« Je suis le président des entreprises », dixit François Hollande. On ne peut pas dire que, pour une fois, il n’y a pas une réelle cohérence et une certaine continuité, si ce n’est une continuité certaine, entre lui et son prédécesseur, son jumeau inversé, le « président des patrons », j’ai nommé Nicolas Sarkozy. Donc, la question qu’on peut se poser avec une inquiétude tout aussi certaine c’est : « À quand le président du peuple français ? » Voire « À quand le président de la France du bas, des plus démunis, des 10 millions de pauvres, des sans-domicile-fixe, des plus fragiles ? » Des SDF qui, par parenthèse, sont de plus en plus jeunes à squatter les trottoirs… Mais cela chagrine qui ?
Bref, je reviens à mon mouton. Mon utopie n’est pas pour tout de suite, le président ne peut pas être en même temps aux entreprises et au moulin…
Pour preuve, rappelez-vous, en juin, j’ai narré la manifestation des Handignés qui avait eu lieu devant l’Élysée fin mai ; une dizaine de personnes en situation de dépendance vitale, pour la plupart, dénonçaient une précarisation croissante des conditions d’existence de leurs semblables et une politique du handicap en régression constante et irresponsable. Suite à cette manifestation, au nom des Handignés, j’avais envoyé au président « des entreprises » un rapport qui détaillait nos revendications ; la réponse est arrivée trois mois plus tard (l’été est propice à une certaine indolence gouvernementale, c’est bien connu), elle a été convenue, convenable et a botté en touche (point fort de tous les gouvernements, de droite comme de gauche) en nous renvoyant vers Carlotti, la ministre qui s’y connaît en handicap comme moi en culture des artichauts, et qui n’a guère le loisir de recevoir des citoyens de base, étant donné qu’elle passe l’essentiel de son temps à Marseille. Or, nous voulons être entendus, donc être reçus, a minima à l’Élysée voire, on peut rêver, par le président de la République himself, ne serait-ce qu’une petite demie heure, afin de lui faire directement appréhender la légitimité de nos revendications raisonnables et citoyennes, car la politique du handicap est tout sauf une mince entreprise, si j’ose dire. Nous le voulons d’autant plus qu’il est réputé, à en croire ses aficionados, pour être très à l’écoute… D’où notre insistance à « solliciter » un rendez-vous.
En attendant, je me demande de façon récurrente à quand un vrai président socialiste en France ? Parce que d’authentiques socialistes, on en trouve encore contre toute attente et tout espoir. J’en connais, des vrais, des purs, des pas (encore) frelatés par le pouvoir. Je viens d’en rencontrer… Et ça fait du bien.
Mais de telles rencontres humanistes et humanisées, ça se mérite. Et faire davantage que ce que j’ai fait pour les mériter, ça paraît difficile…
Dans la précédente chronique, je revenais de Florence avec une infection mystérieuse. Ça ne m’a pas empêché de donner un cours sur l’accessibilité ─ qu’est-ce que vous voulez dire sur l’accessibilité, si ce n’est qu’elle va de travers et ensuite élargir la notion d’accessibilité à celle du regard, des regards et à l’« accessibilité » empathique et éthique, ce que j’ai fait. Puis j’ai assuré un après-midi de formation, les jambes rongées par le mal « florentin » et une fièvre embusquée qui n’a rien trouvé de mieux à faire que d’éclore la veille du départ pour la Bretagne.
J’y vais, j’y vais pas ? Gros dilemme qui n’en était pas vraiment un, ayant horreur de ne pas respecter mes engagements, sauf à être mourant, et encore. Certes, ce n’était pas raisonnable mais je ne sais pas, je ne sais plus être raisonnable depuis belle lurette, ça n’a jamais fait vivre personne d’être raisonnable. Je ne sais qu’être vivant… en dépit du bon sens (souvent) et à mes risques et périls (parfois). Au final, j’ai eu raison de faire confiance à mon instinct et à mes ressentis. Toutefois, c’est facile à dire après coup, maintenant que je suis rentré entier et heureux d’avoir fait confiance à ma bonne étoile ou à mes anges gardiens, ou à qui vous voulez.
Il n’empêche que le jour du départ pour Paris, première étape d’un périple de plus de 2000 km aller-retour en sept jours ─ je ne suis pas complètement fou, je m’économise un minimum en voyageant par étapes, selon les distances à parcourir ─, je n’en mène pas large ; l’inconvénient de cette contrainte, c’est qu’elle représente un coût parfois très conséquent pour certains commanditaires.
Par précaution, avant de partir, mon médecin traitant me prescrit des antibiotiques afin de juguler l’infecte infection et la fièvre qu’elle génère. Mal lui en a pris. Après le deuxième comprimé, je me sens mal, je suis de nouveau en surchauffe, les pieds doublent de volume et je me réveille vers minuit avec des palpitations à faire exploser la poitrine. Médecin de garde, changement d’antibiotiques et prescription d’une prise de sang que je ne ferai pas par manque de temps, Quimper m’attend…
J’y arrive rétamé mais heureux d’être arrivé, de pouvoir m’allonger et d’être de retour dans ma région d’adoption. Mais le bonheur est de courte durée car, comme de bien entendu, ça foire. Ç’aurait été trop beau sinon. C’est simple, l’accessibilité de l’Ibis est ici totalement inexistante, pire y a pas. Impossible d’entrer dans la chambre avec le fauteuil et la salle d’eau n’est absolument pas aux normes non plus (au risque de me répéter, je précise que tout ça n’a évidemment pas empêché l’hôtel d’obtenir son agrément en bonne et due forme, comme partout en France, sur les consignes de qui ?). C’est vrai quoi, pourquoi s’enquiquiner pour les deux pelés et les trois tondus en fauteuil roulant qui peuvent éventuellement débarquer une fois l’an ? Hein ! Pourquoi s’emmerder à faire des dépenses inutiles à seule fin de respecter les normes d’accessibilité pour quelques clampins boiteux ? Civisme et égalité quand vous nous tenez… Les « handicapés » n’ont qu’à rester chez eux et arrêter de nous faire caguer.
Vivre avec un handicap, aussi invalidant soit-il, n’est certes pas une sinécure mais ce n’est pas non plus une fatalité, c’est plutôt une spécificité plus ou moins difficile à assumer en fonction de différents paramètres. Par contre, ce qui est insupportable et inacceptable, ce sont les surhandicaps infligés quasi quotidiennement par une société égoïste, mercantile et négligente, voire indifférente. En l’occurrence, j’étais fourbu, je n’avais qu’une envie : me coucher, récupérer, reposer mes os abasourdis par des heures fastidieuses et mornes de voiture, et vlan !, c’est reparti pour une prolongation de couinements corporels. L’hôtelière désolée, nous dégote un autre hôtel de la chaîne Accor, un Mercure. On se dit qu’avec une gamme au-dessus, ça va être coton. Enfin non, on a cessé de se le dire depuis qu’on n’y croit plus, et bien nous en a pris. Couloir très étroit desservant les chambres (bonjour l’évacuation d’urgence), chambre exiguë dans laquelle le fauteuil roulant électrique peut à peine se caser (bonjour les contorsions pour les accompagnants) ; cependant, ô bonheur !, la douche italienne est aux normes (en chipotant, on pourrait regretter un filet d’eau tout juste bon à vous humecter le corps, mais on ne le fera pas) ; de toute façon, nous n’avons pas les moyens de faire la fine bouche. Et puis il y a les prix qui ne se mouchent pas du nez au vu de la surface des chambres (celle des accompagnants n’est pas plus grande qu’un mouchoir de poche, avec un WC aux dimensions idoine au mieux acceptable par des personnes de taille moyenne). Au fait, quelle est la différence entre un deux et un trois étoiles ? Dans le second, vous avez un bar dans la chambre (auquel il vaut mieux éviter de toucher pour ne pas voir la note grimper) et vous déboursez 14 € pour le petit déjeuner sous prétexte qu’on peut vous le livrer dans la chambre. Tant pis, je peux enfin m’allonger ; pour le reste, on s’en est accommodé, entre autres grâce à l’adaptabilité de mes accompagnants ; même sur la perte financière, j’ai fait une croix (le devis ayant été calculé sur les tarifs du premier hôtel).
À peine installés, débarque Jacky Frémy, directeur de l’administration générale de la mairie, un Normand en Bretagne, affable, efficace et attentionné. Suivi peu après par celui qui m’avait demandé, via mon blog, de donner une conférence sur le thème de la vie affective et sexuelle des personnes handicapées, en introduction des journées « Handicap tous concernés » dont il m’avait aussi demandé d’être le parrain, j’ai nommé Jean-Marc Tanguy, conseiller municipal en charge du pôle handicap. Un sacré monsieur. Carrure de rugbyman au poste d’avant-centre, ce qui est plutôt anachronique en terre bretonne, jovial, enflammé, généreux, humaniste et sensible, très sensible, le tout enveloppé ou nourri par une passion dévoreuse et authentique (pourvu qu’elle le reste) de la politique, comme je l’ai découvert tout au long de mes deux jours de présence à Quimper. L’accroche est immédiate avec ces deux hommes et les atomes très crochus avec Jean-Marc.
Je me sens chez moi dans cette Bretagne que j’adore, au point d’avoir envie d’y vivre, de la respirer du matin au soir et d’y côtoyer au quotidien ces Bretons avec lesquels je suis si facilement en affinité. Très vite, je me sens physiquement relativement bien. Est-ce psychologique ? En tout cas, le séjour se passera bien mieux que ne le laissait craindre mon état au moment du départ.
Néanmoins, ayant quartier libre jusqu’au lendemain midi, j’en profite pour manger allongé dans la chambre. Nous commandons donc des en-cas à la réception, enfin ce qu’il leur reste, car les trois quarts ne sont pas disponibles, un comble pour un trois-étoiles. Et de surcroît, les tarifs sont indécents pour des plats surgelés de qualité très moyenne. On comprend aisément comment Accor a pu faire fortune…
Le lendemain, il fait très beau sur le Finistère. Nous avons rendez-vous avec Jean-Marc qui nous invite à déjeuner dans une crêperie, Au Sémaphore, en compagnie de sa compagne, Mélanie, et de sa mère, qui souhaitaient faire ma connaissance. Je n’ai guère la possibilité d’échanger avec sa maman, le brouhaha ambiant, mes problèmes d’audition, et peut-être sa timidité, n’y aident pas. Par contre, étant assise dans mon champ de vision, j’ai le temps d’observer et d’apprécier le dynamisme et l’énergie de Mélanie… Tout en étant absorbé par une discussion tous azimuts avec Jean-Marc.
En fait, pour moi, il n’y a pas de Bretagne sans galettes, crêpes, cidre, fruits de mer, far et politique, chaque fois que j’y vais. Ici, à l’exception notable de Vannes, nous sommes en terre socialiste, un socialisme que l’extrême droite commence insidieusement à rogner. Un socialisme de terrain et de terroir qui me convient très bien. Du moins avec les hommes politiques que j’y ai rencontrés.
Le repas a été un régal et le cidre un délice ; crêperie à recommander.
Ensuite, direction le Foyer APF Kéraman, pour une rencontre avec dizaine de personnes en situation de handicap. Le directeur a l’intelligence de me laisser en tête-à-tête avec ses résidents afin de respecter leur intimité et permettre une plus grande liberté d’expression. Une heure d’échanges très ouverts, touchants et parfois emplis d’une certaine naïveté déconcertante. Le foyer est lumineux et spacieux, à dimension humaine. Pourtant, je ne supporterais pas de vivre en milieu institutionnel, ce n’est décidément pas un milieu fait pour moi. Mais combien sont faits pour vivre en milieu « protégé » ? Peut-on réellement s’y épanouir ? J’aimerais que la réponse soit positive, tout en ayant quelquefois des doutes. Pour un « lieu de vie », une maison de retraite ou un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) fermés en raison de maltraitances qui durent souvent depuis des années (à Bessenay récemment), combien continuent à faire leurs petites affaires en toute impunité ?
Puis nous filons vers le Prieuré de Locmaria pour le vernissage d’une exposition consacrée aux cinq sens. Les œuvres, très originales pour la plupart, sont sorties tout droit de l’imagination d’étudiants aux Beaux-Arts de Quimper. J’en aurais bien achetée une mais elle était trop volumineuse pour la mettre dans la voiture.
Enfin, toujours chaperonnés par Jean-Marc, nous nous rendons à la Maison Pour Tous où je vais déployer ma conférence devant 130 personnes environ. Au débotté, je préviens Jill que je souhaite qu’elle intervienne, avec l’aval de Jean-Marc… Petit stress, grande inquiétude, manque de confiance quand tu nous tiens… Pourtant, ça se passera très bien comme d’habitude, sa parole et son expérience apportent toujours un plus au thème de la vie affective et sexuelle des personnes en situation de handicap, mon marronnier à moi.
L’auditoire est très attentif, très à l’écoute et plein de questionnements. Le temps s’écoule trop vite. Je ne sais si j’ai convaincu les gens présents mais ils sont interpellés. C’est l’essentiel, c’est le but. Je veux simplement susciter des débats et des réflexions de fond, sortir des approximations et des idées toutes faites autour de l’accompagnement sexuel et de la prostitution. Il y a trop de manipulations partisanes, de mauvaise foi et d’idéologie moraliste dès que l’on aborde ces sujets éminemment tabous. Le respect des libertés de son prochain, la tolérance et l’amour véritable de l’autre, n’ont plus court lorsqu’on se place sur le plan de la dogmatique aveugle. Jean-Marc est très satisfait d’avoir osé proposer ce sujet si polémique et moi d’être venu. Des plateaux-repas nous attendent dans une salle mitoyenne. Jacky se joint à nous. Un moment de décompression indispensable et agréable. En fait, mes conférences ne sont jamais préparées à l’avance (je connais les sujets que je traite par cœur) et encore moins écrits, étant donné que je ne peux pas les lire pour des raisons techniques, cela demande donc beaucoup de concentration, de présence et d’attention aux réactions du public, pour ne pas perdre le fil, rester cohérent. D’où le besoin de décompresser, de me vider la tête une fois le travail accompli.
Après une nuit très reposante, j’entame la journée parrainage et vadrouille sous un ciel menaçant dans les rues de Quimper que je ne connaissais pas, une grosse lacune. Nous arrivons vers midi et demi place Corentin ; la place centrale de Quimper où sont dressés les stands des associations participant à la journée « Handicap tous concernés » ; d’un côté, il y a la cathédrale Saint-Corentin et, de l’autre, la mairie. Je suis aux côtés du maire PS, Bernard Poignant, accessoirement député européen et un des conseillers occultes de François Hollande, c’est dire son importance. Maire depuis 1989, avec une parenthèse UMP entre 2001 et 2008, pour le peu de temps que je l’ai côtoyé (le temps d’un speech très court), l’homme m’a semblé sympathique et rompu à toutes les ficelles de la politique ; il a pour lui, à mon sens, d’être agrégé en histoire, donc cultivé, qualité primordiale en politique, à mes yeux, qui fait hélas de plus en plus défaut au profit d’une technocratie intellectuelle et calculatrice galopante ; il a, à un moment donné, un geste inattendu à mon égard et révélateur d’un certain humanisme : il vient spontanément chasser une mouche qui m’importune et qu’il est le seul à avoir remarquée, alors qu’il faisait face aux badauds en attente de ses mots d’accueil. Dans la foulée, toujours grâce à Jean-Marc, j’ai l’opportunité de discuter brièvement avec le député, PS of course,Jean-Jacques Urvoas, également président de la commission des lois à l’Assemblée nationale, poste logique pour un juriste ayant un doctorat en sciences politiques. Je découvre quelqu’un que je sens être très intelligent et qui me paraît être à l’écoute… dans les limites d’un temps imparti car compté (je ne sais si vous l’avez remarqué, le temps est toujours compté chez les politiques, représentativité oblige) ; mais je peux être content, il a pris un peu de temps pour m’écouter (alors que rien ne l’y obligeait) et il a emmené une copie du rapport qu’avec Les Handignés, nous avions envoyé à François Hollande. Qu’en fera-t-il ? Va-t-il soutenir nos revendications ? En fera-t-il des confettis ? Une base de travail afin de faire avancer la politique du handicap ? Vas savoir. Pas le temps d’expliquer quoi que ce soit sur le fond de nos revendications, il s’en est allé, avec Jean-Marc, vers une sustentation (rapide ou gastronomique ?) dans un restaurant du coin (faire de la politique n’est pas idéal pour garder sa ligne, en règle générale).
Il ne me reste plus qu’à croiser les doigts, en espérant avoir bien senti l’homme et, qui sait, rien ne m’empêche de rêver, d’avoir peut-être un jour un retour de sa part, voire l’occasion de le rencontrer de nouveau un peu plus longuement…
Nous, nous sommes allés au stand « galettes et crêpes » associatives. Pas mauvaises du tout pour une production à la chaîne. Avant d’aller visiter la vieille ville qui s’étend autour de la place Corentin. Une sacrée bonne surprise. Quimper est une très belle ville moyenne (environ 65 000 habitants intra-muros), elle a un cachet et un charme indéniables. On doit bien s’y sentir. En tout cas, Jill et moi, nous nous y sommes très bien sentis, nous avons aimé ce que nous avons vu et l’atmosphère que nous avons sentie. Cette ville implantée dans une cuvette, donc essentiellement bâtie à flanc de colline (premier étonnement) est une des plus joliment fleuries que je connaisse, particulièrement le long des berges de l’Odet et du Steir. C’est un enchantement pour les yeux. C’est aussi accessoirement la ville qui doit avoir le plus de merceries au kilomètre carré… Et Jill, pour qui il était hors de question de s’installer un jour chez nos amis bretons, est tombée amoureuse a minima de Quimper, si ce n’est de la Bretagne… après Rennes en venant de l’Est. Ce qui laisse la porte grande ouverte à un éventuel déménagement vers l’Ouest. Mais du côté de Vannes de préférence, pour des raisons climatiques et géographiques… Après notre flânerie dans le Quimper profond, nous allons partager un dernier verre avec Jean-Marc avant de prendre congé avec regret. Il a les yeux humides et j’ai la tête pleine d’envies de revenir. Ah Bretagne quand tu nous tiens ! Et ces Bretons aussi chaleureux et vrais que les gens du Nord.
Dimanche 22, départ pour Rennes. Arrivée explosive dans la voiture pour un malentendu bête (comme tous les malentendus). Hôtel Ibis gare. Il est 13 heures. Petite frayeur habituelle, évidemment : nous étions attendus pour le vendredi 20 ! Heureusement, il reste des chambres libres. Plus de peur que de mal. Cafouillage incroyable de la réceptionniste ? Plus que sûrement. En tout cas, son collègue prend la mouche lorsqu’il entend Jill me dire : « Ils se sont trompés », il répond : « Une chose est sûre, c’est que quelqu’un s’est trompé, mais on ne saura jamais si c’est vous ou nous. Donc, un peu de respect, je vous prie. » À part ça, une chambre vraiment et parfaitement accessible, adaptée, donc confortable. La première chambre répondant totalement aux normes que je rencontre depuis 10 ans de déplacements professionnels dans l’Hexagone ! Une stupéfaction et un bonheur. Comme quoi c’est possible quand on veut. Mais pourquoi ne veut-on pas plus souvent ? Enfin, quand même un tout petit bémol : il n’y a pas de prise de courant à côté du lit, ce qui est fâcheux lorsqu’on est entiché d’un respirateur et d’un fauteuil roulant électrique et d’un tas d’autres bidules électriques… Mais ce n’est qu’une billevesée rapidement résolue grâce à une rallonge gracieusement prêtée par l’hôtel. Vite, d’autres chambres d’hôtel semblables à celle-là ! Vous ne pouvez pas savoir comme c’est le pied. Et ça ne mange pas de pain, juste un peu de volonté, beaucoup de bonne volonté et du bon sens. De plus, les tarifs sont corrects contrairement au Ibis Bercy Village qui ne me verra plus tant que le coût d’une nuit restera aussi exorbitant et scandaleux : 155 € (une augmentation de près de 40 % en trois ans) ; uniquement à cause de la situation de l’hôtel ! Client vache à lait. C’est insupportable, surtout quand on est client depuis des années, comme c’est mon cas.
Jill et moi, on se sustente vite fait avec des en-cas, l’hôtel n’ayant pas de restaurant. Puis nous allons faire un tour dans Rennes en nous dirigeant vers le centre-ville et le lieu du rendez-vous que j’ai avec Sophie, son mari et ses enfants, après avoir traversé la Vilaine. J’étais déjà venu à Rennes mais je n’ai jamais eu le temps de visiter cette ville réputée pour être une ville jeune et universitaire, à la porte de la Bretagne, mais d’apparence plutôt austère. Ni Jill ni moi n’avons accroché. Manque d’harmonie, d’une certaine légèreté, de chaleur, de je-ne-sais-quoi qui fait qu’on n’a pas été conquis comme nous l’avons été par Quimper, ou que j’ai été séduit par Vannes. On ne s’est pas sentis chez nous ; certes, on y trouve tout ce qu’on veut quand on est passionné de culture, comme je le suis, pourtant il y a une impression de distance ou d’absence d’une âme qui flotte dans l’air. Le seul endroit vraiment attirant, c’est l’immense et superbe parc du Thabor, où nous nous retrouvons avec Sophie et sa famille, avant d’être rejoints par un de ses collègues d’origine britannique. Sophie que je connais depuis plusieurs années, pour qui j’ai travaillé quand elle était directrice de la MDPH 22 (maison départementale des personnes handicapées), puis lorsqu’elle a occupé un poste de directrice au Conseil général des Côtes-d’Armor. Depuis un an, elle a intégré l’EHESP (école des hautes études en santé publique) à Rennes. Et dès qu’elle a su que je serai en Bretagne, elle en a profité pour me faire venir à l’école et concocter un programme aussi serré qu’intense afin de profiter à fond de ma présence. C’est une femme exceptionnelle et rare dans son genre, un sacré tempérament et une intelligence au-dessus de la moyenne. On aura compris que j’ai énormément d’estime pour elle. Thierry, son mari, est vice-président chargé de l’aménagement du territoire et de l’environnement au Conseil régional de Bretagne. Socialiste évidemment, comme la majorité des Bretons, pour le moment… En fait, c’est aussi cette coloration majoritairement à gauche qui me plaît là-bas, moi qui viens d’une région très conservatrice, très à droite, voire flirtant dangereusement avec l’extrême droite.
Durant mon séjour en Bretagne, j’ai entendu deux points de vue à propos de la situation politique en France. D’un côté, les socialistes qui auraient préféré voir Aubry à la place de Hollande. De l’autre, les socialistes qui défendent Hollande mais qui sont d’avis qu’il écoute trop ses conseillers, ce qui le rend constamment indécis en matière de politique intérieure, incapable de trancher et de respecter certaines de ses promesses les plus emblématiques, telle que la réforme fiscale. Je suis d’accord avec les deux. Par contre, nombre d’entre eux ne sont pas tendres avec Ayrault. En quoi, je les rejoins aussi. Aubry premier ministre, ça aurait une autre gueule. Mais ce n’est pas pour demain, je crois. Hollande qui tergiverse, Hollande qui trahit ses promesses électorales, Hollande qui dirige des ministres chefaillons indisciplinés et égotiques, Hollande qui cautionne un Valls à la chasse aux quelques 15 000 Roms qui sont en France (une stigmatisation inutile et contre-productive, même si elle n’est pas comparable à ce qui s’est passé du temps de Sarkozy-Hortefeux-Guéant). Et, cerise sur le gâteau, Hollande qui se fait enjoindre par Duflot, c’est-à-dire le président de la République recevant des menaces d’une ministre, de désavouer Valls sur ce dossier, et qui ne réagit pas, au risque de perdre toute autorité et crédibilité, si tant est qu’il n’en ait jamais eu ; tout ça pour que la majorité n’explose pas avant les élections municipales. C’est peu glorieux. En attendant, un pays qui stigmatise l’étranger, est un pays en pleine déréliction. C’est pitoyable et désolant. Quand on est incapable, c’est plus facile de s’en prendre à l’autre pour cacher ses incapacités. Quelle image déplorable pour un président de la République, de gauche qui plus est ! Il lui reste moins de quatre ans pour se rattraper. En aura-t-il le courage et l’intelligence ? C’est tout le mal que je peux lui souhaiter. Pour l’instant, c’est mal barré. Que lui dit Bernard Poignant, que lui conseille-t-il ? La gauche de Bretagne est une gauche de proximité, c’est peut-être pour cela qu’elle a encore une âme, un souffle et une réalité ?
Le soir, avec mon équipe, nous mangeons dans une… crêperie, à proximité de l’hôtel. Il fait beau et il fait chaud, c’est l’été indien.
Le lendemain, nous sommes à pied d’œuvre à 10 heures. Sophie m’attend pour une première réunion avec un de ses collègues. Il y en aura cinq de réunion, une quasiment toutes les heures, jusqu’à 17h15, heure de ma conférence dans l’amphithéâtre Condorcet, consacrée à l’accès aux soins dans le milieu institutionnel et hospitalier. Une conférence faite devant une trentaine de personnes (seulement ?). C’est un marathon intellectuel. Concentration maximum pendant 9 heures, passant d’un domaine à un autre, d’une problématique à une autre, dans le champ du handicap bien sûr. C’est intéressant, voire passionnant, enrichissant et stimulant. Résultat : plusieurs collègues de Sophie souhaitent me faire revenir et travailler à l’EHESP ; comme Jean-Marc voudrait si c’est possible me faire retravailler à Quimper. Toutes ces personnes ne me connaissaient pas ou mal, mais toutes m’ont accueilli sans a priori et ont été convaincues par mon analyse et mon regard sur la politique du handicap. Mais quel boulot pour faire bouger une usine à gaz telle que cette école où tout le monde est bardé de diplômes, sauf moi. Dans un pays où c’est le diplôme qui fait foi, qui ouvre toutes les portes quitte à n’avoir aucune expérience, donc aucune compétence pratique, ça bouscule les règles et les règlements intérieurs établis. Chez nous, autodidacte est presque un blasphème. Et que c’est prise de tête de s’adapter à l’apparition d’un intervenant en situation de handicap ! C’est l’arrivée d’un chien dans un jeu de quilles tellement bien ordonnancé. J’adore. Je biche. Certes, c’est moi qui suis emmerdé mais que je biche. Le nombre de paperasses administratives qu’il faut remplir, de justificatifs et de photocopies qu’il faut fournir pour pouvoir intervenir dans ces « grandes écoles » et pour être remboursé de ses frais, c’est hallucinant. Et toutes les « hautes écoles », toutes les facultés, toutes les universités fonctionnent avec la même lourdeur débile, incohérente et aberrante ; à tel point qu’on se demande quels sont les malades qui sont à l’origine de ces chicaneries administratives. À l’EHESP, ils ont fait encore mieux en demandant à mes accompagnants de remplir des fiches personnalisées et de procurer des factures individuelles quand bien même ils travaillent pour moi, que tous leurs frais sont pris en charge par moi durant les déplacements et qu’ils sont rémunérés par moi ! C’est parfait qu’à l’EHESP, on ait un pôle consacré au handicap, encore serait-il judicieux que la direction me demande d’assurer une formation des cadres et des enseignants pour les mettre tous au parfum, si j’ose dire, de la réalité et des contingences d’un domaine qu’ils sont censés traiter ou chapeauter alors qu’ils en ignorent visiblement les arcanes ; c’est bien beau d’être imbattable en théorie, encore faudrait-il l’être aussi en pratique… Or, on ne peut bien connaître, donc enseigner, que ce que l’on a expérimenté a minima. Me semble-t-il. Et je suis sûr qu’une majorité de tous ces professionnels serait preneur d’un tel éclaircissement. Quoi qu’il en soit, il va falloir adapter la rigidité réglementaire ou se passer de mes compétences… C.Q.F.D.
Lorsque je sors enfin des locaux de l’école, j’ai le cerveau en capilotade, je « marche » au radar. Fort heureusement, la soirée, la dernière de ce marathon breton, se termine comme il se doit dans une crêperie en compagnie de Sophie et de mon amie Ève, qui a quitté Lyon pour venir enseigner à Rennes 2. Le monde est petit, je vous le dis. Et infini à la fois.
Nous reprenons la route du retour le lendemain à 9h30, 750 km en 9 heures. Le bonheur de retrouver son chez-soi, même si nous aimerions beaucoup nous rapprocher de ma chère Bretagne et de nos amis bretons, changer de culture, de vie, de style de vie et d’air, respirer à longueur de jour l’air du large. La nostalgie est tapie quelque part au fond de moi.
Quel voyage ! Quelles rencontres ! Qui plus est sous le soleil la plupart du temps. Contrairement aux préjugés sur la Bretagne et son climat.
Pour me vider le cerveau, comme à mon habitude, je suis allé au cinéma dès le lendemain de notre retour. J’ai vu Blue Jasmine, le dernier chef-d’œuvre de Woody Allen, et Ma vie avec Liberace de Steven Soderbergh, autre grand moment de cinéma. Ces deux films ont un point commun, ils sont portés par des performances d’acteur époustouflantes, d’un côté, Cate Blanchett et, de l’autre, par Michael Douglas qui n’hésite pas à casser son image. À voir absolument, si on aime le cinéma d’auteur. Comme je conseille vivement d’aller voir Mon âme par toi guérie de François Dupeyron. Ce qui ne m’a pas empêché de donner, entre-temps, une conférence à la bibliothèque de Mulhouse sur le thème de… la vie affective et sexuelle des personnes handicapées. Au secours docteur, je suis poursuivi par le virus du sexe ; et ce n’est pas fini. Comment y échapper à moins d’entrer dans un monastère ou de me faire seppuku ? Vous me direz, je n’avais qu’à pas allumer la mèche, il y a huit ans. Mais bon, si c’est le prix à payer pour que cette revendication soit un jour reconnue…
Ma santé est rétablie, l’atmosphère marine de la Bretagne m’a remis d’aplomb. Je suis prêt pour de nouveaux périples. L’amour en bandoulière. Cet amour qui m’émerveille de plus en plus et m’interpelle, jour après jour. M’impressionne même parfois par sa profondeur, sa force et sa lumière. Rencontrer un tel amour est un don du ciel, c’est sûr. Mais aussi une responsabilité. L’amour a-t-il un prix ? Si oui, lequel ? Peut-on aimer à n’importe quel prix ? Jusqu’où peut-on aller dans le renoncement sans perdre son âme, sans se dessécher, se dévitaliser ? Comment ne pas se poser ces questions lorsqu’on a un handicap tel que le mien, si on aime véritablement ? Car j’aime profondément, non d’un amour en quête de sécurité (je n’en ai plus besoin) mais de liberté, et du bonheur de l’aimée. Il y a de telles contingences, de telles restrictions, voire frustrations, dont il faut tenir compte, auxquelles il faut s’adapter, avec lesquelles il faut s’accommoder. Je ne suis pas aveugle. Moi je fais avec parce que je n’ai pas le choix. Mais l’autre, l’aimée, elle a virtuellement le choix, elle a des attitudes que je n’aurai jamais. J’ai le souci permanent du bonheur de l’autre. Je l’ai de plus en plus avec la sagesse et la maturité qui sont les privilèges de l’âge et de l’expérience.
Jill, ma vénusienne. Tout est possible, tout est à portée de main, de cœur et d’envies. Finalement, le plus beau voyage c’est l’amour, rien ne pourra l’égaler. Respirer l’amour à pleins poumons, c’est vivre. Sans conteste. À nous de savoir préserver ce voyage et de le nourrir avec lucidité.
Jill, douce fraîcheur sentimentale. La marée est haute et le ciel lumineux.