LE NARRATEUR. Les Anciens rapportent qu’avant le commencement des temps, et bien avant la venue des hommes et des femmes, et des plantes et des bêtes, il y eut le bon blanc. Il était un et divisible et immortel, et toujours semblable à lui-même. Son pouvoir s’étendait jusqu’aux confins de l’univers, à tout l’univers ; et autant qu’on s’en souvienne, ce fut une époque heureuse, une époque de prospérité et de contentement permanent ; un règne qui semblait ne devoir jamais prendre fin, dans un monde exact, méticuleux, un monde de clones, de sécurité, d’ordre, de plénitude et de pureté. Puis, contre toute attente, il advint qu’à force de tourner, de se répéter, le bon blanc fut pris de vertige, de déraillement, et se mit soudain à dépérir, atteint d’un trouble mystérieux. Tous les sages de l’univers furent consultés ; puis les sages se consultèrent les uns les autres. Mais comme ils partageaient tous le même avis, une pensée unique et aucune imagination, et n’ayant point trouvé d’explication à ce phénomène sans précédent, encore moins le moyen d’y faire face, ils cessèrent de se consulter et se résignèrent à regarder le bon blanc courir à sa perte. A certains signes, l’on sut cependant que quelque chose d’inhabituel se préparait. Ce fut d’abord cette sensation d’agitation, d’inconfort, qui s’emparait des esprits, puis la possibilité même de concevoir l’anormal, l’intrusion d’un facteur inconnu et la perspective d’un futur, par conséquent d’un passé, choses tout à fait nouvelles et guère rassurantes dans cet univers pur, étale et sans ombres. L'on se mit à scruter le lointain, à pousser des soupirs, à éprouver des envies, à voir l’univers bouger, la matière s’ouvrir, comme sous la poigne d’un marcheur invisible. Nul ne se douta que c’était le temps qui faisait ainsi son entrée. Le temps et le vide. Alors la résignation fit place à la colère et à une farouche détermination d’échapper à ce sort funeste. Continuer à vivre coûte que coûte, tel fut le mot d’ordre. Et c’est sur ces entrefaites que survint un miracle – du moins est-ce ainsi qu’il fut interprété par la suite –, où l’on vit apparaître le sexe, comme surgi du néant, qu’accompagnait comme son ombre un inconnu, un être étrange et distordu, dont personne n’eût soupçonné l’existence et qui paraissait aussi puissant que le bon blanc lui-même. Le premier moment de surprise passé, et après un mouvement de recul, le bon blanc demanda :
LE BON BLANC. Diversité, tu as l’air si bizarre, qui es-tu donc et d’où viens-tu ?
LE NON BLANC (regardant le bon blanc allongé sur sa couche, puis se tournant vers l’horizon). Je viens du lointain, de l’autre côté de l’univers, là où repose le vide.
LE BON BLANC. Diversité, sache qu’il n’existe qu’un seul univers, c’est le mien, et c’est celui-ci.
LE NON BLANC. Il y a pourtant un autre univers de l’autre côté, et sur lequel je règne. Convenez qu’il a bien fallu que je vienne de quelque part.
LE BON BLANC. Admettons. Et qui es-tu donc, diversité ?
LE NON BLANC. Ceux qui ne me connaissent pas m’appellent la Différence, autrement je suis le Multiple, et voici mon bras gauche (désignant le sexe qui serpente à son côté).
LE BON BLANC (se redressant). Moi je m’appelle le Même ou l’Identité, et tout le monde me connaît, comme tout le monde est fait à mon image. Et je me suffis à moi-même. Maintenant réponds-moi, diversité. Que veux-tu ? Que cherches-tu ?
LE NON BLANC (se rapprochant). Asseyons-nous, ô bon blanc, si vous voulez bien, et je vous dirai tout.
LE BON BLANC (étouffant un gémissement). Je t’écoute, diversité, mais sois bref et cesse de te tortiller comme cette excroissance qui te sert de bras gauche. Au fait, comment l’appelles-tu déjà ?
LE NON BLANC. Ô bon blanc, c’est le sexe, tout simplement. N’ayez crainte, et puis il est fort utile, vous verrez. Et justement, ô sublissime bon blanc, je suis venu vous faire une offre que vous ne pouvez dédaigner.
LE BON BLANC. Diversité, je croyais t’avoir dit que je me suffisais à moi-même, ou ne m’as-tu pas entendu ?
LE NON BLANC. Ô illustrissime bon blanc, je vous ai bien entendu. Mais quand vous m’aurez entendu en retour, vous comprendrez que le monde a changé et que vous ne pouvez désormais plus vous suffire à vous-même. Le fait que je sois là en est bien la preuve. Alors si vous voulez voir votre situation s’améliorer, vous auriez intérêt à m’écouter.
LE BON BLANC. Diversité, je te trouve bien impertinent de parler avec autant d’arrogance pour quelqu’un d’aussi mal façonné et répugnant. Je ne sais sur quel univers tu règnes, mais ce qui est sûr et certain c’est que tu te trouves sur le mien en ce moment. Je suis plein et tu es vide, ne l’oublie pas.
LE NON BLANC. Ô carissime bon blanc, pardonnez-moi si j’ai pu vous heurter, ce n’était nullement mon intention. Je suis si peu dans votre univers, et j’en sais si peu ; mais je sais au moins une chose, c’est que vous vous trouvez en bien mauvaise posture, à la fin d’un stade, et que si l’on ne vous vient pas en aide, vous ne tarderez pas à disparaître de la surface de l’univers. Je ne vous apprends rien, vous le savez, ô bon blanc.
LE BON BLANC. Tu m’as dit que tu t’appelais comment ?
LE NON BLANC. Ceux qui ne me connaissent pas m’appellent la Différence, je vous l’ai dit. Autrement je suis le Multiple.
LE BON BLANC. Et pourquoi le Multiple ?
LE NON BLANC. Parce que je transporte le nombre et le rythme ; en quelque sorte la diversité.
LE BON BLANC. Ah, la diversité ! Je l’ai bien dit, et en premier. Toujours premier, centre et commencement. Mais revenons plutôt à mon état. Je t’écoute.
LE NON BLANC. Voilà, vous tenez à la vie, rien de plus normal. Vous voulez continuer à régner, ce qui est fort compréhensible. Mais à cause de ce trouble mystérieux dont vous souffrez, vous n’avez aucune chance d’échapper à la mort, à moins de me laisser intervenir.
LE BON BLANC. Alors, diversité, que proposes-tu ?
LE NON BLANC. Rien moins que vous sauver la vie, ô bon blanc.
LE BON BLANC. Et d’où tirerais-tu ce pouvoir ? Et pourquoi le ferais-tu ?
LE NON BLANC. Ô bon blanc, comprenez que ce pouvoir ne m’appartient pas en entier, mais à tous les deux. Et notez qu’il ne s’agit pas seulement de vous sauver la vie, mais aussi de vous donner la possibilité de choisir une autre vie. Une vie plus intense, plus contrastée, plus créative. Une vie plus riche, plus divertissante, plus passionnée. Une vie colorée au cours de laquelle vous pourrez accéder aux strates les plus reculées de la connaissance et du plaisir, aux univers multiples qui vous étaient jusqu’alors fermés. Comme vous voyez, je vous convie tout simplement à une autre dimension de la vie. Une dimension supérieure. Il ne dépend que de vous. J’aimerais moi aussi tirer profit de cette nouvelle existence, voilà pourquoi je vous offre mon aide. Tout seul il me sera difficile d’y parvenir, mais à nous deux nous y arriverons. Cependant, sans moi vous disparaîtrez. Vous avez le choix.
LE BON BLANC. Ai-je vraiment le choix ?
LE NON BLANC. Oui, vous avez le choix. Dès mon entrée dans votre univers, vous avez acquis la liberté, et la liberté de choisir. Votre destinée ne dépend plus que de vous : disparaître ou revivre. Et si vous choisissez la vie, je peux vous aider.
LE BON BLANC. Diversité, pour quelqu’un d’imparfait, tu m’as l’air bien sûr de toi. Et si je choisis la vie, comment comptes-tu y arriver ?
LE NON BLANC. Ô bon blanc, vous voulez sans doute dire : comment comptons-nous y arriver ?
LE BON BLANC. Je t’écoute, diversité. Mais gare à toi si tu cherches à m’induire en erreur, alors je te renverrai dans le vide de ton inexistence.
LE NON BLANC. Ô bon blanc, c’est très simple, il suffit de nous unir.
LE BON BLANC. Comment dis-tu ?
LE NON BLANC. Je dis qu’il suffit de nous unir, et ensuite tout nous appartiendra, et tous les bienfaits et tous les univers. La belle vie… Nous deviendrons les maîtres du monde, éternels et tout-puissants, libres.
LE BON BLANC. Nous unir… tu as dit : nous unir. Diversité, dois-je comprendre par-là te mélanger à moi ?
LE NON BLANC. Ô bon blanc, sauf tout le respect que je vous dois, c’est bien ce que je veux dire.
LE BON BLANC. Comment oses-tu ! Diversité, te rends-tu compte de ce que tu me demandes là ? Te mélanger à moi ?!… Un être aussi sale, répugnant, imparfait !… D’un côté un être vide, sans substance, et moi qui de l’autre détiens tout ce que l’on peut souhaiter.
LE NON BLANC. Sauf la vie, ô bon blanc. Sauf la vie.
LE BON BLANC. Quelle vie ? Alors même que je possède tout : la pureté, la rigueur, la beauté, la plénitude, l’unicité, l’intégrité, le contentement perpétuel, la puissance, le respect et l’absolue fidélité des miens et aux miens.
LE NON BLANC. Rien que solitude et enfermement. Tout cela n’est que finitude et enfermement ; alors que je vous aide à briser vos chaînes, que je vous ouvre les ciels et vous apporte l’amour et l’infini, le rythme et le nombre, la couleur et la gloire. Une autre vie. Une vie meilleure, et telle que vous n’en avez jamais rêvé.
LE BON BLANC. De quoi me parles-tu là ? Je n’éprouve guère de solitude et encore moins d’enfermement ; au contraire je me sens épanoui de plénitude. Et qu’est-ce donc que l’amour et l’infini ? Que valent ces fariboles face au socle qui me tient de puissance et d’intégrité, face à la satisfaction, au respect et à la fidélité absolue ?
LE NON BLANC. Ô bon blanc, vous semblez bien vite oublier que les choses ont changé, déjà l’orgueil vous égare ; vous faites fi de tout ce qui est en train d’évoluer autour de vous et en vous ; que cette puissance, cette fidélité et ce contentement permanent ont fait place au temps et au terrible drame qui vous accable en ce moment, à la mort qui vous aspire peu à peu. Alors qu’il vous suffit d’ouvrir les yeux et de voir que seul l’amour peut vous sortir de là et vous dérouler des perspectives infinies. Croyez-moi, seul l’amour pourra venir à bout de vos ennuis ; et il est au-delà du respect, de la fidélité et du contentement. Bien au-delà, ô bon blanc. Infiniment… Et que faites-vous de l’ivresse des transports et des sommets ? Des joies de la transcendance et de la sublimation ? Du miel des orgues et de la poésie ? De la fièvre des arrachements, des découvertes et de l’inattendu ? Que faites-vous de l’exploration et de l’apprentissage des univers lointains, insolites, inconnus ? Et y régner en maître et sur toutes les espèces à venir ? Ah ! Aller au-delà de soi, sortir de soi, à la rencontre des autres… de l’autre. Allez-vous renier tout ce bouillonnement de vie pour la tiédeur du foyer, de la fidélité et du respect ? Et puis si vous tenez tant au respect, vous pourrez bien l’obtenir par le biais de la gloire. Mais la gloire ne saura venir de la répétition, de l’enfermement, de l’immobilité et du sommeil, ni de la plénitude, encore moins par ceux qui vous ressemblent et vous égalent ; la gloire se nourrit de méprise, de dépassement et de la fréquentation du vide et de l’inconnu.
LE BON BLANC. Tout de même, diversité… me mélanger à toi… un être de nulle part… un inconnu sans feu ni lieu… sans racines, sans foi. Me mélanger à toi, c’est m’exposer au vide et aux vents de toutes sortes, et à ceux de la trahison, de la folie, de l’incertitude et du jeu. A l’aventure, au risque, au danger. Me mélanger à toi, c’est m’abaisser, m’avilir, me souiller. Me mélanger à toi, c’est devenir impur, c’est me dévoyer, m’abandonner, me perdre et disparaître. Diversité, es-tu sot à ce point pour me faire une telle proposition ? Cherches-tu vraiment à me sauver ou cherches-tu à me perdre ? Comprends bien que je suis prêt à tout accepter sauf le mélange, qui est la pire chose qui pourrait m’arriver. Avec le mélange je cesse d’exister en tant que moi-même, en tant qu’Identité ; avec le mélange je brade ma qualité et cesse d’être, par défaut même de ce qui me fait être ; en cédant ma pureté, je cesse tout simplement d’exister. Est-ce ainsi que tu veux me sauver la vie, diversité ? Est-ce en m’apportant la mort que tu veux me rendre à la vie ? Devrais-je souffrir le pire des attentats contre moi-même pour une renaissance et une liberté illusoires ? Tu me parles de mélange… Ainsi je devrais commettre le crime le plus abominable qui se puisse concevoir pour un peu de vie ? Le remède serait pire que tout et que ce mal qui me ronge. Tu me parles de mélange !… Comment oses-tu me pousser à croire que seules la trahison et la rupture ouvrent le chemin à la vie et à la création ? Qu’il suffirait de détruire pour construire et encore détruire… Ainsi devrais-je me frotter à l’immonde et à l’abîme pour atteindre la grâce et les sommets ? M’allier à l’imparfait pour obtenir le présent ? Quitter le confort et la maîtrise de la répétition pour me lancer dans la fosse du désordre et de l’incertitude ? Abandonner ce que j’ai de plus précieux, ma pureté, pour naître à l’amour et à l’infini ? Faut-il donc s’oublier pour accéder à l’amour ? Faut-il tout renier pour ensuite dénier ? Quel est donc cet amour dont tu parles auquel il faut sacrifier le plus cher, et cela même qui constitue votre essence et fonde votre existence ? Est-ce en m’apportant le vide que tu me combleras de plénitude ? Est-ce en me souillant que tu me rendras à ma dignité ? Oh, diversité… est-ce ainsi que tu veux me sauver ? Vouloir t’unir à moi… ou vouloir me tenir… Me mélanger à toi ? Ce serait l’erreur fatale… le crime des crimes… le commencement de la Faute. Cela dit, si tu as une autre solution à me proposer que celle du mélange, je veux bien encore t’écouter, mais de grâce, n’abuse pas de ma patience et de mon attention, sinon il t’en cuira.
LE NARRATEUR. Puis le bon blanc se tut et se renversa sur sa couche, éprouvée par cette tirade. Par moments, son corps se tendait brusquement, impulsé par la douleur, et s’affaissait pour laisser couler un filament de glaire. Le non blanc l’observait en silence ; voyant cela, le bon blanc fit l’effort de se reprendre et murmura :
LE BON BLANC. Diversité, je t’ai dit que je voulais encore bien t’écouter. As-tu d’autres solutions à me proposer ?
LE NON BLANC. Ô bon blanc, au risque de vous fâcher, la sincérité m’oblige à vous dire non, je n’ai pas d’autre solution que celle-là même que je m’évertue à vous apporter et que j’estime la plus juste et la seule appropriée à votre situation.
LE BON BLANC. Le mélange ? Est-ce toujours ça ?
LE NON BLANC. Seulement l’union, ô bon blanc.
LE BON BLANC. Le mélange… j’entends bien.
LE NON BLANC. L’union et la vie, ô bon blanc.
LE BON BLANC. Le mélange… l’impureté.
LE NON BLANC. La vie, ô bon blanc. Rien que l’union, l’amour et la vie.
LE BON BLANC. Le mélange. La corruption.
LE NON BLANC. Le rythme, ô bon blanc. Rien que l’union, le rythme, l’amour et la vie.
LE BON BLANC. L’avilissement, la bassesse… le stupre, le désordre, la saleté… l’insécurité…
LE NON BLANC. La vie, ô bon blanc. Il ne tiendra qu’à vous de faire pencher la vie du côté où il vous plaira, et hors de la bassesse, du stupre, de la saleté et du désordre, comme et quand ça vous dira et au lieu que vous choisirez. D’abord la vie, ensuite de la vie vous ferez ce qui vous siéra.
LE BON BLANC. Mais ce sera toujours avec le mélange… le mélange… Si c’est toujours le mélange, tais-toi et va-t’en. Retourne d’où tu viens, diversité.
LE NON BLANC. Et vous abandonner à votre triste sort ?
LE BON BLANC. J’ai dit : va-t’en !
LE NON BLANC. Pour ainsi mieux mâcher vos regrets et ruminer votre désespoir ?
LE NON BLANC. Va-t’en, diversité !
LE NON BLANC. Pour mieux éprouver vos tourments et supputer les avantages de la mort ? Ou alors… pour savourer à l’avance et en secret les jouissances de la vie qui s’annonce.
LE BON BLANC. Arrière, diversité ! Va-t’en !
LE NON BLANC. Ô Identité ! Et moi qui vous croyais douée de plus de raison ! S’incliner de la sorte devant quelques menus désagréments et scrupules, quand la vie éternelle vous réclame et vous promet monts et merveilles, liberté, richesses et gloire.
LE BON BLANC. Arrière, diversité ! Arrière !…
LE NON BLANC. Se résoudre ainsi au trépas quand le meilleur sur vous est à venir et passe par l’union qui vous porte à vivre.
LE BON BLANC. Assez ! Etranger, assez ! Arrière !…Arrière !… Triple arrière fourchu !
LE NON BLANC. Je m’en vais, ô Identité, je m’en vais… me retire. Je ne tiens pas à drainer vos dernières forces et préfère les savoir au service de la réflexion. Voyez, je ne vous demande pas une réponse immédiate. Prenez le temps qui vous reste, et n’est-ce pas qu’il vous en reste, pour la réflexion. Réfléchissez… mais réfléchissez vite. Vous avez toujours su faire preuve de réflexion par nature, pour votre vie vous saurez bien le faire par nécessité et atteindre enfin à la véritable pensée. Je m’en vais… je m’en vais, et pour tout dire, sans pouvoir vous promettre de revenir.
LE BON BLANC (rappelant le non blanc). La vie... Ô Différence, vous avez bien dit la vie, n’est-ce pas ?
LE NON BLANC. Oui, la vie, ô Identité.
LE BON BLANC. Vous avez dit l’union ?
LE NON BLANC. Oui, l’union, ô Identité.
LE BON BLANC. Vous avez dit l’amour ?
LE NON BLANC. Oui, c’est cela… l’amour, ô Identité.
LE BON BLANC. Alors commençons par la vie, et vite.
LE NON BLANC. D’abord par l’union, ô Identité. En passant par l’union.
LE BON BLANC. Par l’union ?!…Mais comment ?
LE NON BLANC. Par l’accouplement, ô Identité.
LE BON BLANC. Mais encore ?
LE NON BLANC. Par la fornication, ô Identité.
LE BON BLANC. Et comment ?
LE NON BLANC. Grâce au sexe, ô bon blanc. Grâce soit rendue au sexe. Avec le sexe, par le sexe, toujours le sexe, cinq fois par le sexe, cinq fois, ô bon blanc. Grâce au sexe.
LE BON BLANC. Le sexe ?… Ô diversité, ô Différence, est-ce bien cet avorton à la langue fourchue qui vous sert de bras gauche ?
LE NON BLANC. Oui, ô Identité. Mais vous verrez combien il est nécessaire et utile ce sexe qui vous donnera vie, et encore vie, et toujours vie.
LE BON BLANC. Oh, le sexe… Mais pourquoi cinq fois ?
LE NON BLANC. Ô bon blanc, parce que le besoin de se reposer se fera sentir. Parce qu’il faudra se garder deux jours de repos et les respecter.
LE BON BLANC. Est-ce vrai, ô Différence ?
LE NON BLANC. Oui, Identité.
LE BON BLANC. Alors allons-y, mais j’aimerais tant me préserver, ô Différence.
LE NON BLANC. Vous vous préserverez, ô Identité. Vous vous préserverez… vous vous préserverez tant qu’il vous plaira par la suite.
LE BON BLANC. Alors finissons-en !
LE NON BLANC. Oh oui, commençons, ô bon blanc. A la vie ! A l’amour ! A la vie ! A l’amour ! A la mort ! A l’avant ! A la vie ! A l’amour ! A la mort ! A l’amorce ! A la vie !…
LE BON BLANC. Oh !… Oh !… Oh, Différence !… Est-ce là l’union ?
LE NON BLANC. Oh oui, Identité… Oh oui… C’est le rythme… c’est le rythme… c’est la vie. A bas la répétition ! A bas la fidélité ! Et que vivent le sexe et l’union.
***
LE NARRATEUR. Et c’est ainsi que le bon blanc et le non blanc furent unis, non pas simplement pour le meilleur et pour le pire, mais surtout pour la vie, et encore pour la vie, bercés par le va-et-vient du rythme, dans un monde impur, un nouveau monde, un monde fondé sur le sexe. Le couple eut beaucoup d’enfants, fréquenta une myriade d’univers, connut des joies, des malheurs, quelques soucis, puis se brouilla. En effet, rongé par un effroyable sentiment de cul-pabilité, et donc de réparation, le bon blanc s’emporta et engagea le conflit. S’honorant d’avoir appartenu à un monde pur, parfait – ce dont ne pouvait se flatter le non blanc, qui partageait le fatal mélange inhérent au sexe – et détenant ainsi le commencement, le bon blanc revendiqua la première place, le rôle prépondérant, que lui conférait sa supériorité. Le non blanc ne l’entendit pas de la sorte. Alors le ton monta. La querelle s’envenima, fit grand bruit. L’on tenta de s’interposer, pour un arrangement à l’amiable. En vain. L’affaire fut portée devant un tribunal céleste. Les membres du Grand Jury se présentèrent masqués ; selon un accord entre les parties, sa composition demeura secrète et allait le rester jusqu’à la fin des temps. Le bon blanc et le non blanc furent entendus. Les deux adversaires exposèrent tour à tour leurs revendications, leurs arguments. Puis le Grand Jury délibéra. Avant de faire connaître la sentence, il tint à souligner l’intérêt supérieur qui avait présidé aux débats et déterminé le jugement : la perpétuation de la vie. Aussi, au nom des générations futures, au nom de l’intérêt supérieur, au nom du mouvement inaliénable, au nom du rythme et de la couleur, un divorce ne pouvait être prononcé entre le bon blanc et le non blanc, les deux se complétant et formant un couple nécessaire ; néanmoins une séparation relative avait été envisagée. C’est à peu près en ces termes que s’exprima le Grand Jury, comme l’atteste le registre d’audience, où fut consigné le compte-rendu du procès et qu’on peut consulter encore aujourd’hui dans la Bibliothèque du Grand Observatoire Universel. Le non blanc fut condamné aux dépens, condamné à prendre possession de la nuit, à vivre désormais en dehors et ailleurs, et dans l’envers, seulement autorisé à se soumettre, et régulièrement, aux visites de copulation – ceci en attendant d’aborder le Troisième stade, où le sexe sera remplacé par une solution de continuité. Quant au bon blanc, la gestion du jour, de la scène et des œuvres terrestres lui fut confiée ; mais en retour, il devait formellement, et sous peine de mort, cesser toute pratique de l’inceste et de l’homosexualité. Le non blanc fut profondément affecté par cette con-damnation. Le bon blanc, lui, se sentit lésé par ce partage des rôles, obligé de subir à nouveau le voisinage du non blanc et du sexe, responsables de ses malheurs. N’ayant pas obtenu vraiment réparation, il ne se remit jamais tout à fait du sentiment de culpabilité et de l’outrage originel. Voilà pourquoi depuis ce temps, il ne cesse de se répandre en lamentations et invectives, racontant à qui veut l’entendre, et répétant :
LE NON BLANC. J’étais un, immortel et pur, et régnais dans un monde pur, immortel et parfait, quand un sinistre individu non identifié a fait irruption dans mon univers, en rampant, la bouche en cœur, pour me voler mon bien le plus précieux, ma pureté, et y introduire le sexe et le mélange. J’étais un, immortel et pur, ô Dieu, et maintenant par ce crime des origines commis, que faire de tous ces univers barbares aux sillons impurs, sinon les combattre. Le poète a dit : « L’espace est le temps de l’absence » ; mais le poète a souvent tort, ô Dieu, et se taira pour toujours quand je pourrai à nouveau me perpétuer sans le concours du sexe et de la Différence. Ô Dieu ! J’étais un, immortel et pur, quand l’étranger a franchi mon seuil et corrompu mon sang… J’étais un, immortel et pur, quand l’ombre de ta peau a baisé la clarté de mon miroir, y jetant la trace indélébile de ton odeur … Ô Dieu !…
LE NARRATEUR. « L’homme se sert du bronze comme miroir ; l’homme se sert de l’antiquité comme miroir ; l’homme se sert de l’homme comme miroir ». (Texte des annales des T'ang)
Marcel Zang