Alléluia ! Victoire ! S’était-on exclamé la semaine dernière sur Facebook et ailleurs, après l’annonce, par le Conseil général de l’Essonne, du lancement d’une réflexion sur l’accompagnement sexuel des personnes en situation de grande dépendance. C’était avant le vote du lundi 25 mars qui a réduit le projet à une peau de chagrin, sous la pression d’une frange des élu(e)s arc-bouté(e)s dès qu’on aborde le domaine éminemment moraliste et dogmatique de la sexualité et du fric.
J’étais d’emblée personnellement très dubitatif devant cette initiative et je le reste.
Pour commencer : était-elle fortuite cette annonce alors que le Conseil consultatif national de l’éthique (CCNE) venait de donner un avis défavorable à la reconnaissance de l’accompagnement sexuel et qu’est diffusé sur les écrans le film The Sessions ? Je ne crois pas au hasard, surtout pas en politique et dans le milieu associatif.
Puisque c’est un communiqué commun du Conseil général de l’Essonne et de l’Association des paralysés de France (APF) qui nous a appris cette décision, on ne peut plus intrigante. À tel point que je ne peux pas écarter l’idée d’un coup politique et associatif.
Dans quel but exactement ? Est-ce purement humaniste ? J’ai un doute quand je constate que l’APF semble étonnamment tirer la couverture à elle. Au dépens de ses petits « camarades » de lutte de l’association CH(S)OSE ? Est-ce purement altruiste de la part de Jérôme Guedj ? Avait-il besoin d’un coup de projecteur médiatique ?
Il y a de quoi s’interroger. Avant de se réjouir, peut-être.
Car il n’est pas question d’accompagnement sexuel mais « d’éveil à la sexualité », ce qui n’est pas la même chose. Et me laisse songeur. On voudrait éveiller des adultes, certes en situation de grande dépendance mais des adultes quand même, à la sexualité ? D’une part, me semble-t-il, s’ils demandent de la sexualité, c’est qu’elle est réveillée, non ? D’autre part, on parle généralement d’éveil en maternelle… Tant qu’à faire, on aurait pu proposer une « exploration de la sexualité », c’eût été plus juste et plus percutant. Parce qu’il s’agit bien d’explorer, de révéler à eux-mêmes, de réincarner, des corps, donc des êtres vivants et pensants, privés de touchés affectifs et sensuels ; ces personnes étant dans l’incapacité totale de bouger, d’être en contact direct avec leur corporéité. Et d’autant plus désincarné(e)s qu’ils/elles sont réifié(e)s car, entre autres, les soins qu’on leur prodigue sont trop fréquemment mécaniques, sans empathie. En la matière, on est dans l’assistanat plus souvent que dans l’accompagnement. Dans l’hygiène bien plus que dans le bien-être. Ce renversement de culture à lui seul nécessiterait un module dans les formations aux métiers du médico-social et de la santé.
Et que fait-on des autres – handicapé(e)s ou non – qui, certes, sont en capacité d’être en contact avec leur corps mais sont si cassé(e)s psychologiquement qu’ils/elles sont incapables de se « toucher », on les ignore superbement, on les laisse dans leur merde, leur désarroi, leur dépression ? Au nom d’une morale dogmatique d’un autre temps. Une souffrance est une souffrance et toute souffrance doit être entendue, et si on peut y remédier efficacement, même si le remède dérange certain(e)s, il faut le faire, ne serait-ce que par humanité. Simple humanité. Et d’ailleurs on le fait déjà pour des personnes ayant l’usage de leurs membres supérieurs, comme on le fait depuis toujours en Suisse, en Hollande ou en Allemagne.
Et puis, qu’entend exactement le Conseil général (ou Jérôme Guedj, son président) par « éveil à la sexualité » ? On n’en sait rien. On va lancer des concertations et des voyages d’information en Suisse et en Belgique. Pour quoi faire alors que les conseils généraux se plaignent d’être étranglés financièrement et que, nous serine-t-on, les moyens manquent notamment dans les secteurs sociaux ? D’autant qu’on sait parfaitement comment ça fonctionne, dans ces pays, l’accompagnement sexuel. Qu’importe, en France, on adore se concerter, prendre du recul, de la hauteur, pour ne pas bouger. On va donc blablatter officiellement (ce qui est énorme comme évolution, mine de rien, mais ne sera pas plus productif, hélas). D’ailleurs, Jérôme Guedj, pour préserver ses arrières, a botté en touche d’entrée. À la question de Faire face : « Est-ce que cela peut aller jusqu’à l’acte sexuel ? », il répond : « Je ne sais pas. » Ce qui n’engage à rien et permet toujours d’espérer, pour ceux qui en ont besoin. De toute façon, avait-il précisé, il est contre la marchandisation des corps. Ça ne mange pas de pain non plus mais ça peut rassurer les féministes opposant(e)s si prompt(e)s à dégainer l’argument de l’exploitation des femmes, dès qu’on aborde le champ du sexe et de l’argent. Argument que je trouve particulièrement méprisant voire humiliant pour les hommes et les femmes qui se prostituent volontairement et librement. De quel droit peut-on les réduire à une vulgaire marchandise ? Leur déniant de facto toute humanité, tout libre arbitre et toute responsabilité.
Pas de marchandisation donc mais bénévolat obligatoire – c’est-à-dire de la marchandisation bénévole, en quelque sorte… Pour apaiser les susceptibilités des opposant(e)s ? Mais qui peut bien accepter un tel engagement de façon bénévole ? Au prétexte de quel besoin atavique d’aider son prochain « corps et âme » ? De par mon expérience, je suis très sceptique sur le bien-fondé d’une exigence de bénévolat. Pour moi, c’est l’église qui se fout de la charité et qui risque de faire plus de mal que de bien.
Par parenthèse, vous croyez que Jérôme Guedj serait prêt à faire bénévolement de l’accompagnement sexuel, que sa femme et ses enfants accepteraient qu’il le fasse ? Donc pourquoi attendre un tel volontariat d’autrui ?
Autre interrogation : alors même que l’APF, dont la vice-présidente, Pascale Ribes, est présidente de l’association CH(S)OSE – émanation du Collectif handicaps et sexualités (CHS) –, a jusqu’à présent plaidé en faveur d’une tarification des prestations de l’accompagnement sexuel, pourquoi soutient-elle brusquement le bénévolat ? Les autres associations qui composent CH(S)OSE étaient-elles au courant de cette initiative ? Ont-elles été mises devant le fait accompli ? Ce revirement me paraît incohérent et suspect. Est-ce parce qu’il est prévu de passer par les SAVS pour assurer et assumer le « service affectif et sexuel » ? Sachant que l’APF gère beaucoup de SAVS en France… De plus, les personnes volontaires seront formées pour faire quoi ? Uniquement des massages de bien-être ? Également des caresses sensuelles ? Ces volontaires seront-ils/elles entièrement dévêtu(e)s, comme en Suisse, et se coucheront-ils/elles contre les personnes handicapées ? Iront-ils/elles jusqu’à la masturbation ? Voire jusqu’à l’acte sexuel « bénévole » – celui qu’admettrait hypocritement le Mouvement du Nid, entre autres ? Et pour quel genre de bénévolat ? En effet, si j’ai bien compris, on va s’appuyer sur des SAVS dans lesquels on espère trouver des volontaires (des deux sexes étant donné qu’il y a très peu d’hommes travaillant dans les SAVS ?) que l’on formerait (qui formera ?) à pratiquer « l’éveil à la sexualité » (pas à l’accompagnement sexuel, qu’on se le dise). Est-ce que ces volontaires offriront ce service très spécialisé « bénévolement » pendant leurs heures de service ou en dehors ? Parce que si c’est pendant leurs heures de service, on peut considérer que cela rentre dans leur salaire, donc, en chipotant, que cet « éveil » est rétribué…
À quoi joue-t-on ? Où va-t-on ?
Je m’interroge d’autant plus lorsque j’apprends que le 3 avril sera organisé, au cinéma Le Calypso, à Viry-Chatillon, un débat autour de l’accompagnement sexuel, après la projection de The Sessions. À ce débat assisteront entre autres, comme par hasard, Jérôme Guedj (ce qui est tout à son honneur, car ça prouve au moins qu’il a de la suite dans les idées, qu’il assume ses prises de position), Maudy Piot (tiens, tiens…), Éric Fassin (le sociologue ès accompagnement sexuel, qu’on rencontre désormais partout) et la susnommée Pascale Ribes. Si l’APF ne tire pas la couverture à elle, que fait-elle ? Bien sûr, Pascale Ribes est présidente de CH(S)OSE mais pourquoi ne pas avoir cédé sa place à Julia Tabath, vice-présidente de CH(S)OSE et adhérente de… l’AFM ?
Pour l’instant, d’après les réactions enthousiastes qui foisonnent sur Facebook, on insuffle beaucoup d’espoir pour pas grand-chose. Je le crains. Je milite depuis trop longtemps en faveur de cette cause pour me faire des illusions.
Et, pour le moment, les événements me donnent raison. Le lundi 25 mars, le Conseil général de l’Essonne a finalement voté, nous apprend Libération, pour le « lancement d'une "réflexion sur la formation des professionnels [de la santé]" pour la sexualité des personnes handicapées ». Et toute référence aux assistants sexuels a disparu du texte. On ne parle plus que d’« enjeux de l’éveil et de l’accompagnement dans la sexualité des personnes lourdement handicapées. » Précisant qu’il faut « un cadre éthiquement et juridiquement acceptable, ce qui exclut d’emblée toute forme de prostitution et de marchandisation du corps. » Mais c’est quoi un cadre éthiquement et juridiquement acceptable ? L’éthique des uns n’est pas forcément celle des autres et un cadre juridique peut être interprété parfois de différentes façons ou évoluer.
De surcroît, que vient faire le médico-social dans cette « affaire » si intime, la sexualité, qui ne relève pas d’une maladie mais de frustrations « normales », accentuées par le handicap et démultipliées par un contexte culturel « libertaire » dont la plupart des personnes handicapées sont exclues ? Même les Suisses romands ont changé leur fusil d’épaule puisqu’ils ont décidé, l’année dernière, au sein de l’association SEHP, de former désormais des professionnel(le)s du sexe, après plus de trois ans d’expérimentation pas très concluante, à mon sens, avec un groupe de dix postulant(e)s (six hommes et quatre femmes), venant pour la plupart du médico-social et du paramédical. Il fallait tenter l’expérience même si ce demi-échec était prévisible, nos esprits judéo-chrétiens étant formatés pour avoir une conception de la fidélité où prédomine le sexe. Or ce sont généralement des hommes et des femmes mariés qui sont volontaires, ce qui peut à la longue, entre autres, provoquer des tensions dans le couple, même si la prestation n’inclut pas le rapport sexuel et les baisers (pour certaines personnes, les baisers ont une connotation amoureuse). En outre, en s’appuyant sur des professionnel(le)s de l’aide à la personne (auxiliaires de vie, AMP, etc.), on génère inéluctablement une confusion des rôles qui peut avoir des conséquences désastreuses pour les deux protagonistes.
Grâce au Conseil général de l’Essonne, le débat sur l’accompagnement sexuel est relancé. Mais pour quel résultat au final ? On ne le saura que l’année prochaine, si ce n’est pas enterré avant. Du côté du gouvernement, les choses sont claires. D’après le quotidien 20 minutes du 26 mars, je cite : « Marie-Arlette Carlotti, ministre en charge des Personnes handicapées a, en effet, refusé de s’exprimer sur le sujet. « Cela ne fait pas partie de sa feuille de route, confie ainsi l’un de ses conseillers. Et puis, nous avons reçu des ordres de Matignon et de l’Élysée. Le sujet est trop sensible. » Ben voyons, courageux mais pas téméraire du côté de la gauche « normale ». Ils ne vont quand même pas se coltiner un deuxième « mariage pour tous » en si peu de temps ! Pourtant, dans Libération du 26 mars, il est précisé que le vendredi 22 mars, Marie-Arlette Carlotti « a déclaré que la vie sentimentale et sexuelle des personnes handicapées fera l’objet d’un débat. » Mais c’était une semaine auparavant et, en politique, ça suffit pour devenir amnésique…
Comment, vous dites « et la promesse du président de la République » ? Quelle promesse ? François Hollande serait-il coutumier des promesses non tenues ? Ne serait-il qu’un président normalement bonimenteur ? Il est vrai que l’on peut se poser la question tant le nombre de reniements qu’il a à son actif en neuf mois est impressionnant autant que déplorable. Parmi une de ses innombrables promesses d’assoiffé du pouvoir, dans une interview datant d’avril 2012, accordée au magazine Faire face, il avait promis de lancer le débat sur l’accompagnement sexuel, s’il était élu ! Mais c’était l’année dernière, autre temps, autre morale… C’est peut-être même « à l’insu de son plein gré » qu’il change d’avis, le pauvre homme, si on cherche bien…
Je pense que la solution, dans un premier temps, est dans un droit-créance : le vote d’une exception à la loi sur le proxénétisme et le racolage. Puisque se prostituer est tout à fait légal en France, en théorie. De toute façon, dans cette affaire, les personnes handicapées et les assistants et assistantes sexuel(le)s ne risquent rien, ce sont des gens qui, comme moi, acceptent de faire bénévolement l’intermédiaire, de mettre en lien les premières avec les second(e)s, qui prennent des risques. Ce qui explique, (très) partiellement, le peu d’engouement des directeurs d’établissements pour accepter l’accompagnement sexuel entre leurs murs ; ils ont trop peur d’éventuelles retombées juridiques.
Cependant, voter cette exception à la loi, ce serait ouvrir la porte à une légalisation de la prostitution. Du moins c’est la grande crainte des opposant(e)s à l’accompagnement sexuel.
Et si on ne veut pas user de ce droit-créance, on pourrait au moins respecter le droit-liberté dont est garant, normalement, toute démocratie républicaine digne de ce nom, en matière de vie intime et sexuelle.
Un peu plus de tolérance et de respect des libertés d’autrui ne ferait de mal à personne, bien au contraire.
Quoi qu’il en soit, sauf miracle, l’accompagnement sexuel n’est pas prêt de sortir de la clandestinité dans laquelle le maintient un obscurantisme dogmatique très éloigné de l’ouverture d’esprit des Lumières.
Pour faire bouger les lignes, il faudrait davantage de Jérôme Guedj (PS) et de Jean-François Chossy (UMP), des hommes et des femmes qui, au-delà de leurs motivations politiciennes, sont de véritables démocrates. Et ont le courage de leurs opinions. Une qualité très rare en politique et très mal appréciée si j’en juge le sermon qu’a essuyé le député de l’aile gauche du PS, Pascal Cherki, par la voix, entre autres, de Harlem Désir. Ce député a déclaré, dans des propos rapportés par le Nouvel Obs.fr : « La situation est très grave, nous sommes dans une marche à la crise très importante. » Ainsi que : « Alors, quand on est président de la France, on n'est pas conseiller général de canton, on prend la mesure de la situation et on change de braquet. » Et, a-t-il ajouté : « François Hollande n'a pas été élu pour conduire le peuple français sur le chemin sans fin de l'austérité et de la rigueur. Ce n'est pas cela le rêve français. »
Il ne fait pas bon dire la vérité à gauche (comme à droite, qu’on se rassure). Mais que ça fait du bien d’entendre un député qui a le courage de ses opinions ! C’est tellement rare. Ils deviennent tellement rentiers et soumis, une fois élus. Ce qui ne l’a pas empêché de s’excuser publiquement, de faire amende honorable, le lendemain… Non, il ne fait pas bon oser dire certaines vérités. Dommage.