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Billet de blog 4 janvier 2024

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Bonne année ?

Depuis quelques années et plus encore depuis 2020 et le confinement, c'est une galère pour arriver à embaucher dans le médico-social des personnes fiables et stables à cause d'une politique sociale et médicale délétère. 

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La postulante devait venir ce matin à 9 heures. À 9h02, un e-mail ayant pour objet : « abandon de poste » m’annonce qu’en fin de compte elle ne viendra pas, accompagné d’excuses aussi creuses que plates car, a minima, son comportement est indélicat, mais pas exceptionnel, malheureusement. Détail troublant : elle est formatrice dans le médico-social, après avoir été aide-soignante, on est donc en droit de s’interroger sur les valeurs qu’elle enseigne, me semble-t-il. À moins qu’elle soit en contradiction avec les valeurs qu’elle prône ?

J’avais deux recrues potentielles dans lesquelles j’avais mis de l’espoir. Je n’ai plus personne, une fois de plus. En effet, j’ai entamé une rupture en période d’essai avec le deuxième espoir ; peu soigneux, désorganisé, dilettante, pas investi, profondément inconscient de la dangerosité du travail, donc de la nécessité d’être vigilant et concentré pendant les soins. De surcroît, le porter est balbutiant et notre dialogue de sourds : il me comprend mal et il ne fait pas d’effort pour me parler distinctement. Comment, par conséquent, envisager d’être accompagné par quelqu’un d’aussi peu fiable ? Comment me sentir en sécurité et en confiance avec une telle personne, alors que je suis très affaibli en raison de mon état de santé ? Je suis usé, nerveusement et moralement, par cette instabilité conjoncturelle incessante.

Tout est à refaire. Tout est à recommencer.

Depuis quelques années, les candidats à l’accompagnement médico-social sont à l’image de notre société : instables, dilettantes, peu fiables, inconséquents, désinvestis, désinvoltes, irresponsables, sans ossature et négligents ; et la liste n’est pas exhaustive. De beaux parleurs ou de belles parleuses, ou peut-être des utopistes naïfs, à la belle rhétorique, aux belles motivations, aux belles convictions, avec des promesses et des engagements la main sur le cœur. Voilà ce qui postule afin d’assumer un poste à hautes responsabilités. Ont-ils seulement conscience de postuler pour accompagner un homme en fin de vie et très déclinant ? Non. Clairement non. Sinon, ils et elles partiraient en courant. Mais c’est si alléchant de ne travailler que deux jours fixes par semaine et très correctement rétribué au surplus; la planque, la bonne aubaine pour certains. Sauf que, si les conditions de travail sont optimales, c’est un travail qui exige des capacités, des qualités et des compétences apparemment de plus en plus rares sur le marché du travail. Et dire que l’avenir de notre planète, déjà bien mal en point, dépend d’une génération aussi peu armée et tellement sous influence que, pour les extrémistes de tous bords, c’est du pain béni.

En attendant, je suis usé. Moralement et nerveusement usé, fatigué, laminé, désespéré. Allô docteur, qu’est-ce qui m’arrive, je n’en peux plus, je suis au bout du rouleau ? Jamais je n’aurais pensé que cela m’arriverait un jour, d’être mis à genoux par ma dépendance physique totale. Je voyais et j’entendais autour de moi des personnes me parler de leur usure morale et nerveuse, à force de vivre dans un stress permanent, une insécurité sournoise et d’être malmenées à tout bout du champ. J’étais alors compatissant à l’égard de ces personnes, tout en me sentant inébranlable nerveusement et moralement, tant j’avais une énergie phénoménale à ma disposition. Cependant, en ce temps-là, je n’avais pas pris un gros coup de vieux, je n’étais pas affaibli par une maladie cardiaque et ses désagréments évolutifs, je n’étais pas hypersensible, fragile et fatigable, si fatigable et fatigué.

En attendant, chaque formation est un calvaire désormais. Parce que, depuis cinq ans, je ne croise que des personnes totalement déconnectées d’une certaine réalité et, par-dessus tout, dans l’incapacité de reconnaître spontanément leurs limites. Des personnes qui se voilent la face, voyant bien qu’elles me font souffrir et m’épuisent mais persistent égoïstement et aveuglément. Des personnes qui considèrent comme normal que je prenne sur moi, malgré mon état, afin de leur permettre de prendre tout leur temps pour éventuellement intégrer et maîtriser tous les gestes indispensables pour m’accompagner en toute sécurité et avec un certain confort. Considérant implicitement que ce n’est pas à elles de se faire violence, mais à moi, au risque d’en mourir. Elles s’obstinent donc jusqu’à ce que je prenne la décision d’arrêter les dégâts. En dix ans, je n’ai rencontré qu’une personne qui m’a dit qu’elle préférait arrêter parce qu’elle ne voulait pas me faire souffrir inutilement, car elle ne se sentait pas à la hauteur de ce travail particulier.

Je suis usé nerveusement et moralement, autant que physiquement, mais je n’ai pas le choix, il est impératif que l’équipe soit renforcée, c’est une question de vie ou de mort. Mais comment ? Le milieu du médico-social est en friche ou en lambeaux. En revanche, les bons conseilleurs sont légion, ne comprenant pas que l’on ne s’improvise pas accompagnant, c’est un apprentissage préalable. Tous ces adeptes du yaka, en croyant bien faire ou en étalant leur culture, sont plus exaspérants qu’autre chose.

On ne peut pas imaginer le stress que représente la formation d’une potentielle recrue dans de telles conditions d’affaiblissement. J’ai chaque fois l’impression de mourir un peu plus à moi-même, d’être un peu plus désintégré moralement, tant l’accumulation de formations infructueuses est déprimante à la longue.

J’ai besoin de me sentir en sécurité et de pouvoir faire confiance à la personne qui m’accompagne, pour pouvoir me reposer, avoir l’esprit tranquille. Or, c’est tout le contraire qui se passe : constamment, je suis en état de vigilance pour prévenir autant que faire se peut les étourderies et autres négligences des apprentis.

Avant, je compatissais, aujourd’hui, je comprends mes congénères. On nous détruit à petit feu dans une indifférence quasi générale, par manque de moyens et de réelle volonté. Dans un pays où on accepte de laisser 2000 enfants croupir dans la rue par tout temps, les états d’âme et les conditions de vie précaires et aléatoires de quelques handicapés qui ont choisi d’être autonomes, ça ne pèse pas lourd. Dans un pays où l’on est prêts à massacrer des manifestants pacifiques, la mise en danger vital de quelques handicapés isolés, ça ne pèse pas très lourd. C’est une question de priorité budgétaire.

Il y a six mois, un homme d’une cinquantaine d’années, atteint de la maladie de Charcot, a demandé et obtenu d’être mis sous sédation et débranché. Il n’en pouvait plus de vivre dans la précarité aléatoire de sa situation en raison des difficultés continuelles, depuis des années, pour recruter des professionnels stables et fiables. Dans ces conditions stressantes et démoralisantes, la vie n’avait plus de sens, surtout si c’est au détriment de l’être aimé. De facto, c’est sur lui ou sur elle que retombe la charge de combler les absences et les manquements générés par une épidémie de professionnalisme délétère.

Aujourd’hui, je comprends encore mieux son choix parce qu’il m’arrive de penser à cette éventualité afin de stopper une impression d’acharnement vain et nonsensique aux dépens de celle que j’aime par-dessus tout. L’amour est fait pour construire pas pour détruire. Je n’hésiterai donc pas si la précarité devait persister trop longtemps, voire se dégrader encore plus. C’est une question d’amour, de respect et de dignité.

J’aimerais fumer. Au milieu du désert. Qu’importe le désert s’il est de sable. Une cigarette et un verre de Porto et le désert à perte de vue, une solitude totale et l’infini. Un sentiment d’éternité. Et de paix. Loin de tout et de tous. En paix avec moi-même et cette vie que je ne comprends pas in fine. Quel est son sens, sa raison d’être, son intérêt, sa finalité, une fois cette question débarrassée de toute idéologie mystico-spiritualiste ? En comparaison, mon existence aura été plutôt clémente. Mais comparaison n’est pas raison. Où est l’humanité ? C’est quoi, l’humanité ? C’est qui, l’humanité ? Comment s’étonner que je somnole à longueur de journée avec des questions existentielles aussi rébarbatives et sans issue.

Attention braves gens, les manipulateurs sont partout, les bonimenteurs également et les prédicateurs aussi ! Si seulement l’humanité était globalement plus lucide et moins crédule. Plus courageuse aussi.

Je mourrai debout dans ma tête et les yeux ouverts, c’est tout ce qui m’importe. Vivre, c’est regarder la mer qui se retire pour découvrir le Néant avec l’inscription : ci-gît celui qui a regardé sa vie en face.

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