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Billet de blog 7 juin 2023

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Délinquance : sortir de la lecture culturaliste et sécuritaire

Dans les médias et une partie de la classe politique y compris le gouvernement, la délinquance est expliquée à partir de la culture, l'immigration et la démission parentale. Je propose ici de déconstruire cette ligne culturaliste et sécuritaire mobilisée et démontrer que la délinquance est un phénomène qui se comprend à travers une diversité de variables matérielles et sociales.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sommaire

  1. La domination sécuritaire et culturaliste
  2. Déconstruire la statistique
  3. La délinquance et la culture
  4. La délinquance et la famille
  5. Pour une diversité des variables

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La domination sécuritaire

Au quotidien, les médias en continu - principalement CNEWS et BFM TV - traitent le sujet de la délinquance à partir de faits divers ou de débats éditorialistes. Les causes du phénomène délinquant sont toujours les mêmes et les réponses également : il est corrélé à la culture et la démission parentale. Autrement dit, stigmatisation de l'immigration et culpabilisation des familles structurent le propos. Ainsi, les réponses à apporter sont toujours de l'ordre du juridique (emprisonnement, allongement des peines etc.) et de moyens supplémentaires pour la police (plus de policiers, plus d'armement et de caméra de vidéos-surveillance). On peut se demander comment cette lecture sécuritaire et culturaliste de la délinquance a envahi l’espace public ? Plusieurs raisons peuvent être énoncées : 

  • Le primat du sensationnalisme, de la rapidité et de l'accumulation d’informations au dépend de l’investigation et du recul ; 
  • La domination du discours des syndicats de police et des nouveaux « experts en sécurité » depuis les années 90 ;
  • L'omniprésence de la droite et de l’extrême droite dans les journaux en continu (BFMTV et CNEWS), pensons seulement à Jean-Claude Dassier, Charlotte d’Ornellas, Gilles-William Goldnadel, Elisabeth Lévy, Eric Zemmour, Mathieu Bock-Coté, Jérôme Béglé, Geoffroy Lejeune, Ivan Rioufol, Jean Messiha, Eugénie Bastié,  Philippe Bilger, Gabrielle Cluzel, Alexandre Devecchio ; 
  • Des invités et éditorialistes qui n’ont aucune connaissance en sociologie/psychologie de la délinquance et en criminologie. Ainsi, on peut trouver sur un plateau un rédacteur en chef d’extrême droite, un patron, un homme politique d'extrême droite, un écrivain etc.
  • L’utilisation d’une position d’autorité pour crédibiliser un propos malgré l’absence de compétences sur le domaine en question. L’exemple de Mathieu Bock-Côté est exemplaire puisqu’il utilise, avec CNEWS, son étiquette « sociologue » pour donner corps à ses analyses sur la délinquance malgré sa méconnaissance profonde sur ce sujet ;
  • Accuser celles et ceux qui connaissant les sciences sociales d’excuser les délinquants au détriment de la solidarité avec les victimes. L'émotion prend le pas sur la scientificité. 

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Ces raisons ont permis l'inscription et/ou la consolidation dans l'inconscient collectif de présupposés culturalistes et réactionnaires. Cependant, je remarque aussi que les personnes et les partis se revendiquant de gauche sont en difficultés pour contester cet état de fait. S'il est vrai que le format télévisuel ne favorise pas une discussion sereine et approfondie sur les processus de production de la délinquance, je pense qu’il y a également une méconnaissance du sujet. Je vais donc tenter, avec pédagogie, de déconstruire ces présupposés liens entre délinquance, famille, et culture. 

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Déconstruire la statistique

Tout d'abord, la statistique est constamment mobilisée par les médias pour prouver d'une part que telle origine sociale et/ethnique est surreprésentée dans les faits de la délinquance, et d'autre part de démontrer l'existence d'un « ensauvagement » de la société, une nouvelle expression à la mode. Il faut donc commencer par questionner la construction de la statistique en elle-même tellement elle est mobilisée pour « dire la vérité ». Au moins 4 questions doivent être posées : 

  • Par qui : quelle institution crée les statistiques ? Quelle est son indépendance, sa qualité, ses compétences ?
  • Pour qui : quels sont les enjeux et les finalités de la commande demandée ?  Quels liens entre les institutions ? 
  • Comment e : quelle est la méthodologie utilisée (ses critères, sa rigueur, les ressources qui lui sont confiées)
  • Pourquoi : qu’est-ce qui veut être démontré, quels sens est donnée à cette étude.

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Toutes ces questions - non exhaustives - doivent nous interpeller quand on analyse les statistiques fournies par une institution. Ensuite, d’autres éléments doivent nous alerter lorsqu’on utilise des statistiques. 

Dans un premier temps, les statistiques de la police, celles qui sont utilisées par le Ministère de la justice et les médias, ne reposent que sur les faits connus et non les faits réels. Autrement dit, elles ne montrent qu’une partie réelle des infractions commises. Il y a donc un hiatus entre le réel et le connu. Plus subtil encore, l’augmentation ou la diminution d’une statistique ne veut pas dire que le phénomène mesuré a réellement évolué. Le cas des violences intrafamiliales est exemplaire. Le phénomène #Metoo avec ses corollaires ont favorisé une prise de parole plus soutenue des survivant.e.s de ces violences. Ceci a eu pour conséquence un accroissement des plaintes, donc une augmentation dans les statistiques de la délinquance alors que le phénomène en question n’a pas mécaniquement augmenté. Ainsi, les chiffres de la police ne présentent pas la délinquance mais l’activité concrète de l’institution policière. 

Ensuite, il faut questionner la pertinence des comparaisons de période pour plusieurs raisons. Dans un premier temps, la législation française subit depuis les années 90 une inflation législative impressionnante dans le champ de la délinquance juvénile. L'élargissement de la judiciarisation de comportements fait augmenter mécaniquement le nombre d’actes réprimandés qui se répercute ensuite sur les statistiques de la délinquance. Prenons comme exemple la profanation du drapeau français ou l’interdiction de se réunir dans les cages d’escalier, deux comportements possibles d’une verbalisation depuis le début du 21e siècle. Autrement dit, plus on élargit les comportements prohibés par la loi, plus les chiffres de la délinquance augmentent même si les actes en eux-même n'ont pas évolués. Il est donc complexe de comparer le taux de délinquance d’une période à une autre à cause de élargissement de la judiciarisation des comportements.

En complémentarité de cette idée, il faut savoir que les critères pour définir une même infraction évoluent au fil du temps dans le sens d’une extension Par exemple, les critères qui définissent l’agression envers autrui ont été réformés à multiples reprises depuis les années 80, ce qui fausse mécaniquement les comparaisons. Autrement dit, si une infraction se modifie par un élargissement de sa définition, il est logique que les statistiques de la délinquance qui mesurent son activité augmentent en conséquence. 

En définitive, le maniement de la statistique doit se faire avec subtilité pour éviter toute erreur ou instrumentalisation.

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La délinquance et la culture

Depuis longtemps, mais particulièrement depuis plusieurs mois, une partie de la classe politique - y compris des membres du gouvernement - ainsi qu’une grande partie des médias affirment que la délinquance est favorisée par l’immigration. En témoignerait la surreprésentation des étrangers dans les statistiques de délinquance, mais aussi des descendants d’immigrés. En reprenant la théorie sociologique culturaliste qui explique les phénomènes sociaux à partir de la culture, la culture maghrébine, subsaharienne et la religion musulmane seraient donc des facteurs de déviance par un manque d’intégration des personnes.

La première erreur est de réaliser un lien de causalité entre une seule variable, ici la culture, et un phénomène en question, ici la délinquance. Cette méthode est nulle et non avenue et d’autant plus pour la délinquance. La deuxième erreur est de considérer la culture comme un facteur surdéterminant. L’ensemble des études sociologiques révèlent que les variables les plus déterminantes sont les caractéristiques du territoire, la situation socio-économique de la famille et la scolarité. Prenons un exemple avec les études de Sébastien Roché qui montrent que s’il y a effectivement une surreprésentation de l’immigration post-coloniale dans certains faits de délinquance, le fait culturel n’est considéré pas un facteur d’explication convaincant contrairement aux facteurs socio-économiques. Les facteurs décrits par Roché expliquent aussi bien la délinquance juvénile des personnes blanches que des personnes non-blanches, tout comme ils expliquaient déjà la délinquance du siècle passé, comme l’exprime Laurent Mucchielli, à l’époque où « il n’y avait quasiment pas d’« Arabes » ni de « Noirs » en France, mais qu’il y avait déjà de la délinquance. »

Pour finir avec la lecture culturaliste de la délinquance, on pourrait prendre une comparaison pour montrer l’absurdité du lien entre culture et criminalité. Selon les statistiques, l’écrasante majorité des faits de pédocriminalité dans les institutions religieuses se déroule dans les instances chrétiennes, notamment catholiques, est-ce une raison pour faire un lien entre cette religion et le viols d’enfant ? En définitive, expliquer la délinquance demande de prendre un peu de hauteur afin d’éviter tout amalgame. La seule lecture d'une statistique n’explique pas les raisons d’un phénomène social. Par ailleurs, il faut noter que si les politiques et les médias martèlent l'existence du lien entre l’immigration et la délinquance, ils refusent de faire ce même lien entre masculinité et délinquance alors que l’écrasante majorité des faits sont le fruit des hommes. 

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La délinquance et la famille

Au-delà de la culture, un autre lien statistique est mobilisé entre les familles monoparentales et la délinquance. Encore une fois, l’erreur est d’expliquer un phénomène à partir d’une seule variable. Premièrement, le lien entre monoparentalité et délinquance s’explique principalement par le fait que ce type de famille est principalement issu des milieux populaires. Nous savons que les conditions socio-économiques et matérielles participent à la construction des représentations parentales sur l’éducation, déterminent les réponses éducatives et peuvent fragiliser les conditions dans lesquelles se structurent et s’exercent l’autorité et la surveillance parentales. Ainsi, les mères de classes populaires dans les familles monoparentales, davantage avec une famille nombreuse, se retrouvent fragiliser en tant que femme et mère en raison de leurs conditions matérielles difficiles. 

Par ailleurs, des enquêtes qualitatives constatent que c’est plutôt le climat familial et non la structure familiale qui est importante (qualité des relations au sein de la famille, la communication, les échanges etc.) et ce, quelle que soit la structure familiale, dissociée ou « complète ». Autrement dit, les facteurs relationnels sont plus déterminants que la composition familiale (complète ou dissociée). Ainsi, dans ses études sur la délinquance à Marseille, Laurent Mucchielli montre que pour plus de la moitié des délinquants, il existe des conflits parentaux (surtout pour des faits de violences conjugales), et parfois des violences contre l'enfant plus directement. Il conclut qu'il y a seulement un jeune sur cinq qui a toujours de « bonnes » relations avec son père, et un peu plus d’un jeune sur deux avec sa mère. En définitive, il faut toujours croiser la variable de la famille avec d'autres, comme les conditions de logement, l’architecture des bâtiments et du quartier, la variable socio-économique, les liens sociaux dans le foyer etc.

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Pour une diversité des variables

Les médias et les politiques qui mobilisent une seule variable (la culture ou la famille monoparentale) pour expliquer la délinquance sont dans l’erreur la plus grande tout en croyant être au sommet de la vérité. Certes, il ne faut pas nier que beaucoup ne sont pas dans l'ignorance mais dans une volonté politique de stigmatiser l’immigration, les personnes racisées et les familles et quartiers populaires. Cette propagande culturaliste que l’on retrouve dans les débats interminables sur les plateaux de télévision encourage la stigmatisation et la discrimination. De plus,  elle influence négativement les politiques publiques dans les quartiers populaires dans son versant « territoires perdus de la République », ou encore dans la surresponsabilisation des mères des classes populaires avec des dispositifs de parentalité qui sont à la fois une aide et un contrôle, dans une relation contradictoire entre accompagnement socio-éducatif et responsabilisation-culpabilisation.

En conclusion, afin d'expliquer comment un individu entre dans la délinquance, il faut croiser un ensemble de variable : la situation socio-économique, la pauvreté et la précarité, le chômage des parents, l’échec scolaire, la ségrégation socio-spatiale dans les quartiers populaires, le rapport au logement (exiguïté, surpeuplement, insalubrité), la maladie ou le handicap des parents, les fratries nombreuses, le manque de repères familiaux, les liens sociaux, les violences subies par l’enfant etc. Pour finir, je tiens juste à rappeler que si la thèse culturaliste expliquant la délinquance à partir de la culture des individus est décrédibilisée par les sciences sociales, il y a d’autres travaux, comme ceux de Marwan Mohammed, qui montrent que la religion, notamment musulmane, favorise la sortie de la délinquance.

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