Au fait, d’une personne qui a la grippe, on dit qu’elle est grippée, mais d’une personne qui est atteinte par le covid-19, on dit quoi ? Qu’elle est coronavirée ?
Auquel cas je pense à tout ce que nos dirigeants annoncent ou entreprennent en ce moment, et la façon dont ils exploitent la situation avec un cynisme sidérant d’inhumanité pour faire avancer leurs idées et leur mise en pratique dans notre société, encore et encore.
Et encore on a viré le droit du travail en profitant de la situation pour remettre en cause les 35 heures et les congés payés. C’est exceptionnel et transitoire nous dit-on, comme on nous l’a dit aussi à propos des mesures exceptionnelles prises au moment des attentats, générant un grave recul des libertés individuelles, et qui sont toujours en vigueur.
Et encore on a viré le principe essentiel de l’égalité. Alors que le gouvernement ne cesse d’en appeler au sens des responsabilités des citoyens pour respecter le confinement ; alors que des médecins exhortent ces-mêmes citoyens à le faire au mieux, voire appellent à renforcer ce confinement ; alors que l’Italie vient d’ordonner l’interruption de toute activité de production autre que celles strictement nécessaires, ce même gouvernement, qui ne recule décidément devant aucune contradiction ni aucune abjection (ils auraient tort, les sondages montrent qu’ils n’ont pas été aussi populaires depuis longtemps), remet ou maintient au travail de nombreux secteurs pourtant non essentiels (aviation, Amazon, BTP, etc.), au mépris de la santé individuelle des salariés concernés, mais aussi au mépris de la politique de santé publique que ce même gouvernement prétend mener. En même temps on confine à coups d’amende, de drones et de mesures d’exception fragilisant le droit du travail, mais en même temps, on envoie au charbon ce qu’il est difficile de qualifier autrement que le prolétariat. Petit conseil, n’oubliez pas de retirer vos masques avant de vomir.
Et encore on a viré la possibilité de critiquer, réduisant la liberté d’expression, au prétexte de l’Union Nationale (« nous sommes en crise, il y a des gens qui meurent, ces questions sont tellement déplacées »), muselant ainsi tous ceux qui souhaitent mettre en évidence que la destruction des services publics, tout particulièrement dans ce contexte, dans l’hôpital public et la recherche, nous amènent à ne pas pouvoir répondre de façon optimale à cette crise, donc à générer plus de victimes, ces victimes derrière lesquelles ils se dérobent pour éviter de reconnaitre leur responsabilité totale dans cette incurie. Pendant ce temps, dans certains hôpitaux, on en est réduit à devoir choisir entre ceux qui vont vivre et ceux qu’on va laisser mourir. Live and let die, peut-être qu’ainsi, après qu’il se soit pris pour de Gaulle, cela permet-il à notre président de se prendre pour James Bond.
Et encore on a viré la production d’une partie de nos médicaments en la délocalisant en Asie tout en octroyant à nos entreprises pharmaceutiques une partie non négligeable des 6 à 7 milliards d’euros par an d’un Crédit Impôt Recherche (CIR) inefficace et quasiment incontrôlé, et en restant désespérément sourds aux chercheurs qui réclament depuis tant d’années la suppression, ou a minima une réforme, de ce CIR pour que l’argent ainsi économisé soit reversé à la recherche publique, sans qu’il en coûte un centime aux contribuables ou que cela n’augmente les dépenses publiques.
Et encore on a viré toute volonté de redéployer l'emploi pérenne dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR), ce qui lui permettrait enfin de redevenir efficace. Au contraire préfère-t-on poursuivre la logique du consommé-jeté de chercheurs inlassablement mis en concurrence, en mettant en avant une politique court-termiste, fondée sur un recours massif aux appels à projets dont il est démontré qu’ils sont nuisibles à la créativité et à l’éthique de la recherche (ici, entre tant d’autres exemples), et profitant ainsi abjectement de la situation pour avancer la mise en œuvre de certains aspects d’une Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche controversée pendant que les personnels de l’ESR sont cloitrés dans leur confinement, et en ayant en plus l’outrecuidant culot de faire passer ceci aux yeux des français pour des mesures qui vont sauver la recherche.
Et encore on a viré tout sens des proportions dans les priorités quand on dégage 300 milliards d’euros (!) immédiatement pour soutenir l’économie alors qu’il faudra 10 ans pour en octroyer seulement 5 de plus à la recherche (et encore, rendez-vous dans 10 ans ; combien parie-t-on que cet engagement ne sera pas plus tenu que celui que la France a pris il y a 20 ans à Lisbonne à propos du financement de la recherche publique à hauteur de 1% du PIB, et qui n’a jamais été tenu depuis ?).
Et encore on a viré, comme rarement auparavant, tout sens moral dans la pratique de l’exercice du pouvoir en instrumentalisant la crise en cours pour justifier la mise en application, en dehors des lois, de mesures continuant à saper le service public, les droits collectifs, le vivre-ensemble, tout en portant aux nues, dans une sincérité de façade, les vertus de la solidarité. J’évoquais dans un précédent billet le fait que les chantres du système néolibéral se frottaient les mains de l’aubaine inespérée que l’épidémie du Covid-19 est en train de leur servir sur un plateau. Ils sont déjà au travail.
Alors, eux, quand les aura-t-on virés ??
Un grand merci à Sandrine Costamagno et Alice Lebreton pour leurs conseils et leur contribution à l’écriture de ce texte.