours en 1935, un des grands exemples de sérendipité, et qui ne parvenait à faire admettre à la communauté scientifique que cette invention n'était due qu'à son seul génie, s'en suicider de désespoir… Dans le domaine des sciences en général, on ne peut chercher que ce qui n'est pas encore connu, donc on ne sait pas ce qu'il faut chercher (comme le disaient déjà les Sophistes).
Existerait-il des structures sociales et politiques plus favorables au développement de la sérendipité? C'est ce que croyait le physicien Irving Langmuir quand il écrivait: " La liberté de l'opportunité, développée par la démocratie, est la meilleure réaction humaine aux surprises " et " l'occasion de profiter de l'inattendu ". Mais une politique publique de la science, par définition planificatrice, peut-elle "prévoir", sans se contredire, la liberté de la (re)cherche?
Les trois princes de Serendip (extrait)
Dans les temps heureux où les rois étoient philosophes, et s'envoyoient les uns aux autres des questions importantes pour les résoudre, il y avoit en Orient un puissant monarque, nommé Giafer, qui régnoit au pays de Sarendip. Ce prince avoit trois enfans mâles, également beaux et biens faits, qui promettoient beaucoup. Comme il les aimoit avec une extrême tendresse, il voulu leur faire apprendre toutes les sciences nécessaires, afin de les rendre dignes de lui succéder à ses états. Dans ce dessein, il fit chercher les plus habiles gens de son siècle pour leur servir de précepteurs.
Quand on les eut trouvés, il les fit venir dans son palais, et leur dit qu'il les avoit choisis parmi les plus célèbres de son empire, pour leur confier l'éducation de ses enfans ; qu'ils ne pouvoient lui faire un plus grand plaisir que de les bien instruire, et qu'il en auroit toute la reconnaissance possible ; ensuite il leur assigna de grosses pensions, et donna à chacun d'eux un fort bel appartement près de celui des princes ses fils. Personne n'osoit y entrer pour leur rendre visite, de crainte de les détourner de leurs occupations. Ces hommes illustres, sensibles à l'honneur que cet auguste roi leur faisoit, n'oublièrent rien pour bien exécuter ses ordres, et pour répondre à la haute estime qu'il avoit conçue de leur mérite. Les trois jeunes princes qui avoient beaucoup d'esprit, et autant d'envie d'apprendre, que leurs maîtres en avoient de les enseigner, se rendirent, en peu de temps, très-savans dans la morale, dans la politique, et généralement dans toutes les plus belles connoissances. Ces sages précepteurs, charmés des progrès de leurs disciples, allèrent en rendre compte au roi. Il en fut si surpris, que s'imaginant que c'étoit une fiction plutôt qu'une vérité, il voulut lui-même en faire l'épreuve.
Il en étoit capable, car il n'ignoroit rien de tout ce qu'un grand homme doit savoir. Il fit d'abord venir l'aîné ; et après l'avoir interrogé sur les sciences qu'on lui avoit apprises, il lui tint ce discours. Mon fils, comme je me sens chargé du poids de mes années, et du pénible fardeau de l'empire, je veux me retirer dans quelque solitude, pour ne plus songer qu'à mon repos. Dans cette résolution, je laisse à votre conduite le gouvernement de mes états, et j'espère que vous en userez toujours bien. Cependant avant que de vous quitter, j'ai plusieurs choses de conséquence à vous recommander : la première, et la plus considèrable, est d'avoir toujours la crainte des dieux dans le cœur ; la seconde, de regarder vos frères comme vos enfans ; la troisième, de secourir les pauvres ; la quatrième, d'honorer les vieillards ; la cinquième, de protéger l'innocence persecutée ; la sixième, de punir les coupables, et la dernière, de procurer à vos peuples la paix et l'abondance. Par ce moyen, vous deviendrez l'objet de leurs vœux et de leurs prières, et le ciel les exaucera, autant pour leur felicité, que pour votre gloire. Voilà, mon fils, les conseils que je vous donne ; je vous exhorte à les suivre, et si vous le faites, votre règne sera toujours heureux.
Ces paroles ayant extrêmement surpris ce jeune prince : Seigneur, lui dit-il je suis très-obligé à votre bonté paternelle de l'offre qu'elle me fait, et des conseils qu'elle me donne : mais que diroit-on, et quel blâme ne meritois-je pas, si j'acceptois le gouvernement de de votre empire pendant que vous vivez ; d'ailleurs comme je sais qu'il n'y a point de météores qui surpasse l'éclat des astres, ni de chaleur qui égale celle du soleil, je suis persuadé qu'il n'y a personne plus capable de gouverner vos états que vous-même, puisque vous en êtes la force et l'ornement tout ensemble.Je serai toujours prêt à vous faire connoître, par mes soins et par mon obéissance, la soumission que j'aurai toute ma vie pour vos ordres ; mais dans cette occasion, je supplie très-humblement votre majesté de bien vouloir m'en dispenser. Si votre décès précédoit le mien, ce que je ne souhaite pas, j'accepterois pour lors votre empire, pourvu que vous m'en jugeassiez digne, et je le gouvernerois suivant les bons avis que vous venez de me donner ; je ferois tout mon possible pour n'en rien omettre, et pour faire voir à tous vos peuples que je n'ai point de plus forte passion que celle de vous imiter.