Introduction
Le 27 juillet 2017, Emmanuel Macron fait la promesse de loger tous les sans-abri demandeurs d’asile présents sur le territoire français, en oubliant au passage les sans-abri de droits communs : « La première bataille, c'est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus, d'ici la fin de l'année, avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois ou perdus. C'est une question de dignité, c'est une question d'humanité et d'efficacité là aussi. ». Quelques mois plus tard, l'échec est fragrant, bien que si prévisible. Pour autant le 29 décembre 2017, le Secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement Christophe Castaner défend la promesse non tenue du président, en affirmant qu’il avait assumé ses responsabilités en matière d'hébergement d'urgence. Mais si l'Etat n'est pas en tort, la faute revient donc aux sans-abri. Il va les incriminer en ces termes : « Des femmes et des hommes, dans le cadre des maraudes, refusent aussi d'être logés ». Le député de la majorité Sylvain Maillard affirme lui aussi sur RFI le 5 février 2018 que « l’immense majorité d’entre eux dorment dehors par choix ».
Or, dans un premier temps, la République en Marche n’explique pas qu’en novembre 2017, seulement 1 appel sur 4 au 115 aboutit à un hébergement. C'est un taux moyen depuis des années, toujours d'actualité aujourd'hui. Ainsi, même si on admet l'hypothèse qu'il y a des sans-abri qui refusent d'être aidés, la réalité est que 75 % des demandes d'hébergement d'urgence ne sont pas pourvues !

Ensuite, sur la question des refus d’aide de la part des sans-abri, l'hypothèse est réelle. Il y a effectivement des personnes qui rejettent les dispositifs d'action publique. Cet écrit va tenter d'apporter des réponses pour expliquer ces comportements paradoxaux, bien loin des caricatures et des instrumentalisations qui permet aux politiques de masquer leur échec cuisant en matière de logement. Comprendre les conduites des personnes sans-abri et le sens qu'elles donnent à leurs actions permet de s'écarter de tout schéma misérabiliste. Malgré leur condition difficile, elles peuvent toujours avoir des capacités d’action et de réflexion, aussi fragiles et minimes soient-elles. Cette perspective wébérienne ne tend surtout pas à délégitimer la puissance de forces sociales, des structures qui influencent le sens de nos actions et de nos réflexions. Ainsi, le sens que donne une personne sans-abri à son refus d'être aidé n'est pas positif ou négatif, raisonnable ou déraisonnable. Simplement, cette perspective nous permet de redonner de la dignité aux personnes, mais également de questionner nos dispositifs d'action sociale inadaptés aux problématiques de terrain.
1. Trois familles de facteurs
Le sociologue Julien Damon, spécialiste du sans-abrisme, répertorie trois grandes catégories[1] qui permettent de comprendre pourquoi des personnes à la rue refusent l’hébergement. La première rassemble toutes les particularités de la situation de rue. Le sociologue en cite quatre : la composition familiale, la situation irrégulière, la crainte des contacts sociaux, la présence d’un animal. Je rajouterai celle de la pathologie psychique.
- Les particularités de la situation de rue
La connaissance de la composition familiale est fondamentale lorsqu’on étudie les refus. Les couples avec ou sans enfants ne souhaitent pas être séparés, d’autant plus lorsque l’hébergement qui est proposé se situe à une distance très éloignée de l’endroit où ils se sont établis pour les nuits. En ce qui concerne la situation irrégulière, les déboutés du droit d’asile craignent d’être appréhendés par les forces de l’ordre s’ils acceptent une proposition institutionnelle qui les rendraient visibles. Le troisième exemple, la peur des contacts sociaux, peut s’expliquer par l’angoisse d’être reconnu dans la rue. Une personne récemment à la rue, ayant perdu une grande part de sa dignité par l’insalubrité de sa condition, craint d’être reconnue par des proches, des anciens collègues de travail, ou par des bénévoles qui vont alerter la famille. Ainsi, un comportement distant avec les services d’hébergement et les institutions se développe, aggravant encore un peu plus sa situation.
Pour finir, la présence d’un animal peut également expliquer les refus. En effet, les hébergements d’urgence refusent la présence d’animaux, ce qui favorise l’exclusion des sans-abri accompagnés d'animaux. Dans l’étude annuelle du Samu-Social, on observe que 33 % des ménages avec animaux ne sont jamais hébergés contre 22 % de l’échantillon total des sans-abri. On observe également une corrélation entre la présence d’un animal et l’âge des personnes à la rue. Si 13 % de cette population est accompagnée d’un animal, elle monte à 18 % pour les personnes entre 18 et 24 ans, 15 % entre 25 et 45 ans, 12 % entre 46 et 60 ans, et seulement 6 % des personnes de plus de 60 ans.
- Des préférences individuelles
Certaines personnes sans-abri n'aiment pas la vie en collectivité. Les hébergements d’urgence ont leurs règles rigides (horaires, levée matinal etc), leurs contraintes (vie en collectif, dortoir collectif, toilettes communes etc). Il faut aussi constater que parmi les jeunes sans-abri (18-25 ans), au moins 20 % sont des anciens enfants confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance. Ceux qui ont vécu de nombreux placements en famille d’accueil, en Foyer ou en Maisons d’Enfants à Caractère Social, ont développé une méfiance et une résignation à l’égard des institutions sociales.
- L’inadaptation de la prise en charge
Pour certains sans-abri, les dispositifs peuvent être considérées comme dévalorisants. Il y a des services (centres et des dortoirs de grande taille) qui accueillent toutes personnes sans aucune distinction, de manière industrielle, dans un environnement insalubre, avec toutes les contraintes et les risques de la promiscuité. La dignité des personnes n'est pas respectée. Par ailleurs, certains dangers sont réels dans ce type de centres comme les vols ou les agressions. Le sentiment d'insécurité est l’un des motifs récurrents des personnes qui refusent l’hébergement d’urgence.
- La pathologie psychique
Pour finir, la pathologie ne permet pas aux sans-abri d’évaluer rationnellement leur situation et les dangers auxquels ils s’exposent en restant dans la rue. Souvent, on à tendance à expliquer les problèmes – et notamment les refus -, des personnes sans-abri à une pathologie quelconque, ou encore à l’isolement social, à la « maladie du lien ». Or, c’est une erreur. Il faut prendre en compte l’ensemble des facteurs possibles – les trois familles exposées ci-dessus -, mais également ne pas prétendre sans concession que la personne sans-abri est une simple victime qui ne peut faire aucun choix. Cette lecture misérabiliste fait perdre toute autonomie, minime soit-elle, à la personne sans-abri. Même dans la rue, elle est possible de penser et de prendre des décisions raisonnées lorsqu’elle refuse un hébergement, ou du moins, qui a du sens pour elle. Il faut donc, dans une perspective sociologique interactionniste, s’intéresser à ce qui fait sens à l’agent social qu’est le sans-abri. Ainsi, on peut admettre l’hypothèse qu'il a de « bonnes raisons » de réagir comme il le fait.
2. Quelles significations attribuées aux actions comportementales des sans-abri ?
Julien Damon[2], dans une perspective wébérienne et de Raymond Boudon, propose de distinguer 4 dimensions de la rationalité pour nous permettre de comprendre le comportement des individus : la rationalité instrumentale, la rationalité limitée, la rationalité cognitive et la rationalité axiologique.
- La rationalité instrumentale
Dans leur vie quotidienne, l’activité des personnes sans-abri visent des fins et des objectifs : accéder à un équipement, bénéficier d’une prestation, trouver à manger, savoir où se doucher etc. Par ailleurs, les raisons utilisées pour refuser un hébergement comme l’insécurité des centres, le repérage par la police (pour les personnes en situation irrégulière), les contraintes de la vie collective, la séparation avec son animal de compagnie, peuvent se comprendre car elles ont une utilité et un intérêt concret pour le sans-abri. Toutes ces actions et ses raisons relèvent d’une rationalité instrumentale.
- La rationalité limitée
Cependant, n'ayant pas connaissance de toute l'offre de service qui peut lui être proposée et du caractère restreint des possibilités d'action, les choix d’une personne sans-abri ne sont pas liés à une « maximisation de leurs intérêts mais plutôt à une recherche de solution satisfaisante ». Par ailleurs, son quotidien a ses temporalités, ses régularités et ses logiques qui peuvent venir en contradiction avec l’offre de service proposée. Lorsqu’elle doit quitter l’endroit dans lequel elle s’est établie pour un hébergement d'urgence, il peut perdre l’endroit qu’elle avait aménagé dans la rue. Pour Julien Damon, il s’agit ici d'une rationalité limitée car les sans-abri ne peuvent avoir une connaissance exacte de ce qui va se passer dans l'avenir, et d'une connaissance réduite sur les services proposés par l'aide sociale.
- La rationalité cognitive
Comme tout individu, les personnes sans-abri ont construit des croyances et développer des idées en lien avec leur expérience de la rue. Celles-ci ne sont pas en bonnes ou mauvaises, mais elles permettent de donner sens à la réalité sociale et aux comportements des sans-abri. Plus l’errance est longue, plus ces représentations sont ancrées. Par exemple, ceux qui ont vécu des agressions ou des vols dans les centres collectifs ont pu développer un raisonnement sensé, reposant d’une part sur des réalités expérientielles, d’autre part au travers d'une réflexion lucide sur l’inadaptation de la réponse publique. Ainsi, comme l’écrit Julien Damon, reconnaître cette « dimension cognitive de la rationalité c'est accorder aux sans-abris le statut d'acteurs sociaux capables d'analyser, sans pour autant totalement maîtriser, leur expérience ».[3]
L’étude annuelle du Samu-Social montre qu’il y a une corrélation entre le non-recours au 115 et l’âge de la personne : plus elle est âgée, plus le non-recours est élevé. On observe une autre corrélation avec le temps d’errance : plus l’expérience de la rue est longue, plus le non-recours est élevé. Par ailleurs, plus le temps sans hébergement est long et moins la personne formulera une demande dans l’avenir. En fin de compte, c’est bien le refus institutionnel et l’inaptitude de l’offre de service qui découragent un certain nombre de sans-abri à recourir aux dispositifs. C'est donc un problème structurel qui est révélé par la compréhension du témoignage des personnes sans-abri, et du sens qu'il donne à leurs actions, ici le refus de l'hébergement.
Par ailleurs, la personne sans-abri doit développer des théories pour tenter d’expliquer sa propre situation, de lutter contre le manque d’information, d'atténuer sa souffrance, et tenter de comprendre une situation complexe. Le développement de théories – et de représentations cognitives - pour adoucir la réalité et conserver sa dignité est également une stratégie qu’il faut prendre en compte pour comprendre le fonctionnement des sans-abri.
- La rationalité axiologique
Comme tout agent social, les sans-abri ont des opinions et des valeurs. Celles-ci les poussent à prendre des décisions qui peuvent être incomprises. Par exemple, certains refusent d’être hébergés en plein hiver pour conserver leur dignité malgré la dangerosité de cette décision. Refuser un hébergement ou même une prestation, c’est tenter de conserver un peu d’autonomie, de maîtrise et de dignité. Je ne dis pas que cette décision est positive sur le plan de l’intégrité physique, mais simplement qu'elle fait sens chez la personne sans-abri.
- Un nouveau modèle explicatif du refus
Comme l’écrit Julien Damon, la perspective de la rationalité nous permet de comprendre le fonctionnement des sans-abri, de comprendre ce qui fait sens chez eux. On s’éloigne d’une lecture misérabiliste qui fait d’eux des victimes aux capacités d’action et de réflexion dérisoires et futiles. Mais surtout, cette optique nous permet de développer un nouveau cadre explicatif du refus de l’aide : celle de l’inadaptation de la prise en charge et de l’offre de services.
Conclusion
Le refus de l’offre de service doit se comprendre dans un nouveau modèle explicatif. Loin des caricatures politiciennes et éditorialistes, comprendre ce qui fait sens chez la personne nous permet de sortir d’une lecture misérabilisme du sans-abrisme, de redonner de la dignité aux individus, et surtout, de questionner les dispositifs d’action sociale. Le modèle de la rationalité nous impose d’humaniser tous les centres collectifs : la qualité de l’accueil, la sécurité, la possibilité d’être avec son animal de compagnie, sont d’autant de transformations nécessaires pour que les personnes puissent conserver leur dignité.
[1] Julien Damon, Qui dort dehors ? Editions de l’Aube, 2021, p156,157
[2] Julien Damon, Qui dort dehors ? Editions de l’Aube, 2021, p155-161
[3] Julien Damon, Qui dort dehors ? Editions de l’Aube, 2021, p160