Jeudi 5 octobre, jour de mobilisation majeur dans le cadre de la contestation des personnels de l’ESR (Enseignement Supérieur et Recherche) mobilisés contre la LPPR (Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche) et la réforme des retraites, avec l’opération « L’université et la recherche s’arrêtent », Michel Wievorka, sociologue à l’Ecole des Hautes Etudes en Science Sociales était invité du grand entretien sur France Inter. Interrogé au sujet d’une tribune d’un collectif d’intellectuels publiée dans Mediapart et intitulée « nous sommes tou.te.s des gilets jaunes », il a tenu des propos que les collègues impliqués dans la contestation ont dû apprécier à leur juste valeur : « Quant aux chercheurs qui ont pu déclarer "nous sommes tous des gilets jaunes", je ne dis pas bravo, c’est une erreur de dire nous sommes tous des gilets jaunes. Quand vous êtes directeur d’études à 4 ou 5 000 euros par mois, vous n’êtes pas un gilet jaune. » Et le fait que France Inter ait choisi de mettre cette phrase en exergue sur l’une des vidéos de cet entretien sur son site internet ne fait que renforcer l’impact catastrophique de cette maladresse sur la contestation en cours et, au-delà, sur la vision que le grand-public peut avoir des chercheurs.
Qu’un collègue chercheur, un sociologue en plus, puisse, sur la radio la plus écoutée de France, tenir des propos aussi maladroits est absolument atterrant. Alors que le grand public connait si mal le monde de la recherche, il en a donné une image, totalement biaisée au point d’en devenir fausse, de privilégiés gagnant donc 4000 ou 5000 euro par mois et tellement déconnectés des réalités qu’ils se revendiqueraient de façon indue comme gilets jaunes. Certes, il fait clairement référence à des chercheurs qui sont directeurs d’étude (mais qui dans le grand-public sait à quoi cela correspond ?) et précise que lui-même, sans doute dans cette catégorie de privilégiés, ne « dirait pas qu’il est un gilet jaune ». Et certes, il exprime sa divergence de point de vue, légitime, en terme de posture que sa discipline, la sociologie, devrait à son sens avoir vis-à-vis de la question des gilets jaunes. Mais en focalisant sur le titre de la tribune sans en détailler le contenu et en attirant l’attention des auditeurs sur des salaires totalement non représentatifs de la réalité des personnels de recherche, il a laminé la crédibilité d’un mouvement déjà malheureusement bien peu audible dans l’actualité, alors qu’il est essentiel pour l’avenir du pays. Il est donc important de rappeler ici quelques réalités.
Commençons par la réalité des rémunérations des personnels de l’ESR. Prenons l’exemple du CNRS en tirant les informations de son dernier bilan social en date, celui de 2018 (les rémunérations sont très comparables dans tous les organismes de recherche et universités). Pour gagner 4 ou 5000 euros nets par mois comme évoqué par Michel Wievorka, il faut être au minimum directeur de recherche de première classe avec plusieurs année d’ancienneté dans ce grade. Ces postes sont rarement atteints avant 50 ans et correspondent à un stade avancé de la carrière d’une infime minorité de chercheurs. Cela ne représente en effet qu’environ 4.5% de l’ensemble des personnels du CNRS. Symétriquement, la stagnation des rémunérations des personnels de l’ESR depuis si longtemps fait que de nombreux personnels de soutien à la recherche gagnent un salaire bien loin de 4 ou 5000 euros et se trouvent dans des situations financières aussi difficiles que leurs conditions de travail où la question de la souffrance au travail est devenue systémique. Mais même les moins bien payés de ces personnels sont des privilégiés par rapport à la masse des précaires qui sont dorénavant employés dans l’ESR (plus de 22% des effectifs du CNRS, à l’Université de Nanterre 430 contractuels et 2456 ! vacataires pour 805 enseignants-chercheurs). Souvent mal payés (surtout les vacataires), précarisés jusqu’à la moëlle, nombre d’entre-eux quitteront l’ESR après l’avoir servi pendant de nombreuses années pour un salaire de misère. Elle est là, surtout, la réalité de l’ESR, bien plus que dans l’infime minorité qui gagne 4 ou 5000 euros et servant d’argumentaire à M. Wieviorka.
L’autre réalité est celle des gilets jaunes. Même s’ils sont nombreux à souffrir d’une pauvreté et d’une précarité scandaleuses, la sociologie des gilets jaunes est très complexe et ne peut se réduire à cette seule dimension. Ce qui les réunit, c’est une colère contre un système néolibéral qui, comme le disent les auteurs de la tribune du 4 février, « a systématiquement transféré la quasi-totalité de la valeur du travail … vers le marché financier, qui a saccagé les biens communs …, et qui a altéré progressivement mais profondément et sûrement la valeur et la signification mêmes du travail accompli. » Et comme ils l’expriment clairement, c’est là où personnels de l’ESR et gilets jaunes se trouvent dans la même situation, celle d’une paupérisation et d’une précarisation qui frappent tout autant l’ESR que tous les autres pans de la société. Même en « réduisant » les gilets jaunes à cette seule dimension de pauvreté et de précarité, cela concerne bel et bien également une grande partie des personnels de l’ESR.
Mais pas ceux qui gagnent 4 à 5000 euros par mois (et que ceux qui, parmi les auteurs de la tribune du 4 février, gagnent ça lèvent la main ! Ils ne seront pas nombreux). Pour autant est-ce une raison pour ne pas revendiquer cette proximité avec les gilets jaunes ? Non, puisque les gilets jaunes ne se définissent certainement pas uniquement par la modicité de leurs revenus. Non aussi, parce que même si l’on gagne 4 à 5000 euros par mois, il est possible de dire « nous », dans cette logique collective qui est celle de la recherche, et d’être indigné par la situation de tous les collègues de l’ESR qui sont si loin de gagner ces sommes. Non enfin, parce que les auteurs de cette tribune font clairement référence à la logique du combat des gilets jaunes. C’est à cette logique qu’ils adhèrent. Il ne s’agit en rien d’une identification point par point. Quand en 2015, toute une partie de la France revendiquait « je suis Charlie », il était évident pour tous qu’il y avait parmi ces gens une proportion importante de personnes qui n’adhéraient pas du tout à l’humour ou aux idées de Charlie Hebdo. De la même façon, des chercheurs qui disent être tou.te.s des gilets jaunes, quels que soient leurs salaires, ne prétendent pas être dans la même situation que ces derniers, ou adhérer à toutes les revendications ou actes des gilets jaunes, dont ils connaissent la grande complexité sociologique puisque nombre d’entre-eux sont anthropologues ou sociologues.
Alors, que Michel Wievorka n’adhère pas à cette tribune, c’est son droit, mais qu’il exprime ce désaccord de façon aussi maladroite, précisément ce jour-là et avec une audience aussi large, est hautement regrettable car il a ainsi fait extrêmement mal au mouvement de contestation dans l’ESR. Des millions de personnes l’ont entendu, qui ne liront pas ce texte, et qui resteront sur cette image dévastatrice de chercheurs nantis et déconnectés de la réalité. Comme vous le disiez vous-mêmes dans cette intervention : "Malheureusement les mots excessifs fonctionnent mieux que les mots nuancés et complexes". Dans sa bien laborieuse mise en place de la LPPR, vous venez d’apporter un fier service à notre gouvernement M. Wievorka. Les personnels de l’ESR qui combattent la réforme des retraites et la LPPR ne vous disent pas bravo.