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Education populaire (science et techniques), luttes diverses et variées (celles ci qui imposent de "commencer à penser contre soi même") et musiques bruitistes de toutes origines

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Billet de blog 18 décembre 2011

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La science de A comme autonomie à z comme zététique : M comme mesure

On n’imagine pas la science sans mesures (précises, fiables et reproductives) et symétriquement on n’imagine pas la mesure sans science.

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On n’imagine pas la science sans mesures (précises, fiables et reproductives) et symétriquement on n’imagine pas la mesure sans science. Mais l’histoire de la mesure est largement antérieure a celle de la science, et tient plutôt d’une dimension politique, tout a fait attestée dans le mythe fondateur de la discipline qu’on appellera ensuite « métrologie »mais qui commencera vraiment par l’arpentage des anciens Egyptiens : la mesure des terres perdues et gagnées lors de l’inondation annuelle du Nil.Cette mesure obéit d’abord à des impératifs politiques, souvent cachés sous une phraséologie religieuse.

L’impératif pratique est bien un impératif de justice et d’égalité : les bornes posées qui donnent les limites des terres permettent aussi d’accorder de justes droits (égalitaires en ce que ils ne dépendent que de la fantaisie du fleuve, et non d’un ordre social par nature inégalitaire) Cette « science pratique » sera à l’origine du développement des mathématiques en Egypte (et bien évidemment de la géométrie) L’arpentage sera ensuite l’objet d’un développement considérable lors de l’empire romain, qui rependra et perfectionnera les techniques de façon impressionnante, bien que largement oubliée (pour des raisons politiques, qui faisaient que l’héritage mathématique des grecs était systématiquement privilégié, et les autres apports passés sous silence ou négligés

L’origine de l’arpentage chez les romains est clairement religieuse puisque confiée à « l’Augure », ce « ministre religieux » chargé de l’interprétation des « signes » divinatoires. C’est en particulier lui qui est chargé de déterminer les bornes ou doivent s’établir tout nouveau temple (en fonction justement d’une analyse rigoureuse des « bons présages » qui y sont attachés) Mais il est souvent sollicité pour l’édification de tout ouvrage important, ou sollicité par un puissant. Or son travail consistait bien entendu dans l’interprétation des signes, mais il était aussi à l’origine de tout un savoir théorique et pratique sur l’arpentage. .

La Rome, comme Empire géré d’une façon que ne renieraient pas nos modernes bureaucrates, va considérer comme d’une importance décisive l’édification des citées ou des « ouvrages d’arts » (ouvrages d’arts qui restent d’ailleurs depuis des millénaires et que nous pouvons encore admirer aujourd’hui.) Dans ce cadre, l’arpentage et les méthodes qui lui sont dévolues acquièrent une particulière importance.

Le développement de l’Empire entraina la spécialisation d’un corps d’arpenteurs professionnels spécialisés. . Les mesures d'attribution de lopins de terre aux vétérans de la légion, l'établissement de colons romains dans les provinces et les territoires conquis, le bornage général de l'Empire, sont autant de motifs qui présidèrent à leur émergence comme corporation reconnue. Leurs revenus étaient devenus considérables sous le bas empire. Leur compétence allait bien au-delà de l'application de simples règles de géométrie et de l'emploi d'instruments d'arpentage, incluant une autorité reconnue en matière de droit des sols devant les tribunaux ou dans les conflits entre particuliers. Ce statut social suscita la création d'écoles professionnelles d'arpentage et l'émergence d'une littérature spécialisée (qui permet de réévaluer à nouveaux frais les techniques géométrique sous l’empire romain)

Les techniques d’arpentages mêlaient des techniques spécifiques (utilisant des outils spécialisés, des mathématiques qui ne l’étaient pas moins, des questions de droit et de religion selon des valeurs vernaculaires) Les transformations apportées par la « science moderne » et sa révolution au XVIII° siècle allaient bouleverser cet équilibre ancestral et arriver dans une conception « pure » (IE scientifique) de la mesure, qui s’illustrera avec force dans le défi de la définition « scientifique » de la nouvelle norme de longueur, le mètre, et de sa définition en fonction de la longueur du méridien terrestre.

Le mètre fut officiellement défini pour la première fois en 1791 par l'Académie des sciences comme étant la dix-millionième partie d'un quart de méridien terrestre. Pour connaître exactement cette distance, la loi du 26 mars 1791 envoie des arpenteurs pour mesurer le méridien entre Dunkerque et Barcelone. Aujourd'hui nous savons que le quart d'un grand-cercle longitudinal mesure – selon WGS84 – 10 001,966 km. Il s'en suit qu'un mètre devrait mesurer 1 000,1966 mm4. Autrement dit, il aurait dû être défini correctement en mesurant 443,296 × 1,0001966 égale 443,383 152 lignes du roi.

Cette mesure fut également une vraie aventure : deux scientifiques furent sollicités afin d’arpenter l’Europe, alors en plein conflit mondial, et il fallu compter en fonction des guerres, des morts, des accusations d’espionnage. Un livre raconte de façon très convaincante cette épopée : « La Méridienne » du regretté Denis Guedj.

Cette réussite allait ensuite s’égarer dans l’obsession positiviste pour les chiffres, l’illusion que tout était « mesurable ». On mesurait tout ; les populations, la taille des cranes, le nombre de bosses sur celui-ci, les tailles des conscrits, le nombre des vignerons a Nice ou de bucherons aux alentours d’Epinal, le criminel était noté, disséqué, toutes ses caractéristiques mesurables étaient rigoureusement notées.

Stephen Jay Gould, un des grands héritiers de Darwin allait dénoncer cette illusion positiviste en s’attachant plus particulièrement aux traveaux de l’anatomiste Samuel Morton, qui mesurait dans la taille des cranes les préjugés racistes et sexistes de son temps. Dans « la mal mesure de l’homme » Stephen Jay Gould s’attaque a ces préjugés et à leur base objective :

Morton a publié trois ouvrages principaux sur la taille des cerveaux humains - le Crania Americana, 1839, volume somptueux et magnifiquement illustré sur les Indiens américains; le Crania Aegyptiaca de 1844, étude sur les crânes des tombes égyptiennes; et le condensé de sa collection entière, paru en 1849. Chaque livre contient un tableau résumant les mesures prises sur le volume moyen des crânes classés par race. J'ai reproduit ici les trois tableaux (2.1 à 2.3). Ils représentent la contribution la plus importante du polygénisme américain à la question de la classification des races. Ils survécurent à la théorie de la création séparée et furent réimprimés à de multiples reprises au Cours du XIXe siècle comme des données irréfutables sur la valeur mentale des races humaines (voir p. 133). Il est inutile de dire qu'ils allaient dans le sens du préjugé de tout bon Yankee: les Blancs au-dessus du lot, les Indiens au milieu et les Noirs tout en bas; et, parmi les Blancs, les Teutons et les Anglo­-saxons tout en haut de l'échelle, les Juifs au milieu et les Hindous tout en bas. En outre, ce schéma a été permanent au Cours de l'histoire connue, car les Blancs présentaient la même supériorité sur les Noirs dans l'Égypte ancienne. Le statut social et la position de pouvoir occupée par chacun étaient, dans l'Amérique de Morton le reflet fidèle de la valeur biologique. Comment les égalitaristes et tous ceux qui étaient animés par leurs seuls sentiments pouvaient-ils d'élever contre les préceptes de la nature ? Morton avait fourni là de pures données objectives, tirées de la plus grande collection de crânes in the world.
J'ai passé plusieurs semaines de l'été 1977 à étudier les données de Morton. (Ce prétendu objectiviste publiait toutes ses données brutes. On peut en déduire sans trop se tromper comment il passa de ses mensurations de base à ses tableaux récapitulatifs.) En bref, et pour dire les choses carrément, les résumés de Morton sont un ramassis d'astuces et de tripotages de chiffres dont le seul but est de confirmer des convictions préalables. Cepen­dant - et c'est là l'aspect le plus étonnant de cette affaire - je n'y ai repéré aucune preuve évidente de supercherie volontaire; en vérité, si Morton avait été intellectuellement malhonnête, il n'aurait jamais publié ses données d'une manière si franche.

Ces travaux vont avoir un retentissement considérable, d’autant qu’ils vont être repris en France par Broca, le grand médecin qui jouit d’une autorité et d’une confiance considérable. Broca va reprendre les travaux de Merton, et démontrer que le français « de souche » est supérieur à celui des Africain, et celui de l’homme « naturellement supérieur » a celui de la femme. Mais il va être dépité car en reprenant la même méthodologie, il va être obligé de reconnaitre que l’Allemand est supérieur au Français. Dans le contexte ouvert par la guerre de 1870, ce ne sont pas des choses à dire ! Il va donc trouver le « biais » qui permet d’expliquer ces résultats (l’allemand ayant une taille supérieur au Français, son cerveau est aussi d’une taille supérieure)

Et on jubile lorsqu’on apprend que ces savants ont pendant des décennies démontrés que les femmes et tout Homme non blanc ressemblaient d’avantage aux enfants qu’aux adultes, signe incontestable de leur infériorité. Jusqu’au jour où une nouvelle théorie apparaît, qui explique la spécificité de l’espèce humaine par le fait qu’il conserve plus longtemps son caractère juvénile. Parce que, tandis que le bébé singe, aux facultés cognitives et d’adaptations surprenantes, voit ses qualités intellectuelles régresser en passant à l’âge adulte, l’Homme lui conserve son apparence et ses facultés mentales juvéniles, l’Homme reste toute sa vie « un enfant », ce qui explique (en partie) sa fantastique capacité à apprendre tout au long de sa vie.

Une des spécificités et un des grands atouts de l’espèce humaine est d’être une espèce-enfant, que les biologistes qualifient de néoténique ! Or, si on reprend cette démonstration, qu’ont donc prouvé les savants qui baignaient dans les préjugés racistes et sexistes de leur temps ? Rien d’autres que montrer que ce fier homme blanc était, selon cette nouvelle théorie, inférieur aux femmes et à toutes les autres ethnies humaines ! Mais évidemment, cette « nouvelle explication » n’a pas prévalu, et ils ont simplement « oublié » ce passage embarrassant, tout en trouvant d’abondance les traces voulues de néoténie chez les adultes males blancs : Ouf !

Comme le disait Stephen Jay Gould :

Car si les savants peuvent en toute honnêteté s'illusionner comme Morton le fit, c'est que l'on peut trouver des préjugés partout, même dans les méthodes de mensuration des ossements et dans les additions de chiffres

Car la question est bien de savoir ce qu’on mesure précisément…. L’acte de mesurer parait d’une trivialité indiscutable tant qu’on est fixé sur une norme partagée, mais la difficulté provient toujours d’une norme à formaliser, ce qui implique l’existence d’un consensus entre les différents acteurs qui considérent le processus à mesurer. Et ce résultat est vrai quelque soit par ailleurs la quantité a mesurer.

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