La technoscience est au centre de bien des interrogations et des doutes concernant cet alliage inédit de science et de technique. Elle est aussi au cœur d'une dénonciation de la marchandisation sans précédent de la science et de sa dévolution à des intérêts privés. Pourtant, les rapports science technique ne sont pas nés avec le triomphe de ce concept, et science et technique entretiennent depuis toujours des liens étroits (quoique complexe) avec les forces d'argent et de pouvoir.
Affiche du colloque "Feminist and queer technoscience"
Pour autant, cette nouvelle période ouverte dans la connaissance objective de la nature et des environnements sociaux et historiques de la société peut aussi s'analyser à partir de sa spécificité, de ce qu'elle permet ou rend possible. Dans un premier temps, les liens complexes unissant science et technique seront exploré en mettant en évidence l'histoire de leurs rapports mutuels et la mutation de ceux ci. Dans un second temps, on s'attachera a exposer la généalogie du terme, de son contexte d'apparition et de ses différents usages et réappropriations La technoscience sera alors évaluée en rapport avec les deux secteurs où elle oriente les recherches, les nanotechnologies et la biologie de synthèse. La question des risques technologiques et humains sera évoquée, et ce qu'elle a de spécifique dans le contexte social et politique que nous connaissons Le rapport entretenu avec le capitalisme et le mode spécifique d'appropriation qu'il permet au travers de ce mode historique de gestion qu'est le néolibéralisme sera explicité en rapport avec la formule «Société de connaissance » Enfin « une autre science est possible », nous tenterons d'envisager une autre forme de connaissance qui échappe tout autant à son instrumentalisation par une raison calculatoire ayant comme finalité l'appropriation de la libre pensée qu''au retour précipité à une logique renonçant a toute forme de raison objective.
Science et technique peuvent s'appréhender comme deux façons différente d'affronter le réel. La science elle tente d'objectiver le vrai, au travers de procédures standardisées (l'expérience, la publication scientifique, le jugement par les pairs) alors que la technique elle tente de « bouger » le réel en le réinventant. Cette différence d'approche peut être résumée par la formule « la science découvre, la technique invente ». Or c'est cette distinction qui est remise en cause par la technoscience.
Les rapports entre ces deux disciplines ont toujours été complexes : la conception d'une « science pure » dégagée des trivialités de la technologie n'épuise pas les différents modes d'appréhension de ces rapports et apparait comme largement "écrite", tenant plus du mythe fondateur que de la réalité objective
Les premiéres études de Louis Pasteur sur la fermentation
On peut citer le « Science d’où technique » habilement présentée par Louis Pasteur qui montre le scientifique au poste de commande d'une innovation qui se veut rationnelle, à la fois maître et démiurge d'un processus complexe. On connaît son rôle dans le développement de la vaccination comme méthode scientifique permettant de venir à bout d'une séries de maladies contagieuses, on connaît moins par contre ses travaux sur la fermentation en relation avec des fabricants de bière Cette conception peut également se retrouver dans le récit hagiographique fait de la construction de la première bombe atomique, le fameux « projet Manhattan » dont le rôle primordial des physiciens fut abondement commenté alors même que le rôle des ingénieurs chimiste de « Du Pont de Nemours » fut passé sous silence. Plus récemment, les mêmes récits fictionnants ont permis de cantonner la défense des plantes génétiquement modifiées ou certaines techniques de manipulations de même nature sur l'homme à celle d'une « science » menacée par des Barbares prônant un retour au moyen âge.
Mais la vision inverse du « Technique entraînant les sciences » peut également se défendre. Certains historiens des sciences ont ainsi remarqué que c'était la lunette astronomique qui avait permis les découvertes de Galilée, et non l'inverse (contrairement à ce que certains pensent, ce n'est pas Galilée qui a conçu cet instrument, même si c'est lui qui l'a rendu légitime pour des recherches scientifiques) De même, si Pasteur n'a pas découvert la vaccination (qui est attribuée généralement au médecin anglais Jenner) il a permis d'en décupler l'efficacité et les application. De même une bonne partie de la physique fondamentale moderne ne pourrait exister sans la mise au point de formidables accélérateur de particule qui sont autant de gigantesques meccanos.
Mise en place d'un solénoïde dans un accélérateur de particules
La science d’après la seconde guerre mondiale a été marquée par le développement de « grands projets » réalisé sur le modèle de celui qui allait conduire a l'explosion nucléaire sur Hiroshima ou Nagasaki. C'est ainsi qu'a été créé la Big science au plus fort de la guerre froide. Marquée dans un premier temps par l'importance des objectifs militaires, il a ensuite été étendu à de nombreux domaines : on peut citer les accélérateurs de particules (le LHC en est l'exemple emblématique), mais aussi le développement de l'énergie nucléaire (avec les projets de fission) et évidemment le développement des vols spatiaux. Le passage d'une économie centralisée sous contrôle de l'état à une société ou le néo libéralisme économique était la conception dominante a eu des effets important en ce domaine (la grande aventure du « décryptage du génome » a été l'exemple même d'un fonctionnement en « Big science » privatisée) L'ouverture a de nouveaux domaines de recherche a eu de même des conséquences importantes, la mutation symbolique la plu importante étant le passage de la physique à la biologie (et plus particulièrement de la génétique)
La technoscience permet non pas de subsumer science et technique, mais désigne un nouveau régime de production des science ou la question de la distinction entre ces deux catégories apparaît comme triviale, sinon oiseuse. Ce nouveau régime est un processus largement contingent en fonction des domaines ou il trouve à s'incarner, comme par exemple les nanosciences et la biologie de synthèse. Mais avant d'explorer ces nouveaux domaines de la connaissance, il est également utile de revenir sur la création et l'usage du mot et des multiples réappropriations dont il a fait l'usage
Le philosophe des Sciences Gilbert Hottois
Le premier usage attesté du terme remonte au philosophe des sciences Gilbert Hottois, dans un texte de 1978 qui s'opposait à l'usage alors répandu en philosophie de la science comme « discours ». Il insistait ainsi sur la base matérielle des découvertes scientifiques qui impliquent tout un appareillage technique, et ce en rapport avec l'explosion des forces productives entre le XIX° siècle et le XXI°
Ce terme va ensuite être utilisé par le créateur de la philosophie postmoderne jean Philippe Lyotard qui déclare dans son ouvrage fondateur « qu'est ce que le postmoderne » : « La technoscience actuelle accomplit le projet moderne : l’homme se rend maître et possesseur de la nature. Mais en même temps elle le déstabilise profondément : car sous le nom de « nature », il faut compter aussi tous les constituants du sujet humain : son système nerveux, son code génétique, son computer cortical, ses capteurs visuels, auditifs, ses systèmes de communication, notamment linguistiques, et ses organisations de vie en groupe, etc. » Le terme va également être utilisé par Bruno Latour dans « la science en action » a repris ce terme tout en lui donnant une signification profondément différente, dans la mesure ou tout son travail consiste a réintroduire la science dans un réseau dense de significations et d'échanges, ce qui constitue « la théorie de l'acteur réseau » Elle va être utilisé à contre sens de ce que voulais signifier Bruno Latour, en une sorte de critique de l'implication du capitalisme dans les science alors que cet auteur est viscéralement opposé a toute approche « critique » des phénomènes, et plus particulièrement de la science. Bernadette Bensaude Vincent décrit ainsi l'utilisation du terme « technoscientifique » par Bruno Latour : « Les technosciences désignent la science telle qu’elle se fait et non telle qu’elle se dit (science pure, autonome). La technoscience est une pratique sans intérieur ni extérieur. Pour surmonter le clivage, il faut prendre en compte tous les alliés, les réseaux de techniciens nécessaires pour faire fonctionner la recherche au laboratoire mais aussi les financiers, les politiques etc. Les technosciences ont la charge de démolir le mythe de la pureté : tout est hétérogène, hybride, sans couture repérable entre deux morceaux Si l’activité scientifique – recherche – est toujours mêlée d’intérêts toujours « impure » alors pourquoi cette impression d’aliénation ? Parce que valeurs associées aux pratiques scientifiques et secrétés par elle : image du scholar, du clerc, de science pure et désintéressée est une valeur sociale. » Bruno Latour renchérissait d'ailleurs sur l'approche « non criticiste » qu'il prônait : le mot « technoscience » étant malheureusement pris par ceux qui, à la suite de Heidegger, ont oublié qu'il fallait étudier les productions scientifiques et techniques avant de gémir sur leur absence d'être, de valeur, de beauté et de vérité, je ne l'utilise qu'au pluriel,et sans valeur ontologique profonde. Par contre une réappropriation va être fait du terme dans un objectif volontairement polémique qu'il n'avait pas chez Latour.
Une des premiére revue "critique" des science, dans les années 70
Ces discussions vont être l'objet d'une reformulation à mesure qu’apparaîtrons les technosciences « réellement existantes », à commencer par les nano technologies. Celles ci apparaissent comme l’idéal type des technosciences. Contrairement à la physique des hautes énergies typique de la « Big science », elles sont transdisciplinaires (et non pas uniquement « interdisciplinaire », comme peut l’être par exemple les sciences de l'information et de la communication) La distinction « science/techniques » disparaît (lors de leur apparition, d'ailleurs, on parlait de « nanoscience », alors que l'usage quasi consensuel actuel parle surtout de « nanotechnologie ») Et « the last but not least » elles sont l'exemple même de « sciences privées » dans tous les sens du terme.
Née d'une technologie (les « microscopes à effet tunnel) les nanosciences et nanotechnologie consistent à manipuler la matière « atome par atome » selon l'expression très juste de l'historienne des sciences Bernadette Bensaude Vincent. Elle sont nées d'une intuition du grand physicien Richard Feynman et sa célèbre formule « il y a beaucoup d'espace en bas » pour manipuler la matière à l'échelle nanométrique. Au début conçue comme un jeu (une compétition entre physicien consistait a graver la bible sur un grain de riz) elle a rapidement révélé son potentiel économique, qui est indiscernable de ses objectifs scientifiques. Elle a été aussi le laboratoire ou s'entretenait de nouveaux modèles techno scientifiques ou la perte d'autonomie des chercheurs et des ingénieurs au profit des entreprises était acté. Dans un projet piloté par une multinationale aux multiples tentacules et aux intérêts financiers gigantesques, ce n'est plus le scientifique qui se livre à de la « vulgarisation » (auprès du grand public), mais le service de communication qui se substitue à lui
Mais les nanotechnologies vont bientôt être rejointes par un ensemble d'autres disciplines nouvelles ou redéfinie en fonction du nouveau paradigme, jusqu’à ce qu'on arrive à l'acronyme NBIC qui les englobe toutes : nanotechnologies, biologie, informatique et sciences cognitives sont désormais la « nouvelle frontière » de la recherche scientifique. Il faut noter que « informatique » ne concerne pas tous les champs disciplinaires de la matière, mais uniquement la notion de « Big data », et que de la mémé façon, seule la biologie de synthèse est concernée.
"Usine a bits" google
La question des « Big data » est en rapport direct avec l'explosion des données numérisées et concerne tout autant la question du stockage que du traitement (les deux questions étant techniquement étroitement liées. On a eu surtout conscience de la complexité des questions posées par ces nouvelles techniques grâce au scandale des écoutes « sauvages » des services techniques de renseignements des USA, mais ce qui est autrement préoccupant c'est que les mêmes techniques sont utilisées par tout un ensemble d'intervenants, à commencer par Google. Cet ensemble de techniques entretient un rapport paradoxal a « l'utopie internet » dont on vante le caractère libertaire et décentralisé, alors qu'au contraire il implique une centralisation qui fait irrésistiblement penser à la contre utopie de Georges Orwell, 1984 dont les Big data sont un peu le « Big brother »
De même « l'inquiétante étrangeté » de la biologie de synthèse (et de son projet démiurgique de « créer du vivant à partir de rien ») est elle symptomatique de ces « technologies Frankenstein » qui déclenchant la peur en même temps qu'une inavouable fascination.
C'est pour cela que l’avènement de la technoscience suscite des peurs, des craintes et des interrogations. Celles ci ne sont pas nouvelles, et sont contemporaine de l’avènement d'une « société scientifique » dont Bertrand Russell dénonçait en même temps le caractère illusoire et largement fantasmagorique :
La société scientifique […] ne doit, bien entendu, pas être prise tout à fait comme une prophétie sérieuse. C’est une tentative de dépeindre le monde que l’on obtiendrait comme résultat si la technique scientifique devait régner sans contrôle. Le lecteur aura observé que des caractéristiques que tout le monde considérerait comme désirables sont mêlées de façon inextricable à des caractéristiques qui suscitent la répulsion. La raison de cela est que nous avons imaginé une société développée conformément à certains ingrédients de la nature humaine à l’exclusion de tous les autres Comme ingrédients, ils sont bons ; comme constituant la seule force motrice, ils sont susceptibles d’être désastreux. L’impulsion qui mène à la connaissance scientifique est admirable quand elle ne contrarie aucune des impulsions majeures qui donnent de la valeur à la vie humaine ; mais, si on lui permet d’interdire tout moyen d’expression à tout ce qui n’est pas elle-même, elle devient une forme de tyrannie cruelle. Il y a, je crois, un danger réel au cas où le monde deviendrait soumis à une tyrannie de cette sorte, et c’est pour tenir compte de cela que je n’ai pas hésité à dépeindre les caractéristiques sombres du monde que la manipulation scientifique non contrôlée pourrait vouloir créer
Cette description brillante par le grand logicien semble s'accorder de façon anticipée aux promesses et aux vertiges de la technoscience. Mais la description perdrait beaucoup de son efficace si elle n'était pas ramenée à la question du capitalisme régnant en maître absolu de nos destinées.
L'étape actuelle techno scientifique ne peut s'envisager autrement qu'en continuité avec la « nouvelle utopie » capitaliste d'une « société du savoir » dans laquelle la science tiendrait un rôle éminent. Dans un article éclairant de Jean Marie Vincent, ce dernier présente les travaux de Rolf Kreibich (malheureusement non traduit en français) et son ouvrage le plus important « Die Wissenschaftsgesellschaft » (la société de la Science)[[Suhrkamp verlag, Frankfurt/Main 1986) ou ce dernier montre que la science est au cœur du procès de valorisation de l'économie capitaliste « . Cela signifie selon lui que l’économie obéit à une logique de la valorisation de la science et de la technologie et que la société est en conséquence dominée par un paradigme « Science-Technologie-Applications sur une échelle industrielle ». Un des aspects les plus important est de montrer la logique de l'industrialisation de la science (le processus de recherche étant passé d'un mode « artisanal » (qui est d'ailleurs encore le lot de la quasi totalité de la recherche) à un mode de plus en plus « industrialisé ») « La production dos connaissances est devenue une industrie qui s’étend à tous les domaines de la production matérielle et devient en quelque sorte une production scientifique de savoirs et de savoir-faire et une technologie opérante de la progression scientifique La science ne se tient plus en réserve de l’économie et de la société, elle se dynamise de plus en plus et devient un des mécanismes fondamentaux de la reproduction élargie des rapports économiques et sociaux » La logique de ce processus, a l’œuvre dans les technosciences, c'est ce que dit un autre philosophe de « l'obsolescence de l'homme » Gunther Anders. Elle pose la question de la connaissance en enjeux de pouvoir, lourd de menace...
« Comme l’avait prévu R. Bacon le savoir est pouvoir, mais un pouvoir qui ne s’exerce qu’à condition de se soumettre à une dynamique plus forte que lui : l’auto-valorisation de la science à travers une compétition qui embrasse maintenant – directement ou indirectement – la totalité de la planète. De façon significative, le déploiement de la production scientifique est presque partout inextricablement lié à des complexes industriels et militaires devenus des buts en eux-mêmes. La société de la science n’est pas dotée de capacités réflexives, en fait n’est pas capable de véritables retours sur elle-même, parce qu’elle obéit à des automatismes qui la transcendent. Pour les hommes qui la composent, le paradigme « Science-Technologie-Industrie scientifique » est un mythe dont ils ne peuvent se détacher et auquel ils succombent en pensant sacrifier à la rationalité par excellence. » Cette conclusion de R. Kreibich donne bien l'enjeu politique et social de ce qu'implique la notion même de "technoscience".
Reste a défendre que face à l'envahissement par la technoscience de tous les aspects de notre existence (politiques, sociaux, intimes) il reste qu' «une autre science est possible ». Mais celle ci ne surviendra pas sans un changement de mentalité au moins comparable a celui qui a entraîné le surgissement des « lumières » au XVIII°siècle
Bibliographie
Isabelle Stengers Sciences et pouvoirs : La démocratie face à la technoscience La découverte 1998
Gilbert Hottois Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience Vrin
Bernadette Bensaude-Vincent Les vertiges de la technoscience : Façonner le monde atome par atome Édition la découverte
Dominique Pestre Science argent et politique Édition Quae 2005
Articles consultés pour la rédaction de cet article :
Jean Marie Vincent Capital et Technoscience revue multitude http://www.multitudes.net/Capital-et-technoscience/
Jacques Bouveresse. Promesses et dangers de la « société scientifique » : Les inquiétudes de Bertrand Russell In : À temps et à contretemps : Conférences publiques [en ligne]. Paris : Collège de France, (n.d.) (généré le 25 mai 2014). Disponible sur Internet <http://books.openedition.org/cdf/2053>. ISBN : 9782722601543
Dominique Pestre : À propos du nouveau régime de production, d’appropriation et de régulation des sciences Revue contretemps avril 2005