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Billet de blog 7 juillet 2023

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Christian Rioux et les émeutes françaises, entre fantasmes et renoncements

Le 7 juillet 2023, le correspondant du journal Le Devoir à Paris, Christian Rioux, reprenait, comme à son habitude, la rengaine de l’extrême droite française pour rendre compte des émeutes qui ont secoué de nombreuses villes françaises depuis qu’un jeune de 17 ans, Nahel Merzouk, a été abattu par la police.

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Le 7 juillet 2023, l’intrépide correspondant du journal Le Devoir à Paris, Christian Rioux, reprenait, comme à son habitude, la rengaine de l’extrême droite française pour rendre compte des émeutes qui ont secoué de nombreuses villes françaises depuis qu’un jeune de 17 ans, Nahel Merzouk, a été abattu par la police. Citons Rioux :

« Ces émeutes sont le pur produit de l’immigration incontrôlée que connaît la France depuis 40 ans. (…) Les vagues d’immigration des années 1990 ont produit les émeutes de 2005. Celles des années 2000 ont produit les émeutes de la semaine dernière. »

L’art de montrer patte blanche

Tout comme l’extrême droite—et, en l’occurrence, la droite conservatrice—Rioux insinue que les personnes qui ont participé aux émeutes ne sont pas véritablement françaises. Elles ont beau être nées en France, souvent de parents eux-mêmes nés en France, ce n’est pas assez. Deuxième ou troisième génération, Rioux et l’extrême droite les présentent malgré tout comme étrangères à la nation. D’ailleurs, étrangères, elles le seraient même de plus en plus. Toujours selon Rioux : « les jeunes [des quartiers populaires] grandissent selon des mœurs, une culture et une civilité de moins en moins françaises. » Il ne manque qu’un pas pour affirmer que ces populations sont en fait des « Français de papier », en opposition aux « vrais Français », les « Français de souche ».

Rioux et ses comparses ont beau se draper des vertus de la République, ils soutiennent qu’on n’échappe pas à ses origines, aussi lointaines soient-elles. Et surtout si ces origines sont « extra-européennes », pour ne pas dire non-blanches. On peut anticiper que la prochaine étape du raisonnement de Rioux sera de nous dire que la guerre civile fantasmée qu’il évoque en conclusion de sa chronique (« le demi-million d’étrangers entrés en France l’année dernière, un record historique, annonce des affrontements encore plus violents et dévastateurs. Le compte à rebours est déjà commencé ») n’en sera pas vraiment une puisque les populations issues de l’immigration ne sont pas réellement françaises. Le polémiste Mathieu Bock-Côté, tant apprécié du premier ministre du Québec François Legault, a déjà franchi ce pas dans une chronique intitulée « Ce n’est pas une guerre civile » publiée le 30 juin dernier sur le site de FigaroVox, dans laquelle il écrivait : « À moins de réduire la nation française à une simple entité juridique, il faut convenir que la présente séquence met justement en scène des populations qui ne croient pas appartenir au même peuple. »

Les quartiers populaires, ces privilégiés

Mais continuons à examiner le propos du perspicace correspondant du Devoir. D’après lui, il faut rejeter du revers de la main toute explication des émeutes qui soulignerait le poids de facteurs liés à l’exclusion sociale, aux discriminations ou au harcèlement policier que subissent les populations des quartiers populaires. Selon Rioux :

« Il faut avoir arpenté ces quartiers pour savoir que, s’ils sont sur un pied de guerre, ce n’est pas à cause d’un manque d’investissements et de mesures sociales. Depuis 1977, la France a connu pas moins de douze « plans banlieues » ! Paradis du logement social, elle est la championne toutes catégories des aides les plus diverses, des allocations familiales aux emplois subventionnés en passant par la gratuité scolaire et celle de la santé. On estime qu’elle consacre annuellement environ 10 milliards d’euros à ces quartiers où l’on trouve des équipements publics parmi les plus modernes. Seuls les plus crédules peuvent croire les discours victimaires. »

Qu’on se le dise, les populations des quartiers populaires français sont en fait des privilégiées qui se plaignent le ventre plein, rassasiées qu’elles sont de brioche. Il est instructif, à cet égard, de lire la tribune que le sociologue spécialiste de la ville, Renaud Epstein, publiait dans le journal Le Monde la veille de la chronique de Rioux :

« Il faut pourtant le répéter inlassablement : les quartiers qui cumulent toutes les difficultés sociales ne bénéficient pas d’un traitement de faveur. Les crédits de la politique de la ville ont toujours été limités, inférieurs à 1 % du budget de l’Etat. Comme l’ont montré de nombreux travaux de recherche et d’évaluation ainsi que plusieurs rapports de la Cour des comptes, les moyens alloués au titre de cette politique ne suffisent pas à compenser l’inégale allocation des budgets des autres politiques publiques (éducation, emploi, santé, sécurité…) qui s’opère systématiquement au détriment des quartiers dits « prioritaires » et de leurs habitants. (…) ce que révèlent les émeutes, ce n’est pas tant l’échec de la politique de la ville que celui de toutes les politiques publiques qui laissent se déployer la ségrégation, la stigmatisation et les discriminations, voire y contribuent. »

Un regard rapide sur les débats intellectuels et scientifiques qui entourent les émeutes indiquent clairement qu’il s’agit de phénomènes multidimensionnels complexes qu’on ne peut réduire à une cause unique, qu’il s’agisse de l’immigration, du racisme, des violences policières, des médias sociaux, du déficit d’autorité parentale ou même de l’échec du modèle républicain français. De même, il n’y a pas de solution magique et, quoi qu’affirment les démagogues nationalistes, l’immigration ne va pas cesser même si les États construisent des murs ou laissent sombrer les bateaux de migrant.es au fond de la Méditerranée.

Rioux le « woke »

En 2005, lorsqu’il couvrait les émeutes qui secouaient cette même année la France après la mort tragique de Zyed Benna et Bouna Traoré, Rioux tenait un tout autre discours. Il fut en effet un temps où Rioux n’était pas une courroie de transmission de l’extrême droite, mais plutôt ce qu’il appellerait probablement aujourd’hui un « islamo-gauchiste » ou un « woke ». Voici ce qu’il écrivait dans les pages du Devoir le 11 novembre 2005, après 2 semaines d’émeutes et l’instauration d’un couvre-feu :

« Mais les meilleures subventions ne feront jamais disparaître le sentiment de rejet qu’éprouvent ces populations. D’abord parce que le chômeur français reste deux ou trois fois plus longtemps au chômage qu’un chômeur québécois. Ensuite parce que ce chômage s’accompagne d’un véritable mépris qui accable les minorités maghrébine et noire. (…) Ce mépris se manifeste dans l’acharnement mis, il y a deux ans, à combattre et à humilier par une loi quelques malheureuses jeunes filles qui ne dérangeaient personne en portant le voile islamique à l’école. Ce mépris est encore plus évident dans la politique agressive, et parfois raciste, de la police française à l’égard de ces populations. Comment expliquer autrement ces contrôles d'identité harassants et systématiques destinés aux seuls jeunes issus de l’immigration? Contrôles souvent accompagnés d’insultes et de violences. (…) Ce mépris est encore évident dans la classe politique. Pays pourtant multiethnique, la France n’a pas de Colin Powell, de Michaëlle Jean et de Condoleezza Rice. Même la gauche n'a pratiquement pas fait de place dans ces rangs aux représentants de ces populations issues de l’immigration. »

Entre le discours de 2005 et celui de 2023, le contraste est saisissant. Qu’est-il arrivé à Christian Rioux pour qu’il renie ainsi sa lecture de la réalité sociale française ? Et qu’est-il arrivé au journal Le Devoir pour qu’il accepte d’avoir pour unique correspondant international une courroie de transmission de l’extrême droite française?

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