Inquiétant, vraiment ?
Quand les administrations marchent sur la tête, Kafka rigole. Les citoyens qui en font les frais rigolent beaucoup moins.
Une certaine catégorie de fonctionnaires est réputée pour être, en général, pointilleuse jusqu’à en être psychorigide : le droit c’est le droit et la loi c’est la loi, même si elle est inadaptée. Qu’importe qu’elle soit juste ou non et qu’importe le contexte et les circonstances. Surtout, s’ils décrètent, bien au chaud derrière leur bureau, loin de la réalité du terrain dont ils n’ont généralement pas la moindre expérience. Ils n’ont pas le temps de faire du cas par cas et d’avoir des états d’âme, donc de s’attarder sur des situations spécifiques.
La politique sociale française est un conte à s’arracher les cheveux. Et, comme tous les contes qui se respectent, il commence par « il était une fois ».
Un conte de fées, vraiment ?
Donc, il était une fois la Prestation de Compensation du Handicap, PCH pour les intimes. C’était, à sa naissance, en l’an de grâce 2005, une véritable révolution politico-sociale, une aubaine inespérée pour nombre de gens en situation de dépendance. Elle est très exactement née le 11 février, après trois années de gestation parlementaire difficile et fertile, de tractations intenses et de bras de fer en coulisse. Pour la petite histoire, elle a été adoptée sans les voix de la Gauche !
Mais, in fine, d’une part, par manque de courage et d’intelligence du cœur et, d’autre part, en raison de petits calculs d’épicier, elle n’est pas allée au bout de ses promesses. De plus, au fil du temps et d’une idéologie néolibérale délétère, elle a progressivement été rabotée, expurgée de son essence originelle. Il n’y a pas de petites économies quand il s’agit de se plier aux règles de l’union européenne. On rogne donc entre autres les budgets dédiés aux politiques de santé publique, essentiellement au détriment des plus précaires.
En politique, on reprend aisément d'une main, ce qu’on a donné de l’autre. Quitte à fragiliser encore plus les bénéficiaires, voire les mettre en danger vital. Ceci dit, la fée PCH m’a octroyé les moyens nécessaires et suffisants pour devenir pleinement autonome, me permettant de m’accomplir.
Le Petit Poucet du XXe siècle avait vaincu l’Ogre étatique. Cependant, c’eût été trop beau, trop simple, si cela s’était terminé comme dans les contes de Perrault.
En infraction, vraiment ?
En fait, je n’étais pas trop impacté par ces rabiotages pernicieux, jusqu’à il y a cinq mois où j’ai fait la connaissance d’une nouvelle manière de rabioter.
Le Conseil départemental de l’Hérault me réclame le remboursement d’un indu de 12 263,71 €. De quoi s’agit-il ? D’un dépassement du plafond réglementaire des heures travaillées. En effet, il est stipulé dans la Convention des particuliers employeurs que l’on ne peut pas faire travailler ses employés plus de 208 heures par mois. Oui, mais. Il y a la théorie échafaudée derrière des bureaux et la réalité du terrain, les impondérables imprévisibles auxquels il faut faire face de façon pragmatique et rationnelle.
Ainsi, il arrive que ce plafond soit parfois largement dépassé – pouvant aller jusqu’à 300 heures, voire davantage, certains mois –, principalement en présence responsable.
On m’impute un dépassement certes réel mais un dépassement décontextualisé, comme c’est souvent le cas dans les administrations, car les lois ne tiennent souvent pas compte des cas de force majeure hors-sol.
Or, quand une pandémie entraîne une pénurie de postulants pour occuper un emploi à domicile qui requiert des qualifications et des capacités indispensables, que faire ? A fortiori si l’on a une pathologie nécessitant une présence jour et nuit à ses côtés. Ce qui est mon cas, étant sous respirateur en permanence et paralysé de la tête aux pieds, à quoi s’est ajoutée une insuffisance cardiaque, depuis 2020.
À l’instar du milieu médico-social dans son ensemble et de mes congénères fonctionnant également en emploi direct, mon équipe est ponctuellement en sous-effectif depuis une dizaine d’années, et plus particulièrement de façon endémique depuis l’apparition du Covid-19. À défaut de quatre employés à temps plein et un mi-temps, je devais régulièrement jongler avec trois employés et demi jusqu’à 2020. Mais, depuis la pandémie, l’équipe est fréquemment réduite à deux personnes et demie, quand ce n’est pas à une et demie. Avec tout le stress et les risques que cela représente. On ne fonctionne pas en sous-effectif par plaisir ou dilettantisme, ce serait dangereusement irresponsable.
Et je suis loin d’être un cas isolé. Cette pénurie est virale. A titre d’exemple, une connaissance en situation de grande dépendance n’a été accompagnée que par son compagnon durant 18 mois. Celui-ci assumant ainsi de facto l’équivalent de quatre temps pleins par la force des choses. Il a été constamment présent auprès d’elle pendant près d’un an et demi. Sans l’amour, cela aurait été impossible à réaliser ; elle aurait dû se faire hospitaliser. Certes, il a dû exploser le plafond des heures complémentaires légales mais, ce faisant, il a accessoirement fait faire des économies substantielles au Département et à la Sécurité Sociale ; une hospitalisation ou toute autre forme de prise en charge à domicile leur aurait coûté bien plus chère.
Au demeurant, la cheffe du service Aides Humaines du Département m’a doctement conseillé de me faire prendre en charge par un service d’aide à domicile, démontrant son ignorance de ma situation, car les auxiliaires de vie ne sont pas formées pour assumer quelqu’un ayant une pathologie telle que la mienne, et médicalisée de surcroît. Autant dire que l’on me propose de passer du purgatoire à l’enfer. Plutôt opter pour une mort assistée, en Suisse. Je n’ai plus la force d’encaisser des maltraitances ni de former des personnes n’ayant pas un minimum de compétences et de déontologie.
À vrai dire, des postulants, il y en a toujours par-ci par-là, encore faut-il qu’ils aient les capacités requises. Ce qui n’est généralement pas le cas. Ainsi, en 2022, nous avons formé sept candidats, un seul a montré de réelles aptitudes mais, en quelques jours, sa fragilité dorsale a eu raison de son souhait de travailler avec moi. Cependant, la plupart des candidats n’ont absolument pas la fibre sociale, cherchant juste un travail alimentaire, ils sont de ce fait totalement inconscients des risques qu’implique ce travail exigeant et consciencieux.
Quoi qu’il en soit, au motif que j’ai outrepassé le plafond réglementaire des heures complémentaires, le Département me demande de rembourser des heures travaillées et, preuve à l’appui, dûment payées. Donc de l’argent qui n’est plus en ma possession et que, légalement, je ne suis pas en droit de redemander à mes employés. En outre, si certains ont fait autant d’heures supplémentaires, c’était avec leur consentement libre et éclairé. C’est leur conscience professionnelle, leur empathie et leur générosité qui motivent leur choix ; ainsi que l’envie d’arrondir leurs fins de mois, ce qui est tout à fait respectable.
Par conséquent, que mes accompagnants me traînent devant les prud’hommes, je pourrais à la rigueur le comprendre, mais en quoi cela regarde-t-il les fonctionnaires du Département que je déroge à la Convention des particuliers employeurs, dès lors que personne ne porte plainte et que je reste dans les clous de la PCH ?
Y a-t-il du zèle administratif dans l’air ? Question d’autant plus pertinente que, depuis une dizaine d’années, je jongle avec le plafond réglementaire des heures supplémentaires, et je n’ai jamais eu la moindre remarque, ni de rappel à l’ordre, avant 2021 et l’arrivée d’une nouvelle direction au pôle Aides Humaines du Conseil départemental de l’Hérault. Pourquoi ? Parce que la nouvelle cheffe de service ne me connaît pas, contrairement à sa prédécesseure que j’avais rencontrée dans son bureau, en compagnie de sa directrice ? Ou parce qu’elle a reçu de nouvelles directives de la présidence qui cherche à faire des économies ?
Qu’importe, soit je rembourse ma « dette » en amputant ma PCH de mensualités à ma convenance, soit je prends sur mes propres deniers.
Justice sociale, vraiment ?
Prendre sur mes propres deniers, c’est impensable, n’ayant que 800 € d’épargne et mon Allocation aux adultes handicapés (AAH) pour vivre. Laquelle, au surplus, est différentielle, c’est-à-dire réduite du montant de ma pension de retraite – de telle sorte que j’ai trimé durant 20 ans pour des prunes, alors que j’espérais naïvement arrondir mes fins de mois en m’engageant dans la vie active. Justice sociale, vraiment ?
À écouter les sieurs Laurent Wauquiez, Éric Ciotti, Emmanuel Macron et consorts, champions du bonneteau idéologique, je fais partie de la classe des assistés, pendant qu’ils magouillent en coulisses avec l’argent public et un robuste sentiment d’impunité. À chacun sa définition de l’assistanat. Il est en tout cas plus facile de stigmatiser une classe de Français que de réformer les minima sociaux, afin de les rendre cumulables et imposables.
Je vais donc devoir amputer durant un an ma PCH et mon épouse assumera bénévolement les heures vacantes. Le social n’est pas affaire de justice mais de charité mal ordonnée qui se nourrit sans vergogne de l’amour sacrificiel. Sans elle, je serais « interné » dans un mouroir médico-social.
Morale de l’histoire
Comment éviter ces situations insupportablement injustes car les lois sont élaborées sans l’expertise des intéressés ?
C’est impossible tant que l’on refusera de tenir en compte du contexte, des circonstances, des particularités et des préjudices subis par la personne victime d’un jugement hors-sol lapidaire. C’est plus facile d’appliquer bêtement des codes du travail et autres règlements déconnectés de certaines réalités contingentes.
Je n’ai volé personne en dépassant le plafond réglementaire des heures supplémentaires. Je me suis arrangé avec la loi pour l’adapter à une situation particulière en contrevenant, en toute transparence, au Code du travail, afin de répondre à une urgence vitale : suppléer à une carence d’accompagnants médico-sociaux. Tout comme j’ai enfreint à la loi sur le proxénétisme en fondant et en présidant, sept ans durant, l’Association pour la promotion de l’accompagnement sexuel (APPAS). En mettant en relation des personnes en situation de handicap demandeuses et des accompagnant(e)s sexuel(le)s, l’association faisait du proxénétisme, que ce soit à but humanitaire ne change rien à la réalité de l’infraction. Pourtant, il n’y a jamais eu la moindre poursuite, alors que c’était médiatisé et politisé ouvertement.
Cela prouve, implicitement ou explicitement, qu’il est possible de tolérer, dans certaines limites, une infraction à une loi si elle est inadaptée. On peut si l’on veut. Or, visiblement le Conseil départemental de l’Hérault ne l’entend pas de cette oreille. Le Département ou le pôle aides humaines ? Car non seulement sa cheffe m’a aussi fait remarquer que, dans mes contrats de travail, il est stipulé que mes accompagnants étaient amenés à travailler parfois 72 heures d’affilée, ce qui est interdit dans le Code du travail. Comme si je l’ignorais. En 2006, j’avais pris bien soin de consulter des syndicalistes avant d’inclure cette précision dans mes contrats. Lesquels, au vu de la situation spécifique et des conditions de travail que je leur décrivais, ne virent pas d’inconvénient à cette dérogation, dès lors que les employés étaient consentants et qu’ils bénéficient d’un temps de repos a minima proportionnel. Ils acceptèrent cette exception parce que, sur 72 heures, plus d’un tiers était de la présence responsable, c’est-à-dire des temps de repos. Du reste, la plupart de mes accompagnants acceptèrent et certains demandèrent même de n’effectuer que des services de 72 heures, pour des raisons pratiques – un temps plein représente sept jours de travail par mois, réduisant par la même occasion le coût de leur frais de déplacement.
Par ailleurs, en réponse au courrier que j’avais adressé au président du Département, un mois plus tôt, elle me demande en plus désormais un relevé des capitaux certifié par ma banque ! Parce que j’ai osé me défendre auprès du président, on met ma bonne foi en doute, on me soupçonne de tricher ou je ne sais quoi. Alors que si j’avais docilement acquitté mon « indu », on ne m’aurait jamais réclamé de justifier mes revenus ! Montrant la susceptibilité et la mesquinerie d’un système idéologique à la subjectivité inégalitaire.
Derrière ces situations kafkaïennes à en être ubuesques – il vaut mieux en rire qu’en pleurer –, ce qui est remarquable, c’est que ces chicaneries juridico-administratives résultent d’un Département dirigé par les socialistes ! La gauche, une certaine gauche du moins, a perdu la boussole depuis les déviances de François Hollande. Ce qui est également interpellant, c’est que, sauf erreur de ma part, l’Hérault est à ce jour le seul département à exiger le remboursement de cet « indu ». En effet, à ma connaissance, dans plusieurs départements, il y a ou il y a eu des cas similaires au mien, sans que les conseils départementaux concernés ne demandent le remboursement du dépassement du plafond des heures supplémentaires. Mais, sachant que nous sommes probablement plusieurs dizaines à être confrontés au même problème et que ce genre de pratique insidieuse est contagieux, il est à craindre une extension de « virus justicier » dans les prochains mois. À ce moment-là, l’unique recours passera par la création d’un collectif afin d’obtenir une jurisprudence, une exception sous conditions dans le Code du travail.
P.-S. : j’ai contacté deux avocates spécialisées dans le champ du handicap pour me défendre. La première a refusé au motif que c’est la loi, qu’elle ne peut donc rien faire. La seconde m’a mené en bateau, avant de me laisser tomber en ne répondant plus à mes e-mails. S’attendait-elle à ce que je demande d’abord ce que ça coûte, avant de lui demander si elle pouvait m’aider ? En tout cas, on peut se demander à quoi servent les avocats si ce n’est pas pour plaider les « causes perdues » ?
P.-S. bis : je ne cite aucun nom car il s’agit de dénoncer des dérives, pas de régler des comptes.