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Billet de blog 9 juin 2013

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Vie et mort

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je connais la puissance des mots. Au moins autant que la puissance des maux. Chez moi, les seconds nourrissent les premiers. Dès mon plus jeune âge, autant que je me souvienne, j’ai observé, écouté, analysé et je me suis adapté pour vivre au mieux le pire et le meilleur ; m’adapter et, en toutes circonstances, voir le positif et avancer, ne jamais me résigner.

Des mots pour transcender des maux. Des mots pour chercher, trouver et donner du sens aux maux, aussi terribles et inflexibles soient-ils. Écrire, un chemin de vie dans un champ de mort. Écrire pour me créer au sein d’un décor délabré, impitoyablement délabré. Écrire pour ne pas mourir. Pour vivre quand même, par-dessus tout !

Mais jusqu’où peut-on aller dans l’acceptation de sa déchéance, physique ou morale ? Jusqu’où peut-on assumer sa propre dégradation physique ? Quel est le seuil de souffrance tolérable ? Surtout lorsque le « destin » rajoute progressivement des couches successives de maux, comme si cela ne suffisait pas. Comme si, chez certains êtres, il faut pousser toujours un peu plus loin les limites du dépassement de soi, de l’acceptation et de la transcendance ou, au contraire, de la résignation, de l’avilissement et du désespoir. C’est quoi une vie au juste ? Quelqu’un a-t-il une réponse convaincante ? C’est quoi vivre dans certaines conditions extrêmes, extrêmement inhumaines, au point que la mort est vécue comme une délivrance ? Pourquoi la souffrance ? Pour qui ? Pourquoi plutôt celui-ci que celui-là ? En dehors de tout prêchi-prêcha catho lénifiant et doloriste, y a-t-il une réponse à ces questions ? Non. Du moins pas de réponse généraliste et généralisable, il n’y a que des réponses individuelles aléatoires, je crois. Face à la vie, donc à la mort, nous sommes seuls, profondément seuls. Face aux dégradations physiologiques, à la déchéance de son corps, à l’atteinte de son intégrité physique ou mentale, nous sommes presque aussi seuls avec, peut-être, la culpabilité en plus ; celle d’être un poids, de faire souffrir son entourage de souffrir, de lui imposer notre mal. Parce que rien n’est plus difficile à vivre que le sentiment d’impuissance face à certaines dérélictions. Certes, notre souffrance est censée faire aussi grandir notre entourage… Quand elle ne le détruit pas. Je me demande régulièrement comment est vécue la pose d’un pacemaker, une dialyse régulière ou la présence d’un masque nocturne en cas d’apnée du sommeil ? Toute chose difficile à vivre et angoissante, pour soi et pour l’autre. Pourquoi certains ressortent transformés par les épreuves que la vie leur inflige et d’autres, la majorité peut-être, totalement laminés ou aigris ?

Nous ne naissons pas égaux, loin s’en faut, car nous n’avons pas les mêmes capacités, le même seuil de tolérance, la même énergie vitale, le même tempérament et la même volonté. Pour s’en sortir, il faut arriver à assumer qui on est, avec ses faiblesses et ses forces. Il ne sert à rien de regretter et de geindre, c’est une perte de temps et d’énergie. Mais c’est facile à dire… Plus difficile à appliquer.

Pourquoi ce questionnement existentialiste ?

Parce que, depuis le début de l’année, à un handicap physique pas piqué des hannetons (ça se saurait si je faisais dans la demi-mesure) s’est rajoutée une audition défaillante par paliers (pour surtout ne pas avoir le temps de m’adapter ou peut-être pour varier les plaisirs ?). J’entre désormais également dans la catégorie des malentendants, des durs de la feuille. Handicap sensoriel conséquence du handicap physique et de l’âge (car, sans en avoir l’air, ça vieillit de plus en plus un « handicapé lourd » grâce à la technologie médicale). Malheureusement, être une sorte de mutant bionique ne vous exonère pas du fait de devenir sourd. À qui, du reste ? À 58 ans, jouer au commandant Cousteau, faut être maso ! Le suis-je ?

Comment ne pas me poser la question ? Comment ne pas me demander jusqu’où je serai capable d’aller dans l’acceptation de ma dégradation ? Quand trop c’est trop ? Quand ce ne sera plus supportable, pour moi ? Je ne sais pas. Je m’interroge mais je ne sais pas. Pour le moment. Certains humains ont une endurance hors du commun. Inhumaine ? Surhumaine ? En fais-je partie ? Pourquoi ?

Personnellement, je pense que Dieu ne sauve pas de tout, sauf à être harnaché dans une addiction religieuse à toute épreuve. Pendant plus de 20 ans, les 20 premières années de mon existence, on me promettait le Paradis direct, sans passer par la case purgatoire. Le pied ! Ça vous fait frétiller, vous, une perspective aussi nébuleuse ? Pas moi. Les cathos ont un sens très poussé de la désincarnation… Que je refuse d’avoir. Dieu, on verra plus tard. Chaque chose en son temps. Bien sûr, le paradis sur Terre, c’est somme toute précaire et aléatoire. Mais, en attendant, au moins on sait ce qu’on a ou qu’on n’a plus. Après, on ne sait pas ce qui nous attend, quoi qu’en pensent et qu’affirment certains. En tout cas, moi je n’ai pas la prétention de savoir. Ma seule certitude en ce bas monde, c’est que nous naissons pour mourir. Et mourir ne me fait pas peur. Ce qui me pose bien plus de problèmes c’est la façon dont se terminera mon existence. L’idée de décéder dans des souffrances innommables, une déchéance abjecte, m’est insupportable. Mourir, oui, mais dans la dignité ; ma conception de la dignité, je précise. Quitte à choisir l’heure de ma mort. Car vouloir mourir est une liberté. Devrait être une liberté. En effet, en France, contrairement à la Suisse par exemple, ce n’en est pas une. Le suicide assisté est proscrit dans le pays des Droits de l’Humain. Hollande et les parlementaires peuvent sauter par la fenêtre quand ils veulent ; on le déplorera, on leur rendra hommage, mais personne ne pourra les empêcher de se suicider. En revanche, on refuse la même liberté à une personne en situation de dépendance vitale. En France, on a la culture de la médecine palliative. Il faut boire le calice de la (sur)vie jusqu’à la lie. On est venu sur Terre pour en chier jusqu’au bout. On ne sait jamais, le mort pourrait regretter de s’être fait euthanasier. Un mourant est tout sauf responsable, le corps médical français et la frange intégriste des cathos (encore eux), le savent mieux que quiconque, mieux que le mourant qui n’est forcément plus tout à fait lucide avant le grand saut. Le Président « normal » peut se défenestrer ou se pendre mais pas ses concitoyens « anormaux ».

Vous, je ne sais pas, mais moi, ça m’horripile. Que le pays des soi-disant Droits de l’Humain bride les libertés individuelles, dont la liberté sexuelle et la liberté de vouloir mourir font parties, ça m’insupporte. Comment peut-on forcer quelqu’un à vivre contre son gré dans une démocratie républicaine ? C’est proprement inhumain.

Et ce n’est pas parce que je m’interroge que j’ai des pensées morbides. Je m’interroge parce que j’ai des pensées vivantes. Parce que je sais que nous avons tous des limites et que je ne peux pas m’empêcher de m’interroger sur les miennes, alors que j’enseigne continûment l’importance de connaître et de reconnaître ses limites dans des écoles de formation.

Je suis enfermé depuis 58 ans dans un caveau charnel, une prison chaotique. Et aujourd’hui, je me retrouve face un enfermement auditif inopiné (mais prévisible). Je suis un homme de communication, la parole et l’écoute sont pour moi primordiaux, depuis toujours. Et cet enfermement supplémentaire accentue le sentiment d’isolement et de solitude. 36 15 qui n’en veut ? Moi pas mais pas le choix. Ma Vie veut-elle me conduire vers toujours plus d’introspection, de travail sur moi-même et vers une perception plus fine de l’Autre ? Je ne sais pas. Mais je le saurai tôt ou tard. Le hasard n’existe pas, sauf pour les incrédules et les fatalistes.

Le plus grand risque c’est de naître, après il faut oser pour vivre, à moins de préférer survivre. Vu sous cet angle, je n’y suis pas allé avec le dos de la cuillère. À quel prix ? Difficile de ne pas sourire devant tous ces gens qui parlent de chance là où il y a une indéfectible détermination et un constant travail sur moi-même. Les choses sont rarement données dans une existence, et quand elles le sont, il faut se méfier des apparences.

J’ai un handicap « monstrueux ». Pourtant, en dépit du bon sens, en dépit de toute logique médicale et cartésienne, en dépit de toute dogmatique existentielle, j’ai construit une vie hors norme et hors cadre. J’ai rencontré l’amour, je me suis réalisé, je me suis accompli à la force de mon énergie vitale et de mon sens du plaisir, des plaisirs ; je suis né épicurien, hédoniste, jouisseur et libertin. En ce sens, je suis un non-sens à contresens du sens commun. Je suis un défi au bon sens. C’est quoi, au fait, le bon sens ?

J’ai un handicap « monstrueux », aux yeux de certains. Et je suis beau pour d’autres. Pour mes proches. Mes enfants. Les femmes qui m’ont aimé. Et celle qui m’aime maintenant. Comment ne pas m’interroger, ne pas ressentir une certaine lassitude, un peu de désespoir à l’idée de devenir également malentendant, alors que l’amour d’une femme, et quelle femme et quel amour, s’est présenté à moi peu avant l’apparition de cette nouvelle dégradation, de cet enfermement complémentaire ? Comment ne pas culpabiliser un peu, au moins un peu, de lui rajouter un handicap de plus à ma panoplie ; un handicap de plus comme dot ; certes, c’est on ne peut plus original mais par amour et par respect, comment ne pas se remettre en question ? Surtout qu’elle est si jeune et belle, qu’elle a toute la vie devant elle, quand j’ai la mienne déjà bien entamée (sans que cela présage d’un avenir qui peut être encore très fructueux et long, n’en déplaise aux pessimistes). Évidemment, c’est son choix, sa volonté, sa liberté. Évidemment, elle est libre et consciente. Mais, pour autant, il serait égoïste et irresponsable de se voiler la face. Dans la vie, pour progresser, pour construire (surtout à deux), il vaut mieux regarder la réalité droite dans les yeux. Il n’empêche que la question récurrente et légitime que se posent la presque totalité des gens ─ à l’exception notoire de ma fille qui me connaît mieux que moi-même ─, c’est : mais qu’est-ce qu’elle fait avec lui, qu’est-ce qu’elle lui trouve, elle, si jeune et belle, avec ce mec dans cet état et si vieux de surcroît ? D’accord, il a des qualités, on peut même être impressionné par (par quoi au fait ?) mais de là à s’en amouracher aussi follement… Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Perso, jusqu’à 57 ans, je m’étais juré que jamais ça ne m’arriverait, jamais je ne tomberai amoureux et plus encore que je vivrai avec une femme qui aurait l’âge de mes enfants. Jamais ! Tu parles. Il ne faut jamais dire jamais, la vie, elle aime pas ça, elle trouve un malin plaisir à te démontrer le contraire. Je le sais depuis des lustres, pourtant je continue de tomber dans le piège. J’en suis désolé pour tous ceux et toutes celles que je désole, dépite, atterre, révulse, répulse, consterne, indispose, dérange, choque (la liste n’est hélas pas exhaustive, je le crains) mais il se trouve que j’ai toujours su m’adapter au pire… comme au meilleur. Et il se trouve aussi que Jill fait partie de ce meilleur. En plus, je n’ai jamais été très friand des principes de tous ordres, dogmes, normes et autres yakas ou faut-que. La vie c’est comme on veut et comme on peut. Et l’amour aussi. Et le désir. Et le plaisir. Je comprends qu’on ne comprenne pas. Mais il ne s’agit pas de comprendre, juste d’accepter et de respecter. C’est très chrétien comme vision, si j’ose dire ; ce qui me laisse à penser que l’amour, chez beaucoup de chrétiens ou de croyants en tous genres, c’est comme la confiture, moins on en a plus on l’étale… Enfin pour ce que j’en dis… Ça n’engage bien sûr que moi et ma déraison de mécréant déglingué.

Mon audition décline et je rencontre l’amour. Un handicap s’ajoute à un autre et, dans le même temps, un amour incroyable apparaît, la vie s’impose une fois de plus. Mort et vie, déconcertante et perpétuelle valse existentielle. Ironie du destin ? Ou force du destin en marche ? Je ne vivrai pas à n’importe quel prix. Mais je ne renoncerai pas non plus à n’importe quel prix. Ma vie est trop truffée de signes pour les ignorer.

Derniers exemples en date…

Le lundi 3 juin, avec Jill, William et Karima, nous partons pour un long périple qui est censé nous mener de Paris à Londres puis à Melun. Cinq jours de travail et quatre jours de vacances anglo-saxonnes.

Depuis huit ans, autre dérèglement impromptu et malvenu, mon estomac devient parfois paresseux puis se bloque brusquement au détour de mes déplacements ; car, avec l’âge (encore et toujours), la position assise lui déplaît de plus en plus, il devient susceptible dès qu’il se sent comprimé, écrasé en position assise. Or, dès le départ, j’ai pressenti. J’ai pressenti mais j’y suis allé, comme toujours ; pour honorer des contrats de travail que j’avais signé (faut bien gagner sa vie aussi) et parce que le plaisir de voyager, de partager, d’enseigner, de rencontrer et de découvrir, est plus fort que l’abdication, le renoncement au plaisir.

Premier signe, quatre jours avant le départ, la tuile : il faut changer la pompe à eau d’urgence. Nous sommes jeudi et nous devons partir lundi ! Trouver un garagiste en si peu de temps… C’est possible avec de la… chance. Et au prix de péripéties dans les transports en commun pour Jill. Cependant, il était écrit que nous devions partir. Si nous avions su…

Première nuit à l’hôtel et deuxième signe, je me réveille avec une sensation bizarre de manque d’air. D’une voix très faible, j’appelle Jill. Diagnostic : un des tuyaux du circuit du respirateur est fendu. Du jamais vu. Heureusement, un technicien vient le matin remplacer d’urgence le circuit défectueux, étant attendu à Sciences-po pour midi. Si c’était arrivé en Angleterre…

Troisième signe, je mange peu au restaurant, je sens mon estomac qui rechigne et, durant mes quatre heures d’intervention, je suis au top dans ma tête mais pas du tout dans mon ventre qui lève sans Vahiné, au point de me sentir distendu de plus en plus au fil des heures. Le soir, je décide de manger allongé dans la chambre de l’hôtel. Grand bien m’en a pris.

Quatrième signe et clap de fin. J’ai rendez-vous à l’université Paris VII pour intervenir auprès d’universitaires américains. Nous mangeons avec eux sous le soleil enfin retrouvé. L’estomac n’est pas au mieux, et moi non plus par conséquent. Je mange sans conviction. J’aurais mieux fait de m’abstenir. À peine le café avalé, je sens l’estomac qui se bloque et le ventre qui gonfle, gonfle, gonfle, triplant de volume en quelques minutes ; impression connue et redoutée. Impression que je vais exploser sur le trottoir, sous le soleil retrouvé. Sensation suffocante de déchirements. Souffrance ! Il est 14h30 environ et mon intervention est prévue pour 16 heures. Quelqu’un d’autre aurait renoncé, serait rentré se coucher ou serait parti directement aux urgences. Quelqu’un d’autre mais pas moi. Pas quelqu’un qui, comme moi, a un double handicap : une endurance masochiste à la douleur et un grand respect de ses engagements professionnels. J’ai attendu au soleil l’heure de mon intervention dans un état indescriptible, et personne qui ne pouvait m’aider pour me soulager. J’ai fait mon travail. Une fois rentré dans la salle, dans l’arène, j’ai mis ma souffrance de côté autant que faire se peut. The show must go on ! Quitte à en crever parfois, en dépit du bon sens. J’ai parlé, je ne sais même plus de quoi ni comment, mais je parle avec des hoquets nauséeux, l’impression que si je ne me tais pas, je vais dégueuler. Si c’était arrivé en Angleterre…

À partir du moment où je me suis retrouvé dans la voiture, je n’ai plus ouvert les yeux, comme un chat, je me suis centré sur moi-même et ma douleur, j’ai mis toute mon énergie dans cette souffrance lancinante et ce ballonnement invivable qui ne voulait plus se décongestionner. Au grand désarroi et à la grande inquiétude de Jill et des accompagnants qui n’avaient jamais vu ça auparavant. Une première dont ils se seraient dispensés. Moi aussi. Même si j’en ai l’habitude, mais il y a des choses auxquelles on ne s’habitue jamais, on se fait juste une raison. On appelle ça un mauvais moment à passer. Moi, je le savais, pas Jill, Karima et William. Pas encore. Désormais, si. Cela sera-t-il forcément plus facile et plus simple pour eux la prochaine fois ? Après, j’ai appris l’inquiétude et les larmes de Jill. J’ai appris que William aussi a pleuré un peu. Qui suis-je pour que l’on s’inquiète autant de moi ? Que l’on se fasse autant de soucis pour moi ? Un homme de cœur ? Par-dessus tout.

À 19 heures, j’ai ouvert un œil pour demander à Jill d’annuler le rendez-vous que j’avais au restaurant à 20 heures, puis j’ai de nouveau sombré, j’ai dormi et dormi. En suant toutes les larmes de mon corps. Après 21 heures, j’ai renoncé à résister, à espérer un quelconque soulagement. J’ai demandé qu’on appelle le SAMU. Il me fallait ma sonde gastrique annuelle… 1h30 plus tard, deux ambulanciers ont enfin débarqué avec… une chaise à porteurs ! Résultat, enveloppé à poil dans le drap de l’hôtel, je suis descendu dans le hall assis dans mon fauteuil ; au point où j’en étais, souffrir un peu plus… Direction hôpital Saint-Antoine, à une encablure de l’hôtel… Les urgences ! Où ils avaient déjà un dossier à mon nom. Accessoirement, ça aide. « Le retour de la baudruche alsacienne, épisode 2 ».

Un an et demi après, le décor est le même. Je me retrouve en territoire conquis, si j’ose dire. Plus même, dans une ambiance familière… « Au secours ! Je veux rentrer, lâchez-moi ! Laissez-moi tranquille ! », vocifère mon vis-à-vis. On dirait qu’on va l’égorger, alors qu’on essaie « simplement » de lui faire ingurgiter une sonde gastrique car il saigne de l’œsophage. Franchement, c’est quoi se faire enfiler une sonde gastrique, juste un petit moment désagréable à passer : « Avalez ! Allez, avalez Monsieur ! », ordonne l'infirmière ; j’en avale environ une par an depuis huit ans, c’est presque devenu un plaisir ; non, c’est devenu un plaisir parce que, au bout, il y a le soulagement ; mais moi je le sais, pas lui, pas encore, c’est pas un habitué des hôpitaux, pas comme moi ; ou peut-être que si mais il ne s’y fait pas et ne s’y fera jamais. Qu’a-t-il hurlé à un moment donné ? Toujours est-il que l’interne de garde à la natte tressée serrée s’énerve méchamment : « Restez poli ! Avec les antécédents que vous avez et un passé d’alcoolique, vous avez le foie niqué. Ça suffit, vous vous calmez ! Vous êtes venu pour vous faire soigner, alors laissez-vous faire ou crevez chez vous en silence ! » Hippocrate a dû se retourner dans sa tombe. Moi, si je n’avais pas eu une sonde gastrique me sortant du pif qui régurgitait un truc innommable, j’aurais avalé de travers. Elle savait parler aux malades, la carabine. Et pas que… Lorsque William va lui demander s’il peut faire entrer ma compagne, elle s’étrangle : « Quoi ! Parce qu’il est en couple ? », le regard effaré et la natte qui blêmit (enfin j’aime bien me l’imaginer comme ça ; après tout, c’est ma liberté de scribouillard et d’ex-patient de la madame). « Excusez-moi », s’est-elle tout de suite reprise, en pensant sûrement « la pauvre » ou « elle est folle ». J’en mettrais ma main au feu et beaucoup plus. Pendant ce temps, dans la salle carrelée de 80 m² à vue de nez, parsemée de grabataires vaseux séparés par des paravents, l’autre continuait à s’égosiller, à se plaindre, à vouloir rentrer. L’ingrat ne voyait même pas qu’il était entre de bonnes mains, un peu autoritaires et grossières, certes, mais après tout c’est le résultat qui compte : guérir ou mourir… Il faut choisir… Moi également, j’ai été entre de bonnes mains ; très autoritaires mais pas grossières du tout, par contre très stressées, les mains et leur propriétaire. Dès que je l’ai vue, j’ai très vite compris que l’infirmière qui me prenait sous sa houlette allait faire un massacre. J’ai crié ? Non, j’ai attendu avec indulgence que ça passe. Avec ce genre d’infirmière, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, attendre que ça passe… Ou alors fallait pas venir… Elle ne m’a pas loupé, trituré dans la chair ne trouvant pas de veine, gâché je ne sais plus combien d’aiguilles, avant de renoncer à faire les gaz du sang. Là où sa collègue, le lendemain matin, m’a piqué avec une maestria telle que c’en fut un plaisir, pourtant les veines ne s’étaient pas métamorphosées dans la nuit. En revanche, celle-ci était concentrée et posée.

Et, pendant ce temps, la sonde gastrique vidangeait, vidangeait du liquide saumâtre, et je ressuscitai à vue d’œil. Entre-temps, nous avions déménagé dans une chambre du service « hospitalisation de courte durée ». J’allais beaucoup mieux, je ne souffrais plus, le ventre dégonflait et je me regonflais, tout juste un peu groggy. À mes côtés, Jill essayait de dormir après sa nuit cauchemardesque ; elle est restée avec moi, pendant que William a rejoint Karima à l’hôtel, à 3h du matin ; elle était épuisée mais vaillante. Il ne restait plus qu’à attendre l’autorisation de sortie et faire 500 km pour rentrer au bercail, souffler juste ce qu’il faut avant de repartir dans le sens inverse. Car plus question d’aller à Londres. Trop de signaux d’alerte nous avaient été distillés. Quels que soient les regrets, il valait mieux reporter et me préserver pour les contrats à venir.

Finalement, vers 15 h, j’ai émergé sous le soleil sur le parvis de l’hôpital, envahi par une sensation de bien-être. Et ébahi ─ mais pas plus que ça ─ par une scène de strip-tease de mes accompagnants ! William a commencé et les autres ont suivi : d’abord le bas et après le haut, pour se retrouver en tenue légère afin de ne pas « crever de chaud » dans la voiture ! Ben voyons. Vaut mieux crever de chaud que d’implosion stomacale, soit dit en passant… J’ai donc gardé ma vêture et ma décence publique…

Le voyage s’est déroulé sans problème. Je me sentais bien avec mon ventre de jeune premier, d’amoureux svelte. Sans pour autant me faire d’illusions, car ce n’était pas fait pour durer… 1000 fois hélas. À peine rentré, je me suis mis devant mon ordinateur et j’ai travaillé jusqu’à minuit. J’avais déjà récupéré pendant que les autres se traînaient courageusement. Surtout Jill qui revenait avec une crève pas possible. Comme quoi… Et William qui continuait à expectorer la sienne en crachant ses poumons et le reste…

Ainsi va la vie. Ni blanche, ni noire. Indéchiffrable et déconcertante, souvent. Il n’y a pas de vérité, il y a des vérités. À chacun de trouver la sienne en se posant les bonnes questions au bon moment, c’est-à-dire au moment opportun. La vie c’est comme on veut et comme on peut. L’amour aussi.

Mais c’est une exigence de tous les moments. Pour certains. Pour beaucoup. Moins ou pas du tout pour d’autres. Pourquoi ? Pour vivre, pour arriver à vivre, il faut une éthique, des renoncements, des sacrifices et une certaine moralité. Pour vivre, au sens profond du terme, il faut être en droit dans sa tête, autant que faire se peut.

Ce constat me rend intolérable les mensonges incessants, méprisants et éhontés de nos « élites » politiques et de nos « fameux » fonctionnaires d’État. Me dire qu’il y a maintenant 10 millions de pauvres en France, plus de 3 millions de personnes qui souffrent de misère affective et sexuelle et au moins 6 millions de personnes en situation de handicaps divers et variés, c’est-à-dire des millions de personnes vivant dans une précarité extrême, la plupart sous le seuil de pauvreté, pendant que des Cahuzac, Woerth, Strauss-Kahn, Sarkozy et Copé, pour ne citer que ceux-là, trichent, mentent et s’en mettent plein les fouilles à nos dépens, c’est insupportable. Ma vie, et celle de millions d’autres, est un combat de tous les jours sur lequel ces politiques mollardent sans vergogne.

Cahuzac qui ment aux parlementaires, à ses confrères, qui ment les yeux dans les yeux devant les médias, Cahuzac qui a détourné de l’argent et qui voulait nous ponctionner en nous faisant la morale ! Copé qui a enflammé, harangué et soutenu les anti-mariage pour tous, avant de reconnaître, une fois la loi votée, qu’il a toujours été pour ! Sarkozy qui ne cesse de mentir et de magouiller depuis des lustres, Sarkozy qui a été jusqu’à glisser dangereusement dans les ornières de l’extrême-droite pour rester au pouvoir, Sarkozy manipulateur, arriviste et menteur. Idem pour d’autres, beaucoup d’autres, trop, beaucoup trop d’autres. Non seulement, ces gens-là nous mentent et nous spolient en roulant sur l’or, souvent à nos dépens mais, en plus, ils osent nous pressurer, nous demander d’être responsables et patients, de nous serrer la ceinture à leur place !

En 1968, les Français ont poussé De Gaulle dehors en plein boom économique ; en 2013, ils restent apathiques devant la politique d’austérité injuste, inégalitaire et asociale de Hollande ! Autre temps, autre culture. En 1968, on défendait des valeurs, une autre conception de la société, de la liberté et de la justice. Aujourd’hui, c’est chacun pour soi et on préfère se faire humilier et piétiner plutôt que de prendre le risque de perdre le peu qu’on a encore ou qu’on pense avoir. On préfère brader son âme, oublier ses convictions et se faire rouler dans la farine, plutôt que de se soulever. Pourquoi ? Je me le demande tous les jours. Moi qui n’ai jamais abdiqué, renoncé, j’avoue que je ne comprends pas. Je suis consterné devant autant de résignation, autant de manque de dignité. La liberté et l’égalité ont un prix que peu semblent prêts aujourd’hui à donner. C’est affolant. C’est angoissant.

Pourtant, vous imaginez ce que pourrait obtenir 10 millions de pauvres bloquant Paris, enfermant Hollande dans sa Présidence hautaine et trônant sur son bon droit ? Ce Hollande qui nous claironne et nous impose une politique d’austérité, alors que, comme les autres politicards, sa politique d’austérité n’égratigne même pas son patrimoine. Facile d’étrangler la France du bas quand on a une vie très aisée. Ce n’est pas pour rien que là-haut on préfère gouverner entre copains et copines, plutôt que de travailler avec des gens du terrain, c’est moins dérangeant et moins compromettant. C’est à dégueuler. Mais à qui la faute ? À ceux et à celles qui les ont mis au pouvoir, ces assoiffés de fric et de gloire. Tellement assoiffés de pouvoir qu’ils sont prêts à tout renier, à vendre leur âme au diable d’un néolibéralisme peu soucieux de justice sociale et d’amour du prochain. Surtout pas d’amour du prochain. Regardez-les, ils exsudent tellement d’amour du prochain, de sens de la justice sociale, de l’égalité et de courage politique, qu’ils sont à plaindre. Franchement, je préfère être doublement handicapé qu’être handicapé du cœur et de l’esprit, comme ces gens-là. Après ils s’étonnent que les Français perdent de moins en moins de temps dans les isoloirs. Pour quoi faire ? Certes, en politique, on ne peut pas toujours tout dire mais mentir et tricher pour conquérir et garder le pouvoir et/ou profiter de sa position pour s’enrichir, malhonnêtement en plus, c’est criminel.

Hollande a été élu sur un programme et des promesses qu’il ne tient pas, qu’il n’a jamais eu l’intention de tenir. Il nous a bernés, juste pour assouvir un orgueil incommensurable et après nous envoyer chier avec morgue et bonhomie.

Regardez la politique du handicap, sa politique du handicap ! Il continue l’œuvre de destruction de son prédécesseur. Une destruction programmée qu’il n’a pas manqué de dénoncer avec ses amis socialistes… pendant qu’il était dans l’opposition ; quand il avait encore besoin de nos voix pour atteindre son objectif suprême ; à ce stade d’immoralité, aucune promesse et aucun mensonge n’est de trop. Et, tout compte fait, je ne peux que lui donner raison puisque les Français le laissent faire docilement. Y compris les associations soi-disant de défense des personnes en situation de handicap, celles-ci étant désormais prêtes à accepter le report d’obligations de mise en accessibilité des lieux bâtis et publics, de 2015 à 2022. Le chantage à la crise a fonctionné. L’inclusion des « handicapés », c’est le dernier des soucis d’une société inégalitaire, désintégratrice, incivique et compassionnelle. Tant que handicap restera synonyme, en France, de Charity business, l’inclusion et l’autonomie ne seront que des miroirs aux alouettes, des arlésiennes à bas prix et à bonne conscience. Le civisme à la française est un cynisme corporatiste, avec la complicité d’une « élite » politique complice par opportunisme ou manque de courage, ou les deux. Avec des arguments spécieux ou… mensongers, par-dessus le marché.

Ce qui est triste c’est que j’en viens à souhaiter à Hollande, Touraine, Carlotti et Batho, de passer un an dans un fauteuil roulant et, tant qu’à faire, aveugles et sourds. Cela leur évitera de continuer à proférer des conneries et des mensonges, en les rendant peut-être plus sensibles aux réalités quotidiennes d’autrui, plus intelligents aussi (ou plus cons), donc plus humains (ou plus acrimonieux et bilieux). En tout cas, ça leur ferait les pieds. En attendant, nous sommes et nous restons des citoyens de seconde zone, car nous sommes nécessairement des incapables irrémédiables, avant d’être capables.

La France part à vau-l’eau mais vive la France !

Dehors il fait beau. Il fait chaud. Le ciel est limpide. Le printemps est enfin arrivé. Tout arrive. Toujours. Il suffit d’y croire et de s’en donner les moyens. Tout espoir est permis, même en politique. Certaines utopies également. Comme celle de voir des Français enfin se soulever en masse et hurler leur ras-le-bol d’être oppressés et opprimés par une « élite » qui se décrédibilise elle-même.

Il fait beau, je suis sur la terrasse, chez moi. Je me pose plein de questions. Mais je suis heureux. Le soleil enfin retrouvé m’apaise. Je suis heureux. La vie continue, encore. Toujours ? Je suis heureux et j’ai l’amour. Un amour insensé. L’amour d’une femme aux cheveux aussi bleus que le ciel qui me surplombe. Je suis heureux et je pourrais m’en contenter. Mais je ne peux pas, je ne sais pas, du moins tant que je serai environné d’autant d’injustices, de lâchetés, de mensonges et de prévarications. De petites mesquineries et d’hypocrisies à la pelle. Je suis ainsi fait. Même avec un handicap en plus…

Ce qui ne m’empêche pas d’être heureux. Peut-être même que ça nourrit une partie de mon bonheur ? Qui sait ? L’être humain est tellement complexe, n’est-il pas ?

Il fait beau et je suis heureux sous le soleil. Le bonheur tient souvent à si peu de choses… Comme la vie. Comme l’amour.

Je suis mon propre mystère.

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