Les retours suscités par le billet « Vie et mort » m’ont profondément bouleversé. En l’écrivant, j’étais loin de m’attendre à de telles réactions ; au contraire, je me demandais ce que les lecteurs pourraient bien trouver à mes introspections existentielles, dans une France où ils ont d’autres chats à fouetter. Mais j’ai écouté mon élan premier… Et libre à chacun et chacune de passer son chemin, vers des horizons plus conformes à ses attentes ou à ses besoins. Liberté d’expression pour une expression libre. De quoi ? Pour qui ?
Ce texte, je ne l’ai pas écrit, il m’a écrit. Je n’ai fait qu’être moi ─ je ne sais pas faire autrement, je n’ai jamais su et ce n’est pas maintenant que je vais savoir, tant mieux car, au vu de tous les remerciements et encouragements reçus, ça semble être de l’ordre d’un privilège d’arriver à s’exprimer avec ses tripes et son cœur, son Amour de la vie et du Prochain. Ce « moi » a interpellé, ému, touché et enthousiasmé, au-delà de toute espérance, en étant soi…
Comme mes congénères, j’ai passé les trois quarts de mon existence à ramer contre vents et marées doloristes et fatalistes, afin de justifier puis de prouver que ma vie en vaut la peine et que je ne suis pas « handicapé » mais que j’ai un handicap (nuance sémantique frappée au coin du bon sens si on prend le temps d’y réfléchir un tant soit peu), donc que je ne suis pas non plus le « malheureux incapable sans rémission » que j’étais et que je serai toujours censé être, aux yeux de certains et certaines. Il n’empêche, j’ai dépensé plus d’énergie et passé plus de temps à faire contre ou sans qu’avec, pour vivre malgré tout et par-dessus tout, pour devenir qui je suis maintenant, pour défendre mon intégrité, mon identité, mon altérité, mon autonomie, ma liberté, mes choix de vie et mon territoire. Parce que, dans notre culture judéo-chrétienne et latine, certaines dégradations physiques ou mentales n’ont pas leur place en dehors d’un champ compassionnel très restrictif, infantilisant et stigmatisant.
Aussi loin que je me souvienne, je n’ai été, dans d’innombrables regards sidérés, qu’un « pitoyable monstre » sur lequel on s’apitoie avec la légèreté d’un éléphant dans un magasin de sextoys, pour me retrouver aujourd’hui face à mon Humanité ! Un choc. Un séisme émotionnel devant mon ordinateur ébranlé. Je n’ai plus besoin de revendiquer mon statut d’Homme, je le suis désormais de fait, à lire et à entendre tous les retours, de plus en plus fréquents et nombreux, que je reçois sur la toile ou après mes interventions. En lisant tous ces messages, j’ai eu l’impression d’être face à une onde de choc affective, j’ai vacillé au tréfonds de moi, le regard un peu embué… par l’oignon sentimental que j’épluchais. Je ne me suis pas battu pour rien, me suis-je dit, secoué. Je le savais déjà depuis un certain temps, mais d’être confronté à une telle avalanche m’a laissé désemparé et démuni, le temps de reprendre mon souffle. Avec une sensation d’être arrivé au port, d’avoir atteint ce Graal personnel que tout le monde cherche, je crois.
Et j’en suis sorti profondément bouleversé, d’autant plus bouleversé que je viens de loin, de si loin, d’un autre temps, d’un autre monde, de l’autre côté de la marge, d’une marginalité sans espoir de retour. Et je m’interroge : pourquoi moi, à quel prix, avec quelle force, quelle volonté et quelle rage parfois aussi, pour en arriver là ? Pourquoi n’est-ce pas plus simple ? Pourquoi est-ce si difficile, si compliqué, si pesant, si blessant et révoltant de dénoter dans la masse bêlante et aboyante de la norme dominante ? Qui est normal ? C’est quoi être normal ? Oui, c’est affreux à voir un handicap tel que le mien ─ et encore, ça dépend pour qui : « L’essentiel est invisible pour les yeux », dixit le Petit Prince ; et ça se vérifie tous les jours dans les yeux de l’amour et de l’amitié… ─ mais bien moins affreux à vivre qu’on se l’imagine, qu’on le fantasme, à condition de ne pas être… sourd à la vie. Mais j’ai beau expliquer et répéter et rabâcher qu’il ne faut jamais se mettre à la place de quiconque, que c’est impossible, que c’est une prétention judéo-chrétienne qui ignore la définition de l’empathie, rien n’y fait, il y a des culpabilités culturelles qui ont la vie dure, et la stigmatisation facile.
J’ai 58 ans et ma vie m’appartient comme jamais. Je n’ai plus besoin de prouver quoi que ce soit, je suis qui je suis et ce que j’agis, ce que je transforme par amour, je suis cet amour. Je n’ai plus besoin de me protéger des démons culturello-socio-religieux à la dogmatique affectée (quelle formule !) ni de mes démons intérieurs, de mes angoisses de rejet et d’abandon, ma solitude est tellement revêtue d’affection et de reconnaissance. J’ai trouvé ma voie vers la Vie et l’apaisement. J’ai trouvé la sérénité. Et j’ai appris l’indulgence et l’humilité ; cette humilité née de l’indulgence. J’ai découvert les vibrations de l’indulgence. Après bien des détours et des errements, des maux et des doutes.
Je reviens du monde de l’inhumanité dont on a essayé de me caparaçonner ─ comme tant d’autres ─ pour me retrouver face à une Humanité qui me paraissait, il n’y a pas si longtemps, inatteignable. Une Humanité qui me dépasse. Je l’ai apprivoisée à bout de bras, de cœur, d’esprit et de corps. Avec amour. Dès le plus jeune âge, j’ai pressenti que l’amour peut tout, qu’il est tout. Tout le reste est futile et éphémère.
La plupart des commentaires mettent en avant cette humanité et me demandent de ne surtout pas arrêter, de rester qui je suis. De continuer à partager et à écrire mes réflexions existentielles et autres états d’âme galopants et séditieux.
Or donc, plein de cette Lumière qu’on m’a offerte avec générosité et de quelques craintes quant à mon état de santé, j’ai repris la route mardi matin pour la Seine-et-Marne. Pour trois jours de boulot, avec une désagréable incertitude sur l’opportunité de partir après ce que je venais de vivre (cf. Vie et mort). Sur la route vers Dammarie-les-Lys, l’inquiétude a grandi au gré de lacérations croissantes dans l’abdomen. Pourrais-je tenir durant les trois jours très chargés prévus au programme, avec un ventre aussi fragile et sensible ? Je suis incorrigible à toujours prendre des risques « inconsidérés ». Tout ça pour quoi ? Afin de respecter mes engagements professionnels et gagner ma croûte et mes plaisirs (une semaine très rémunératrice m’attendait qui passera dans… la réparation de la voiture !) ? Ah ! Cet indécrottable sens du respect de l’engagement pris, de la parole donnée, très alsacien comme éthique, de même que la culture d’un humanisme universel, de la défense des libertés et du refus de toute forme d’oppression (cf. Victor Schoelcher, Frédéric Auguste Bartholdi, Tomi Ungerer ou Albert Schweitzer ; un peu moins Sébastien Loeb… notoire exilé politique en Suisse, comme tant d’autres pauvres comme Job). Je ne pouvais pas les lâcher à la dernière minute. Je devais essayer. Et bien m’en a pris. Même si ce fut au prix d’un séjour très diététique afin de ménager l’estomac (efficace pour perdre du poids) et d’un repos systématique dès que je ne travaillais pas, j’ai tenu le coup sans encombre jusqu’au bout ; en plus, sans trop de frustrations grâce au fidèle temps maussade et humide de la Seine-et-Marne (ça fait 50 ans que je le connais). J’AI HONORÉ MES ENGAGEMENTS. Et avec une telle reconnaissance au bout.
Cependant, le séjour aura été rude pour mes accompagnants (particulièrement pour Charly) et pour moi. Quelle mouche m’avait piqué, la veille du départ, pour insister autant auprès de Jill (quelque peu agacée sur les bords) afin qu’elle vérifie si tout était OK du côté de la réservation ? Tu parles ! Elle apprend consternée (après l’agacement, un peu de consternation, c’est bon pour le cœur et les synapses) que le fauteuil ne peut pas entrer dans la chambre qui avait été garantie adaptée à mon autre assistante professionnelle ! Quelle importance, puisque ça n’a pas empêché l’hôtel de recevoir l’agrément de la Commission consultative départementale de sécurité et d’accessibilité (CCDSA) ! En revanche, vas trouver un hôtel la veille du départ, en région parisienne… Seul un Campanile avait encore des chambres de disponibles. Et Campanile, la chaîne qui se la joue motel américain en miniature et le confort aussi (miniature of course), j’avais de grosses appréhensions qui ont vite été confirmées. Hélas, je n’avais pas le choix. La première chambre qu’on me propose est aussi adaptée que moi je suis Tom Cruise, c’est dire. Le fauteuil rentre tout juste, avec des contorsions de ballerine arthritique. Et, dans la salle de bains labellisée « adaptée à presque personne », ça se corse (avec les bombes en moins ; j’avoue que, quelquefois, il m’arrive de le regretter car ma sagesse a des limites…, je suis humain après tout…). Elle est bien adaptée, la salle de bains, mais uniquement pour des personnes atteintes de nanisme ou d’ostéogenèse imparfaite, et encore à condition de ne pas être obèses. Donc, on me propose in petto, confus et contrit ─ mais qu’est-ce qu’ils en peuvent, ce ne sont que des employé(e)s conscient(e)s de la mascarade et de l’indifférence crasse de leur employeur ─, dans une chambre « normale », standard de chez standard. Résultat : j’ai dormi pendant quatre jours couché au bout du lit, à la place des pieds ─ comme un chien, ai-je pensé ─, fixant pendant des heures un mur blanc lorsque je ne dormais pas ; quand on s’adressait à moi, c’était dans mon dos ou alors fallait s’asseoir devant moi sur le lit, c’était on ne peut plus pratique et convivial. Quant à la salle de bains, il a fallu virer la porte pour arriver à y entrer en… rentrant bien le ventre (merci aux urgences de m’avoir dégonflé, y a jamais de hasard, croyez-en mon expérience), après fallait encore me poser sur une baignoire au ras du sol et des pâquerettes. À quand une décoration pour nos accompagnants cassés au champ d’honneur, le dos en miettes et les muscles tétanisés ? Et, comme nous le confiera un employé dépité, la CCDSA77 était aussi passée dans l’établissement en 2012 et avait renouvelé l’agrément sans sourciller. Avec un bakchich ou autour d’un canon de rouge ? C’est monnaie courante dans beaucoup de départements, ce genre de passe-droit. L’accessibilité à tout pour tous est une belle bouffonnerie à la française. France Terre d’accueil pour les bien-portants et les fortunés qui peuvent se payer une accessibilité à tout crin. France royaume des corporations et des politiques opportunistes et sans c…s (mais avec une (très) grande g…e). En colère, vous croyez vraiment que je suis en colère ? Non, je me marre, j’applaudis des quatre mains une politique sociale aussi intelligente, aussi pleine de bon sens, de mercantilisme et d’hypocrisies poujadistes.
Qui voudrait prendre ma place ? Qui accepterait de telles conditions d’existence et de désintégration, la fleur au fusil ? Nos administratifs, les membres du gouvernement, le président de la République, tous les « grands » patrons et élus nationaux ou locaux qui se servent de la « crise » pour oublier toute idée de solidarité et tout réalisme citoyen, avec un cynisme éploré ? François Hollande aurait dit, d’après une amie, que nous coûtons trop cher à la société, lors de son passage à Capital, le dimanche 16 juin ? Ça me semble douteux, tant ce serait contre-productif dans un pays où 63 % des Français estiment « la mobilisation des pouvoirs publics pour l’insertion sociale des "handicapés (!)" » insuffisante, d’après Le Point.fr du 19 juin 2013. En tout cas, s’il ne l’a pas dit, peut-être qu’il le pense ? Toujours est-il qu’il ne fait rien pour donner à penser le contraire… Dans le même article, on apprend que 74 % des maires pensent que la France est en retard en matière d’insertion ; 47 % des Français ont le sentiment que la situation globale des personnes « handicapées » n’a pas évolué durant les cinq dernières années ; pour 73 %, favoriser leur insertion est « une mesure d’égalité » ; 85 % jugent indispensable d’améliorer l’accès aux Établissements recevant du public (ERP), 82 % aux commerces de proximité, 80 % aux habitations, 77 % aux transports et 75 % aux lieux de culture ; et ils sont 64 % à estimer que l’accès à une vie affective et sexuelle est indispensable, 52 % pensent la même chose pour la parentalité ; enfin, 45 % des maires demandent davantage d’informations sur les structures existantes et 79 % disent avoir besoin de plus de budget pour améliorer la situation en matière d’accessibilité. Que croyez-vous que le gouvernement et le chef d’État vont en faire, de ce sondage ? Pourtant très révélateur…
Pour le dernier point, on comprend les maires quand on sait que le pôle handicap coûte pratiquement 6 milliards par an aux collectivités locales, ça fait une jolie somme. Si on la divise par le nombre de départements, c’est déjà moins impressionnant. Quand on sait que la PCH aide humaine ne représente que des salaires d’emplois qualifiés, qui plus est dans une France au chômage endémique, ça nuance encore un peu plus le propos. Et puis, par exemple, sachant que le Conseil général du Bas-Rhin me verse tous les mois 11 150 € bruts, équivalents à cinq temps pleins, en raison d’une dépendance vitale particulièrement gratinée, que les six personnes qui m’accompagnent (dont deux à mi-temps) représentent, non seulement, un confort, une autonomie et une sécurité inestimables mais, également, la possibilité de travailler, de voyager et même de créer une micro-entreprise, cela relativise également le coût supposé trop onéreux de l’accompagnement en milieu ordinaire. Même si, pour le moment, la majorité des personnes en situation de dépendance vitale ne s’investissent pas autant que moi (tout en étant bien plus nombreuses que ne l’imagine la plupart), le seul fait de créer des emplois qualifiés et d’en retirer une qualité de vie, de sécurité et d’autonomie, justifie le coût de cette PCH ; sans oublier qu’une personne autonome est un consommateur en puissance… Et c’est qui qui aimerait relancer la consommation en France, hein ?
Mais le chantage à la « crise » économique porte ses fruits. Ils vont avoir gain de cause à propos de l’obligation de rendre accessible les ERP, d’ici 2015, désormais repoussée en 2022, autant dire aux calendes grecques. Les « grandes » associations ont capitulé piteusement, une fois de plus, comme les syndicats sur le Code du travail. Les « handicapés » attendront pour bénéficier d’une égalité des droits et des chances. Quant à la citoyenneté ? Quel gros mot ! La dignité ? Quelle présomption ! On va « enjamber 2015 »… en fauteuil roulant pour faire plaisir à Madame la sénatrice PS Claire-Line Campion ! « Enjamber 2015 », fallait trouver la formule et oser la sortir. Mais de là à revenir 70 ans en arrière… Il n’y a pas loin de la coupe aux lèvres.
Les socialistes n’ont pas le privilège du cœur ni de la solidarité, encore moins de l’intelligence sociale. Et ils n’ont pas non plus un intérêt prononcé pour la politique du handicap, si c’était le cas ça se saurait ─ hormis Ségolène Royal qui est à l’origine de ce qui est devenu la Prestation de Compensation du Handicap (PCH). Les lois du 30 juin 1975 et du 11 février 2005 sont le fait d’une certaine droite ; une droite sociale, pas la droite « décomplexée » versus Nicolas Sarkozy.
La politique française manque cruellement d’un humaniste de l’envergure de Nelson Mandela. Ce Mandela qui m’est beaucoup plus proche que Gandhi.
Par parenthèse, depuis un moment, je me pose une question : sachant que depuis le début de la Ve République, à l’exception de Nicolas Sarkozy et François Hollande, tous nos présidents sont réputés pour leur grande culture, est-ce ce qui explique que les deux derniers sont particulièrement arrogants et assis sur leur bon droit, l’un avec un mépris hautain, l’autre un mépris bonhomme à l’égard de ceux qui les ont élus, sauf ceux à qui ils servent les plats complaisamment ? Est-ce pour compenser cet insignifiant « handicap » qu’ils sont des « je-sais-tout-mieux-que-vous » et qu’ils usent à outrance de la mauvaise foi et du mensonge « politique » comme d’un outil au service du pouvoir ? Autre question : quelle est la place et la valeur d’une personne en situation de handicap, dans notre société, pour ces deux hommes ? Dans une société qui maintient une frange (6 millions minimum de personnes tout de même) de sa population sciemment dans la dépendance. Un très mauvais calcul comptable et politicien, à mon sens, mais allez-le-leur faire comprendre.
Pas grave, la gauche de pouvoir continue de démanteler consciencieusement et méticuleusement la politique du handicap, de nous maintenir dans une situation de citoyens de seconde zone, au rabais et juste bons à se satisfaire du minimum vital. L’église qui se fout de la charité et la charité qui se drape d’humanisme ont encore de beaux jours devant eux.
En attendant, il est intéressant de remarquer que François Hollande a décidé d’enterrer sa volonté d’encadrer les rémunérations patronales, après avoir enterré la réforme fiscale et la loi de séparation des activités bancaires, en plus d’avoir trompé les ouvriers de Florange. Comment cela se fait-il que, pour certains, il y ait toujours de l’argent dans les caisses de l’État ? Décidément, y en a qui n’ont pas à se plaindre depuis 2007. Vous avez dit « justice sociale » ? C’est quoi un gouvernement et un président qui oublient d’être au service de la France du bas et de l’entre-deux ? Tout compte fait, les promesses n’engagent que ceux qui y croient.
Passons. Quittons l’inaccessibilité d’une certaine France et de certains Français pour revenir en Seine-et-Marne et pour prendre une bouffée d’air, loin du Campanile.
Mercredi midi, je débarque dans le colloque organisé par des élèves éduc-spé et des formatrices de l’IRTS de Melun, merci Pauline et Aurélie, entre autres. Le thème ? Vie affective et sexuelle ! Mon fonds de commerce. Je croise François Crochon, avec qui je milite depuis des années en faveur de cette cause si controversée et avec qui je partage plus que des convictions. Il est l’intervenant du matin. Après le repas, je suis celui de l’après-midi en compagnie de Maudy Piot, la Frigide Barjot de l’accompagnement sexuel. Quand j’ai découvert avec qui on m’avait « pacsé » pour l’occasion, j’ai su que ça allait tourner à la polémique stérile, au non-débat où chacun allait défendre ses arguments. Et ça n’a pas loupé. Nous avions une demi-heure chacun pour nous exprimer mais, comme à son habitude, une fois qu’on lui a donné la parole, elle ne l’a plus lâchée ; les spectateurs médusés ont eu droit au disque rayé dogmatique et démagogique à volonté, le tout truffé de contrevérités, d’approximations, de mensonges, de mauvaise foi, de généralités et de généralisations, pour noyer le poisson et le sujet. Plus elle mordait sur le temps imparti, plus je sentais la moutarde me monter à la canule. L’accompagnement sexuel, peu importe qu’on soit pour ou contre, l’important c’est de respecter les choix de tout un chacun, il me semble. L’important c’est de respecter le droit-liberté. Or, les opposants à l’accompagnement sexuel, et à toute forme de prostitution, même volontaire et indépendante, n’ont pas l’intention de respecter cette liberté, comme les opposants au mariage pour tous n’ont pas envie de reconnaître la loi. Elle s’approprie la cause par un « on » redondant, madame Piot ; comme si elle était les « handicapés », comme si elle représentait tous les « handicapés ». Certes, elle est atteinte de cécité mais de là à projeter sur ses congénères, elle qui est psychanalyste (!), elle va un peu trop loin à mon goût ; surtout qu’elle a la chance de pouvoir se toucher, se caresser et se masturber si ça la chante, et tant mieux pour elle ; mais c’est facile dans ces conditions d’être contre. J’ai explosé. J’ai eu tort, j’avoue, pourtant je l’ai fait. Ma sagesse et mon humanité ont bégayé. Quelques minutes, le temps de me ressaisir et de pagayer dans le bon sens, au vu des réactions après le clap de fin.
Tout ce qui touche au sexe et au genre, dans notre culture, est à manier avec des pincettes et avec circonspection. C’est ô combien compréhensible lorsqu’on sait la prégnance des tabous et de certains interdits d’ordre sexuel sous nos latitudes. Rien n’est plus difficile à mener à maturation, à la plénitude et à la complétude que la sexualité et la sensualité. A fortiori en couple. La sexualité à deux est un révélateur implacable de nos limites, angoisses et autres frustrations oppressantes, de notre seuil de tolérance aussi. C’est un abrasif affectif et émotionnel puissant. Face à la sexualité, nous sommes souvent nus et déboussolés. Mais le plus pénible, ce sont les projections, une curiosité malsaine et les fantasmes que provoque la vie sexuelle d’autrui, cette inconnue qui intrigue au point de souhaiter entrer dans son intimité la plus intime. L’apparence est trompeuse en toutes circonstances, plus encore sans doute lorsqu’il s’agit de sexe, de sexualité et d’intimité. Que de voyeurisme potentiel et rampant parce qu’on n’est pas bien dans sa propre sexualité et/ou dans son corps, son être ! Alors quand, de surcroît, il y a un handicap qui s’invite… Avec paralysie totale en plus… Les supputations s’agitent. Évidemment, c’est contraignant, plus ou moins frustrant parfois, voire difficile, mais pas impossible. En fait, cette configuration demande une grande liberté de la part des deux partenaires sexuels, une grande adaptabilité, beaucoup d’humour, une agilité de l’esprit, de la patience et de l’inventivité. Des qualités pas si courantes. Et des capacités indéniables, notamment acrobatiques… Énormément de complicité et d’indulgence. À ce prix-là, et à ce prix-là seulement, cette relation sexuelle hors norme peut être une réussite. Quoi qu’il en soit, ce rapport ambigu à la sexualité que nourrit notre société explique en partie les convulsions que suscitent l’accompagnement sexuel et le choc culturel qu’il induit. Je n’ai pas besoin d’être en faveur de quelque chose pour le reconnaître et le respecter, je n’ai même pas besoin de le comprendre pour le respecter, tant qu’il y a consentement mutuel ou que cela n’entame pas la liberté et la sécurité d’autrui. La liberté peut-elle exister et s’épanouir dans un champ moralisateur à l’intégrisme frelaté ? La sexualité, c’est comme on veut ou comme on peut. Du moins, ça devrait être ainsi. Pourquoi, lorsqu’il y a divergence d’opinion, la cohabitation est-elle aussi aride et le consensus ardu ?
Le deuxième jour, en route pour le Centre de vie Passeraile, à Magny-le-Hongre. Départ à huit heures, retour à vingt heures, pour une journée de formation en binôme avec Jill. Une grande première pour elle qui doute tellement de ses capacités et un peu aussi de ses qualités ; à tort, puisqu’elle a été très appréciée partout. Nous avons travaillé avec quatre groupes différents répartis sur la journée. Des rencontres attentives, attentionnées et stimulantes. Une écoute et des attentes profondes. Une réelle communion avec chaque groupe. Mais trop peu de temps à consacrer à chacun, entraînant des réactions de frustrations chez certaines. Et le souci permanent de ne pas les décevoir. Heureusement, je ne suis pas sensible à la pression ; en toutes circonstances, je reste moi-même avant toute chose ; une autre position serait intenable. J’ai fait la connaissance de personnes lumineuses. Il y a quelque chose de vivant et d’humain dans ce centre. Une envie de bien faire, de se remettre en question, d’avancer, d’être à l’écoute et de donner du sens à sa vie et à celle des personnes accompagnées, de semblables si différents, en apparence. Le lendemain, Gérard Sauzet, le directeur de l’établissement, m’a écrit pour me faire part des retours enthousiasmés qu’il a eus. Et de sa satisfaction de m’avoir fait confiance. Pas évident lorsqu’on sait la réputation que j’ai dans certaines sphères.
Je suis revenu au Campanile rétamé mais heureux, après deux heures passées dans un bouchon interminable.
Le troisième jour, direction Alfortville, pour la MAS Robert Séguy. Et un challenge original. Arrivée plutôt kafkaïenne… Immeuble aux allures de bunker urbain ; et c’est un euphémisme puisque, pour entrer et sortir, il faut un code à quatre chiffres ! Le tout dégage une impression d’incarcération mortifère. Bonjour l’insertion et l’autonomie. Et vive la surprotection et l’assistanat ! Certes, les lieux hébergent (confinent ?) des personnes en situation de déficience mentale et psychique, mais quand même ; je connais des maisons d’accueil spécialisé, pour personnes déficientes mentales, ouvertes sur la ville et ça se passe très bien. Sauf que, dans celles-ci, on pratique une politique d’autonomisation et d’insertion, loin de toute tentation d’infantilisation et de maternage. Pour une maison d’accueil, l’accueil est plutôt déconcertant et ubuesque, après avoir réussi à pénétrer dans la place… Ensuite, je me retrouve largué dans un univers surréaliste où le personnel s’adresse à moi, pour me saluer, en me parlant comme si j’étais gâteux ou… un attardé mental. C’est dire le degré d’infantilisation qui règne dans cette « maison ». C’est dire aussi combien le personnel est formaté et déformé. Si je précise que la moitié du personnel est d’origine africaine, avec la touche d’exotisme culturel que cela suppose, entre autres dans le rapport aux personnes « handicapées », on comprendra que j’aie oscillé entre perplexité et amusement, et qu’il m’a fallu un petit temps d’adaptation pour atterrir.
Que ce sont-elles imaginées toutes ces femmes en me voyant, sachant que je venais pour parler de… vie affective et sexuelle ? Un mec dans un état de délabrement aussi avancé est forcément aussi déficient mental sur les bords. Forcément. C’est la première pensée qui vient au lambda. A fortiori dans un tel milieu qui baigne dans un univers parallèle et impressionniste autant que surréaliste. La preuve, ce dialogue entre Jill et une salariée de la MAS, tel qu’elle me l’a rapporté :
La jeune blonde : « Ah ! Vous êtes là ! Ah Nan, mais j'voulais vous dire... euh... c'est hallucinant comme il s'exprime bien ! »
Jill, ne sachant si elle devait rire ou non : « Euh... oui... (?) »
La jeune blonde : « Nan, mais j'veux dire, euh... il sait trop bien parler. Enfin, il formule des phrases, quoi ! Pas comme les gens d'ici, quoi ! »
Jill : « C'est vrai que Marcel a un handicap moteur "uniquement". Les personnes, ici, ont un handicap mental. »
La jeune blonde : « Mais du coup... il a quels diplômes ? Quelles formations ? »
Jill : « Aucun diplôme, aucune formation, il est complètement autodidacte. »
La jeune blonde : « Ah d'accord ! C'est fou ça ! Et tous ces livres, là, c'est vous qui les avez écrits ? »
Jill : « Non, c'est Marcel. Moi, je n'écris pas. »
La jeune blonde : « Non, vous vous moquez de moi, là... Mais j'hallucine ! Comment il fait pour écrire ? C'est pas possible ! »
Jill : « Avec un logiciel de reconnaissance vocale... Ah ! La modernité ! »
La jeune blonde : « Bah dites donc, c'est impressionnant tout ça ! Et vous, vous travaillez chez lui, c'est ça ? »
Jill : « Je fais du 24h/24, oui... Je dors même avec lui, dans son lit ! »
La jeune blonde la regarde avec un air très gêné.
Jill : « Je vous taquine, je suis sa compagne, forcément, ça créé des liens ! »
La jeune blonde, encore plus gênée : « Vous êtes sa... Mais quel âge avez-vous ? »
Jill : « 28 et lui 58... Oui, nous avons 30 ans de différence. »
Une autre AMP intervient, amusée par la gêne de sa jeune collègue :
« Mais oui ! T'étais où pendant l'intervention ? Ils ont 30 ans d'écart et madame est une ancienne prostituée ! Mais t'as rien écouté ou quoi ? »
La jeune blonde : « Ah oui ! C'est vous qui êtes ancienne assistante sexuelle ? Ah oui, d'accord ! Je voyais pas le rapport sur le coup, mais je comprends mieux... »
« Comprends mieux » quoi ? Allez savoir... C’est croquignolet et tellement fréquent, ce type de réaction.
En fait, je suis intervenu, avec des interruptions régulières, dans une salle où des cris et des gémissements divers et variés, stridents ou rauques, venaient agacer des oreilles attentives et troubler des regards approbateurs à l’égard de mes paroles. Dès l’entame, une femme sort en pleurant sous l’émotion (j’apprendrai après que c’est la mère d’un enfant tétraplégique depuis quelques mois). Derrière elle, il y a une grand-mère tout aussi émue, assise à côté de son petit-fils, résidant dans l’établissement. Accessoirement, je reçois deux baffes qui se voulaient sans doute être des caresses, cadeau d’une résidente aussi expansive que perturbée par ma présence, une autre est très attirée par ma canule… Heureusement, on veille autour de moi ; notamment, Jill dont la main est accaparée par le micro qu’elle me tient.
Je serais incapable d’accompagner des personnes déficientes mentales, je n’en aurais pas la force ni les capacités. Je n’en admire que plus ces femmes et quelques hommes qui entourent les pensionnaires. Je n’en regrette pas moins le comportement infantilisant voire abêtissant à l’égard de ceux-ci. D’autant que je sais, pour l’avoir vu à plusieurs reprises, qu’il est possible d’avoir un comportement adulte et émancipateur vis-à-vis de ces personnes qui sont certes déficientes mais pas folles, pas débiles. Nous sommes face à une forme de maltraitance, inconsciente et involontaire, qui ne dit pas son nom. Pourtant, les maintenir « en enfance », c’est leur interdire toute évolution, c’est accentuer leur dépendance et se rassurer à leurs dépens, j’en suis persuadé. Une dépendance généralement souhaitée, voire exigée, de la part des parents, malheureusement. Des parents angoissés et pétris de souffrance de n’avoir pas pu faire le deuil du handicap, faute d’un accompagnement suffisant et adapté. Les portes à code sont une exigence d’abord parentale, comme on me le dira.
Mais le plus remarquable dans cette incursion au cœur d’un microcosme décalé, c’est la rencontre avec la directrice et le directeur général. Laurence-Catherine Debernardy et Alberto Serano. Une rencontre marquante, tant ces deux personnes sont aux antipodes de leur personnel et de la majorité des parents qui fourmillent en ce lieu. Aux antipodes de la position dominante adoptée dans un milieu institutionnel majoritairement sécuritaire, et adepte d’un assistanat coloré d’une autonomie minimaliste. Une rencontre qui donne de l’espoir, qui permet de croire qu’un accompagnement intégratif et humanisant est possible, avec énormément de patience, de foi et de détermination. Ils sont la preuve qu’il y a des directeurs qui osent, qui bravent et qui veulent offrir davantage d’autonomie, de libre choix et de liberté aux personnes en situation de déficience mentale. Ils y croient ! C’était du bonheur, le peu temps passé avec Laurence. Et puis nombre de ses employé(e)s ne demandent qu’à être accompagné(e)s vers une autre pratique professionnelle, à évoluer dans leur relation aux résidents, pour lesquels on sent souvent qu’elles éprouvent un authentique attachement.
Toutes ces rencontres n’ont été que des prises de contact tournées vers l’avenir, vers de nouveaux projets. J’ai passé trois journées harassantes mais humainement si riches et prometteuses d’un futur en marche. Ces trois journées m’ont ouvert des portes et nourri d’amours. La fatigue est superflue dans ce cas, il suffit d’un peu de repos pour récupérer, comparé à tout ce que j’ai reçu en retour.
En fait, toutes ces rencontres, tous les retours, me confortent dans la conviction que la liberté, la vraie liberté est un mouvement intérieur. Un mouvement que j’ai rencontré et apprivoisé avec le temps. Un mouvement qui ne cesse de s’amplifier, mais qui a un prix de tous les instants. Rien n’est acquis, tout reste à apprendre et à consolider. Surtout la saveur de la liberté.
J’ai quitté la Seine-et-Marne et sa grisaille suintante un peu plus empli d’amour et de désir pour la vie, excédé, le pour l’amour et pour le désir. Pour le plaisir infini des rencontres. Car les rencontres humaines relèvent d’un mouvement créateur intense et profond. Un de ces mouvements qui tissent du lien et de la spiritualité. Est-ce que j’aime la vie parce que j’aime les rencontres ou j’aime les rencontres parce que j’aime la vie ?
Oublier Campanile, jusqu’au prochain hôtel discriminant…
Le lendemain, dans ma boîte de réception, je découvre avec étonnement un message en provenance de mon blog, signé Jocelyne Le Boulicaut, responsable politique d’Europe-Écologie-Les-Verts, qui me demande de participer aux universités d’été de Marseille, du 22 au 24 août, dans l’atelier… « Handicap, perte d’autonomie et sexualité ». Le sexe et la sexualité me collent irrémédiablement à la peau et au CV. Même chez les écolos, je suis catalogué ! Même dans ma tombe, ça va me poursuivre, je suis sûr ! Merci Éros et Thanatos ! C’est mon destin ! Bon, tant que ce n’est pas ma casserole, va falloir que je m’en accommode ou que je rentre dans les ordres. Ma vie serait-elle une sublime érection débordante de vitalité partagée ? Mais, en fin de compte, ça ne se fera pas, car le parti n’est pas riche ou, du moins, pas assez riche pour assumer mes frais de déplacement. Nous n’en restons pas moins en contact. Ce qui n’est pas négligeable et reste une opportunité à moyen terme pour faire avancer ma cause. D’autant que j’apprécie beaucoup, dans ce parti, des personnalités telles que Noël Mamère, Daniel Cohn-Bendit (un des rares à ne pas avoir trahi ses idées soixante-huitardes et un polémiste génial) ou Cécile Duflot.
À quand une réelle écologie sociale ?
La vie continue. Avec ses surprises incessantes et ces rencontres ébouriffantes et régénérantes qui vous transforment de fond en comble et vous font bouger.
Du moins moi. Bouleversé par tant de retours, de regards admiratifs et de paroles chaleureuses. Dialogue avec la vie pour devenir moi.
Mes vrais voyages sont là, dans ces êtres que je croise, bonheurs éphémères ou inscrits dans l’avenir. Le plaisir du cœur. Les plaisirs. Avant le plaisir des yeux… Vienne, Budapest et Florence. À moins que mon estomac ou autre chose, une urgence humaniste, peut-être, ne s’interpose et me dévie de ma trajectoire. Il n’y a pas de hasard…
Sur la terrasse, le ciel est d’un bleu radieux. L’horizon semble infini !
Bouleversez-moi encore.