Plan de l'écrit
- Introduction
- La catégorisation sociale
- Le stéréotype
- Le préjugé
- Une multitude de processus discriminatoires
- Ouverture sur les processus de stéréotypisation racistes
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1. Introduction
Cet article expose certains concepts du processus discriminatoire. A partir de cette base, j’exposerai à la fin de cet écrit la question du processus discriminatoire envers les personnes racisées. Cette conclusion sera mon ouverture vers le prochain billet qui traitera de la construction historique des processus de stéréotypisation des personnes noires et maghrébines pendant les séquences esclavagistes et coloniales.
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2. La catégorisation sociale
La catégorisation sociale est le processus par lequel les individus sont classés dans des groupes sociaux à partir de critères normatifs. Comme l’expliquent les psychologues Olivier Klein, Robin Wollast, Julia Eberlen, elle repose principalement sur une dichotomie entre deux groupes : l’endogroupe qui correspond aux « Nous », et l’exogroupe qui correspond aux « Eux » (in Faniko et al., 2018, p39). On peut prendre pour exemple les hommes et les femmes, les blancs et les non-blancs, les hétérosexuels et les minorités sexuelles, les personnes dites « valides » et les personnes en situation de handicap. Dans tous les cas, la catégorisation est une division de l’espace social en deux groupes distincts et hiérarchisés. Cette classification produit des réactions cognitives et mentales de la part de l’ensemble des groupes sociaux afin de justifier et/ou valoriser son affiliation à son groupe d’appartenance.
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Trois phénomènes de perception de soi et d’autrui
Des travaux de psychologie sociale révèlent deux phénomènes cognitifs et mentaux déterminants dans le processus de catégorisation : l'accentuation intercatégorielle et l’homogénéité intra-catégorielle. L’accentuation intercatégorielle est une perception disproportionnée des différences entre les groupes, alors que l’homogénéité intra-catégorielle conçoit les membres de chaque groupe comme identique en ne distinguant plus la diversité en leur sein (Faniko et al., 2018, p41). Ces deux phénomènes engendrent donc une double logique qui tend à séparer excessivement les groupes sociaux tout en minimisant les différences au sein de ceux-ci. Ces deux processus peuvent être utilisés par les groupes sociaux afin de maintenir plus facilement une cohérence culturelle, identitaire, et symbolique.
Selon les travaux en psychologie de Mark Rubin et de Constantina Badea (2012), une autre conséquence de la catégorisation sociale dans la perception des groupes sociaux est l’effet d’homogénéité de l’exogroupe. Ce phénomène pourrait se définir par la phrase suivante : « Nous sommes tous différents et ils sont tous les mêmes ». Autrement dit, les membres de l’endogroupe se considèrent comme une diversité de personnes, tous mesurés à l’aune de leurs différences et dont chacun est appréhendé comme une personne singulière à tout égard. A contrario, ils ont tendance à concevoir ceux de l’exogroupe comme une masse indifférenciée, homogène, sans diversité, identique à tout égard (Faniko et al., 2018, p41).
Si ces trois phénomènes cognitifs et mentaux sont le produit de la catégorisation sociale, celle-ci tend à classer et hiérarchiser les groupes sociaux en fonction de critères normatifs. La mobilisation d’images préfabriquées de l’Autre, que l’on peut nommer stéréotype, est essentielle pour maintenir et justifier la catégorisation et son classement social.
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3. Le stéréotype
Définition du stéréotype
Dès le 19e siècle, la notion de stéréotypie est utilisée par les psychiatres pour « désigner la fixité d’un comportement » (Légal & Delouvée, 2015, p13). Autrement dit, il caractérise déjà pour l’époque quelque chose de rigide et de constant. Mais c’est à partir du 20e siècle que le concept devient un objet d’études en psychologie, ce qui engendre une diversité de définitions. Néanmoins, un consensus est trouvé dans la communauté scientifique pour les définir comme « des croyances à propos des caractéristiques, attributs et comportements des membres de certains groupes » (Légal & Delouvée, 2015, p14). La mobilisation de stéréotypes pour se représenter l’Autre est nommée processus de stéréotypisation, qui se définit comme l’application d’« un jugement – stéréotypique – qui [les] rend interchangeables avec les autres membres de leur catégorie » (Légal & Delouvée, 2015, p14). Autrement dit, la stéréotypisation repose sur des pensées généralisantes et simplificatrices envers les membres d’un autre groupe social.
Deux éléments qui structurent les stéréotypes sont moins connus : dans un premier temps, ils peuvent être positifs ou négatifs : les femmes sont de mauvaises conductrices ; les Suédoises sont grandes, belles, et blondes aux yeux bleus ; les blondes sont bêtes ; les infirmières sont gentilles, les Américains sont obèses et obsédés par les armes à feu etc. Ensuite, ils peuvent contenir une valeur de connaissances, c’est-à-dire une certaine part, même relative, de vérité, mais qui devient absolument caduque et fausse pour représenter un groupe social dans toute sa diversité.
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L’influence du stéréotype sur le jugement social
Il faut saisir le lien entre l’information et le stéréotype. Pour Olivier Klein, Robin Wollast et Julia Eberlen, « Les stéréotypes sont souvent conçus comme des « raccourcis cognitifs ». Ils épargnent une dépense d'énergie et de temps nécessaire pour atteindre une compréhension approfondie de l'individu ou de la situation. » (in Faniko et al., 2018, p43). Ainsi, pour ces chercheurs et chercheuses en psychologie, les stéréotypes seraient des « outils économiques » nous permettant de ne pas traiter un surplus d’informations, de combler un vide d’informations, d’anticiper et de réagir rapidement à une situation donnée. Le stéréotype permet donc aux individus d’organiser leur perception du monde en fonction de leurs attentes sur autrui - son comportement, ses caractéristiques -, qui confirmeront ainsi leurs interprétations stéréotypées. Ainsi, les individus qui considèrent que la délinquance est d’origine culturelle ont l’impression que cette interprétation est cohérente au regard de la surreprésentation des étrangers dans certaines infractions pénales, alors que les causes relèvent de mécanismes socio-économiques et territoriaux (Faniko et al., 2018, p40). Autrement dit, le stéréotype permet de justifier la manière dont sont traitées certaines populations.
Pour finir, il faut noter son impact sur celles et ceux qui le subissent. La force du processus de stéréotypisation est telle que les premiers concernés intériorisent par l’effet de la socialisation les croyances et les images dégradantes sur eux-mêmes. On peut alors parler d’auto-stéréotypes (Légal & Delouvée, 2015, p17-18). Ainsi, ils participent involontairement à la perpétuation des stéréotypes dont ils sont assignés en se définissant à partir de la grille de lecture simplificatrice et généralisante du groupe dominant. La participation inconsciente à sa propre domination est parfaitement décrite par Pierre Bourdieu à travers son concept de violence symbolique. La personne dominée intériorise en elles des données extérieures imposées par les dominants qui justifient sa stigmatisation et sa dévalorisation : « Le dominé se voit lui-même au travers des catégories mentales (des « lunettes ») des dominants, et participe dès lors, bien souvent à sa propre domination (en se dominant lui-même) » (Lemoine, 2020, p16).
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4. Le préjugé
Dans le langage courant, l’erreur fréquente est d’utiliser le préjugé comme un synonyme du stéréotype. La psychologie sociale nous apporte des clés pour mieux les différencier. Les deux chercheurs en psychologie, Jean-Baptiste Légal et Sylvain Delouvée, expliquent que le préjugé se compose de trois dimensions : une dimension cognitive (existence de stéréotypes) ; une dimension affective (puissance de répulsion) : une dimension motivationnelle (comportement à l’égard d’une catégorie de personnes) (Légal & Delouvée, 2015, p16). Autrement dit, si le préjugé a besoin de stéréotypes (images mentales fixes, rigides, simplifiées et généralisantes envers une catégorie sociale), il se distingue par l’application d’un jugement de valeur (détester les musulmans, avoir de la défiance envers les juifs etc.) et sur une intentionnalité (volonté de stigmatiser). Le préjugé est donc relié à une valence négative, c’est-à-dire une puissance de répulsion, d’antipathie voire de haine : « [c’est] une attitude négative ou une prédisposition à adopter un comportement négatif envers un groupe, ou les membres de ce groupe, qui repose sur une exagération erronée et rigide » (Allport, 1954 in Berjot & Delelis, 2020).
En définitif, si stéréotype repose sur des croyances simplifiées et rigides, positives ou négatives, et pouvant parfois contenir une valeur de connaissances, le préjugé repose sur un jugement de valeur chargé d’affects négatifs et antipathiques. Le racisme, le sexisme, l’islamophobie ou l’antisémitisme en sont des exemples car ils contiennent une charge affective, mais également une volonté de se comporter différemment, avec virulence, envers un groupe social. Autrement dit, si les préjugés reposent toujours sur l’existence de stéréotypes, certains stéréotypes ne se développent pas en préjugés (le fait de penser que les blondes sont bêtes ne se traduit pas par une répulsion envers elles) (Légal & Delouvée, 2015, p16).
Prenons un exemple pour mieux comprendre : le lien entre immigration et délinquance. Si ce stéréotype est un héritage de l’ère coloniale, il a également une relative valeur de connaissances. En 2020, on compte 23,5% d'étrangers en prison alors qu'ils ne représentent que 7 % en France, soit une forte surreprésentation. Le stéréotype, faisant fi des analyses sociologiques qui expliquent les parcours délinquants à partir des logiques sociales, économiques et territoriales, simplifie et généralise ce constat à toute la population immigrée faisant de ces personnes des délinquants potentiels en puissance. Un individu qui intériorise cette image rigide et fausse peut (in)consciemment orienter ses conduites, mais sans avoir d’aversion envers les immigrés. Nous sommes dans un processus de stéréotypisation raciste. En revanche, à partir du moment où l’individu développe une vision de l’immigré chargée d’émotions négatives (répulsion, antipathie, haine) qui modifie son comportement envers lui, alors nous sommes dans le préjugé raciste.
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5. Une multitude de processus discriminatoires
Quels sont les liens entre le préjugé, le stéréotype et la discrimination ? En psychologie sociale, on décrit souvent le processus discriminatoire comme ceci : catégorisation, stéréotype, préjugé, acte discriminatoire. Cependant, ce processus ne permet pas d’expliquer la pluralité des formes de discrimination. Premièrement, le procédé catégorisation/stéréotypes/préjugés/actes discriminatoires fonctionne pour la discrimination directe. Celle-ci repose sur un comportement intentionnel, nourrie par l’antipathie et/ou la haine, et ayant pour volonté d’humilier l’Autre. En revanche, on ne retrouve pas ce procédé dans la discrimination indirecte, implicite et parfois structurel.
En effet, la discrimination indirecte est une disposition ou une décision en apparence neutre, mais qui engendre involontairement une situation d’inégalité. Par exemple, le refus d’une entreprise d’accorder une prime aux salariés à temps partiel alors que plus de 80 % des emplois sont pourvus par des femmes dans notre société. Nous sommes ici en présence d’une discrimination indirecte en raison du genre. Or, ce fait discriminatoire ne repose ni sur un stéréotype, ni sur un préjugé. Même constat pour la discrimination implicite. Celle-ci définit le maintien de certains stéréotypes inconscients chez des individus, qui, malgré leur véritable désir de justice sociale, peuvent orienter leurs conduites dans certaines situations et engendrer des situations d’inégalités de traitement.
Le racisme structurel est encore plus complexe. Il se définit comme un « système de hiérarchisation des groupes sociaux à partir de « marqueurs » ethno-raciaux (couleur de peau, langue, origine, stéréotypes), qui produit et maintient une répartition inégale des ressources sociales, économiques, matérielles, symboliques, culturelles » (Collectif Manouchian, 2012, p11). Ainsi, le racisme structurel s’inscrivant dans les fonctionnements institutionnels, il peut également être reproduit par des individus non enclins à des préjugés, y compris par des individus racisés.
Autrement dit, la discrimination indirecte, implicite et structurel montrent qu’il n’y a pas automatiquement besoin de préjugés, c’est-à-dire de dimension émotionnelle (haine, répulsion) et motivationnelle (comportement volontaire discriminant) pour produire de la discrimination. On pourrait presque poser l’hypothèse que le racisme n’a pas besoin de racistes pour exister, mais simplement de la race. Il faut donc toujours amener de la complexité pour comprendre les phénomènes discriminatoires. Il est important d’en décoder les différentes modalités, d’une part pour éviter d’appliquer des analyses trop généralisantes et simplifiées, d’autre part car on ne lutte pas de la même manière contre un processus discriminatoire s’il est « involontaire », ou chargé de haine et d’intentionnalité.
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6. Une ouverture sur les processus de stéréotypisation racistes
Cet écrit avait pour finalité de comprendre les mécanismes de catégorisation et de stéréotypisation des groupes sociaux, la différence entre stéréotype et préjugé et d'appréhender la stigmatisation comme un phénomène social. Cette introduction psycho-sociale de la discrimination nous donne des clés théoriques pour mieux comprendre les processus de stéréotypisation racistes que subissent les personnes noires et magrébines. C’est l’objet du prochain article : analyser comment l’Etat colonial a produit des représentations sociales racistes pour justifier la domination à l’égard des populations colonisées. La création de stigmates ethno-raciaux qui discriminent les individus qui les portent prouve que la question de la race - pas dans un sens biologique mais comme un processus de catégorisation sociale et de hiérarchisation raciale - n’est pas une question fermée, mais toujours une question ouverte, un phénomène d’actualité.
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Bibliographie
Allport, G. W. (1954). The Nature of Prejudice. Reading. Addison-Wesley Pub. Co.
Collectif Manouchian. (2012). Dictionnaire des dominations. Syllepse.
Faniko, K., Bourguignon, D., Sarrasin, O., Guimond, S. (2018). Psychologie de la discrimination et des préjugés. De Boeck Supérieur.
Légal, J.-B., Delouvée, S. (2015). Stéréotypes, préjugés et discrimination (2nd ed.). Dunod.
Lemoine, S. (2020). Découvrir Bourdieu. Les Editions sociales.
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Webographie
Rubin, M., & Badea, C. (2012). Ils sont tous pareils !. . . mais pour plusieurs raisons différentes : un examen de la nature multicausale de la variabilité de groupe perçue. Directions actuelles en sciences psychologiques , 21 (6), 367–372. https://doi.org/10.1177/0963721412457363